Jazz live
Publié le 23 Août 2014

Malguénac 2014/1 : Bruno Ruder solo, Nicolas Folmer, Daniel Humair et Michel Portal 5tet

Hier, 21 août, ouverture du festival Arts des villes et Arts des Champs à Malguénac, village de l’Ouest de Pontivy. Après une première partie dévolue au quartette de la chanteuse Marion Thomas, Bruno Ruder y occupait deux fois l’affiche, en solo et au sein du “Sphere Quintet” (appelons le comme ça en empruntant à cette formation le titre de son album) du trompettiste Nicolas Folmer avec pour vedettes Daniel Humair et Michel Portal. Ces derniers ouvrirent les festivités à l’occasion d’une table ronde sur l’improvisation.


Arts des villes et Arts des champs, Malguénac (56), le 21 août 2014.

 

Marion Thomas Quartet : Marion Thomas (chant), Jeff Alluin (piano), Julien Pinel (contrebasse), Damien Roche (batterie).

 

Bruno Ruder (piano).

 

Nicolas Folmer Quintet : Nicolas Folmer (trompette), Michel Portal (sax soprano, clarinette basse), Bruno Ruder (piano), Christophe Wallemme (contrebasse), Daniel Humair (batterie).

 

Table ronde

À l’origine de la table ronde, le projet d’une rencontre sur le thème “Ecriture et improvisation” avec l’écrivain breton Alexis Gloaguen, connu notamment pour La Chambre de veille et Les Veuves de verre, vagabondages respectivement autour du sémaphore de l’Ile d’Ouessant et parmi les tours de Manhattan. L’écrivain retenu à Ouessant, changement de casting et de programme : Daniel Humair, Michel Portal et Nicolas Folmer ont terminé leur balance, profitons en pour parler d’improviser. Les deux animateurs de la table ronde mettront de côté l’écriture en tant que geste de déposer sur le papier à l’intention d’un lecteur et se concentreront sur l’improvisation musicale, non sans donner brièvement la parole à l’aquarelliste André Mehu dont l’exposition vient de recevoir son vernissage, non sans évoquer l’expérience de peintre de Humair – qu’il sépare d’emblée de son activité de musicien, à part un mélange d’élan et de précision, commun à ses pinceaux et à sa baguette. La notion d’écriture réapparaîtra néanmoins en filigrane comme arrière-plan de l’improvisation (le thème, la grille, les conventions, les règles du jeu, la mémoire et le réservoir de l’acquis sans les prescriptions desquelles l’improvisation ne serait que ce babillage et ce bégayage au nom desquels John Cage condamnait l’improvisation).

 

Nous jouons pour nous

Nous faisant partager leur(s) expériences, deux générations – Portal / Humair d’un côté qui ont l’âge de l’improvisation “autodidacte”, Folmer de l’autre qui a l’âge d’avoir appris dans les écoles – et trois parcours, Portal et Humair de distinguant l’un de l’autre par leur rapport à la tradition mère du bop et à l’expérience free. Où l’on retiendra surtout, entre les deux aînés, un partage de vécus, d’un côté à travers ces anecdotes savoureuses qu’aime raconter Portal, hésitant entre le tong de la crucifixion et de la pantalonnade, qui sont les petits drames de l’improvisation vécue comme un théâtre, et tout particulièrement ceux qu’il a vécus avec Humair où se cristallise la tension entre leur deux profils ; de l’autre, à travers la colère d’Humair, une colère fructueuse contre les facilités de la séduction, où on le voit prendre le public à revers. « Non, nous ne jouons jamais sans public » (un point de vue que Folmer, plus jeune, relativisera, par la nécessité de pratiquer à domicile, et que l’on pourrait aussi nuancer par la pratique de la jam session ou de la session, qui est un entre-soi nécessaire à l’heure où les occasions de jouer ensemble devant un public sont rares, la jam session n’étant d’ailleurs publique que par hasard, voire par une sorte de dévoiement de l’histoire, lorsque les producteurs ont commencé à s’intéresser à la jam comme produit). « Mais nous ne jouons pas pour le public » ajoute-t-il aussitôt, où l’on voit l’écart souvent constaté entre l’enthousiasme du public (ou de la critique) pour des gestes musicaux jugés, sinon ratés, du moins médiocres ou anodins) et la volonté du musicien qui pourrait être tenté de se contenter de cette médiocrité telle qu’elle plaît. Et Humair d’évoquer les scènes actuelles envahies par cette démagogie, sans citer personne, mais je ne puis m’empêcher de penser à Ibrahim Maalouf qui aime à dire que c’est le public a raison. Es-ce pour cela que dans ses interviews, il ne dit jamais un mot des merveilleux improvisateurs qui cachetonnent autour de lui, tel Mark Turner, “musicien pour musicien”, auquel la notoriété confidentielle donne évidemment tort. De mon gastro-enrologue à mon voisin de palier : « Ah, vous êtes dans le jazz… J’adore Ibrahim Maalouf. » Jamais, je n’ai entendu dire : « Dans l’orchestre d’Ibrahim Maalouf, j’ai entendu un merveilleux saxophoniste, Mark Turner. » Ou : « Frank Woeste, quel pianiste ! » Et là, le public a tort de ne pas voir qu’il n’y a pas de place pour les obscurs de l’orchestre de Maalouf dans la musique de ce dernier. Et s’il n’est pas cité par Humair, Maalouf est l’exemple du formatage qui tend à exclure le geste improvisé de la scène musicale “actuelle” avec l’assentiment d’un public pour prend des vessies pour des lanternes.

 

Une impertinence

Le geste improvisé, c’est ce qu’a tenté le bravache et pittoresque Ben le Crieur de Rudru (« En tant que crieur de rue, tout ce qui m’intéresse, c’est ce qui rend le poil dru…amour, colère, politique… ») qui anime chaque année le site et ponctue la manifestation de sa trompe et de son bagou dru. Au milieu d’une phrase d’Humair, un coup de trompe, une improvisation verbale sans objet… La réplique d’Humair était déjà écrite. Avant même qu’il ne reprenne la parole, m’est revenue à l’esprit l’irruption, un soir au Riverbop au milieu des années 70, entre les membres du trio Humair-Jeaneau-Texier, d’un baryton fort malhabile, et le signal de fin de concert immédiatement donné par Humair, posant ses baguettes pour dénoncer la grossièreté de l’intrus. Et je me demande si notre crieur aurait osé la même intervention dans un débat sur la musique traditionnelle bretonne animé par quelque vieille barbe locale.


Où l’on voit la relation difficile entre l’exigence musicale et l’exigence publique, et singulièrement à l’endroit du jazz et de l’improvisation que le public tend à charger d’intentions hors sujets, parce que l’improvisation constitue pour lui un mystère que l’on tend à confondre avec le mystère de l’inspirat
ion. J’ai souvent entendu dire : « l’improvisation, ça ne s’apprend pas, ça se vole. » L’inspiration, peut-être, c’est un autre débat… L’improvisation, non. En Inde, comme en jazz ou en Ecosse, dans l’art du pibroch, l’improvisation est un artisanat qui s’apprend avec des codes et des outils propre à chaque domaine où elle est mise en œuvre, avec des transgressions (où le génie vient se cristalliser), des croisements (qui font avancer l’histoire de chacune de ces musiques sous certaines conditions) et des intrusions possibles (mais lorsque Michel Portal entre par effraction dans le domaine du jazz, il y arrive, ce qui n’a pas toujours été sans poser quelque problème, et l’occasion de quelques coups de génie, il arrive armé d’un bagage d’interprète classique qui lui procure déjà quelques clés communes avec les jazzmen, et quelques autres).

Le débat prend une dimension particulière à Malguénac où elle se présente sous toute sorte de jours, ne serait-ce que parce que le festival s’intitule Arts des villes et arts des champs, qui rappelle l’opposition traversant toute l’historiographie américaine du jazz et des musiques du XXe siècle entre culture “haute” et culture “basse” (highbrow et lowbrow), qui rappelle que nous sommes en Bretagne où il existe une Haute (francophone) et une Basse (bretonnante) Bretagne, où il existe une musique traditionnelle qui éveille encore le soupçon lorsqu’elle est mentionnée auprès de musiciens qui font grand cas des musiques balkaniques et mandingues; où les frontières entre les pratiques amateur et professionnelles sont floues… Le jazz – la plus savante des musiques populaires et la plus populaires des musiques savantes – se nourrit encore aujourd’hui de cette lisière féconde qui s’est déplacée au fil des décennies, au fur et à mesure que le territoire du jazz s’élargissait, où l’on verra, samedi à Malguénac, avec le groupe Charkha, comment il traverse aujourd’hui un imaginaire breton qui prend le large.

 

Un quartette en devenir

Mais laissons ces réflexions car il est temps de rejoindre l’espace Claude Nougaro pour écouter le quartette de la chanteuse Marion Thomas, ce que, à ma grande honte, je n’ai fait que brièvement, ayant justement prolongé le débat à la buvette… et sans entrave. J’en retiendrai une voix suffisamment précise et musicale pour assumer une écriture mélodique et orchestrale de sa plume, en partenariat avec une rythmique où l’on reconnaît au piano le leader de l’ Amañ Octet, Jeff Alluin. Aux deux titres que j’ai pris le temps d’écouter hier, évocateur des années 70, entre l’onirisme de l’école de Canterburry et les constructions ambitieuses du jazz-rock, s’ajoute, si j’en crois la documentation qui la concerne, des arrangements personnels de standards instrumentaux empruntés à Chick Corea, Joe Henderson et Wayne Shorter. Une jeune formation acoustique en devenir que l’on peut dores et déjà découvrir sur le site de Marion Thomas.

 

Bruno Ruder nous emmène aux lisières

À la tête d’un programme difficile, celui de son récent disque “Lisières”, Bruno Ruder a rencontré un public en or, une écoute attentive à la dynamique de ce piano solo dont les nuances supportent mal la distraction, comme si le message de Daniel Humair était passé. Bruno Ruder a joué “pour lui” et donc d’autant mieux pour le public qui le lui a bien rendu. Car Ruder est un musicien “à l’écoute”, à l’écoute de lui-même, non pas de son ego, mais des prescriptions qu’il s’est données et du hasard que son geste improvisé peut leur opposer. Il y a d’ailleurs quelque chose de monkien dans cette écoute, à cause peut-être de la qualité percussive de son jeu. Mais ce serait le réduire que de s’en tenir là, car s’il est monkien, c’est aussi un Monk à l’écoute de l’instant d’avant pour préparer l’instant d’après et tel qu’il aurait été compris par Paul Bley chez qui s’ajoute une écoute de la machine piano au profit d’un contrôle maximal du son. Je me souviens avoir entendu Bruno Ruder aux des 7 Lézards, il y a bientôt dix ans, et de ce médiocre piano du regretté club parisien, j’avais déjà observé qu’il en tirait ce que personne ne savait en tirer, une dynamique des nuances, un profondeur du son, une transparence du spectre harmonique. Ruder est quelqu’un qui écoute le piano et sait répondre à ses attentes. Quant aux prescriptions, ce sont ici une série de motifs qu’il fait carillonner et tourner comme un mobile pour en varier les angles et les points de vue, repositionnant à l’infini ses différents éléments en se repositionnant lui-même jusqu’à rejoindre et ouvrir ces lisières qu’évoque le titre de son album.


Si le public a raison, la critique a-t-elle tort ?

J’ai eu du mal à entrer dans le concert du quintette de Nicolas Folmer. Peut-être ai-je eu le tort d’interpréter le jeu de Daniel Humair au travers de cette information venue parasiter mon écoute et que n’a pas à connaître le public lorsque commence un concert : traversant un été difficile, Humair s’était levé à quatre heures pour rejoindre Malguénac. Il n’était pas loin de minuit lorsque le concert commençait… Un début qui m’a donc semblé difficile pour Humair, le jeu s’assouplissant à partir du deuxième morceau (à moins que ce ne soit mon oreille), pour Portal aussi qui a commencé le concert peut-être avec une amplification (ou une anche) trop sèche qui s’est bonifiée… Mais ce n’est qu’en de rares moments que j’ai retrouvé entre Humair et l’excellent Christophe Wallemme cette grâce du tempo partagé que j’ai aimée par le passé entre Humair et Jean-François Jenny-Clark, Jean-Paul Céléa, Bruno Chevillon ou Sébastien Boisseau. Fatigue, abandon de la chose qui swingue chez ce batteur qui, dans ses récents projets avec Joachim Kühn et Tony Malaby s’est montré – je le cite – « plus coloriste que tambourinaire. » –, et ce n’est pas sous ma plume une critique tant ces projets m’ont réjoui, live comme en concert. Quant à Portal, je l’ai toujours trouvé déplacé dans les contextes jazz-jazz, ceux qui font la part belle aux prescriptions héritées du bop qu’il dédaigna, ou même celles situées dans le sillage d’une certaine fusion (voir ses disques pour Label Bleu, on l’on sent la patte d’Andy Emler dans l’ombre). Et si la musique de Nicolas Folmer s’est considérablement ouverte – au contact ou à l’intention de ses deux aînés –, je n’entends par Portal ici à sa place et je regrette qu’avec l’expérience des années il ne reste pas dans son rôle d’intrus et d’effracteur qui fut le sien. Curieusement, c’est Humair – qui aime endosser le rôle du “réac”, entre autres lorsqu’il rappelle à Portal ses excès d’antan – qui joue aujourd’hui (justement avec Kühn et Malaby) ce rôle, d’ailleurs moins d’intrus que de sortant, comme si d’avoir joué le jazz-jazz toute une vie et d’y avoir baigné son âme, il choisissait de rincer cette âme de t

oute la chimie qui l’a cristallisée.

 

Certes, Michel Portal, l’homme du risque, en prend un en jouant une musique qui n’est pas la sienne, risque que je ne trouve pas totalement assumé. Et j’attendrais plutôt ici, pour respecter l’effet all stars, un David Liebman (et j’oubliais qu’il est l’un des invités du disques “Sphere”) et un Billy Hart. Humair protesterait : il est un interlocuteur possible de Liebman. Mais je ne l’ai pas entendu battre et sonner à “l’unisson” avec Wallemme et Ruder tels qu’ils sont amenés à s’exprimer dans cette musique qu’a imaginée Folmer, ambitieuse et ouverte. Alors, faute de la rondeur de la “Sphère” revendiquée par Folmer en titre de son album (4 étoiles dans Jazz Magazine, quand même), j’ai pris mon plaisir hors du quintette : en quartette lorsque pour les solos de Folmer ou en trio pour Ruder lorsque l’osmose survenait avec la rythmique, chaque fois que Portal et Humair se sont retrouvés en duo (plus quelques échappées réelles de Portal), en solo pour Christophe Wallemme. Le critique fait la moue, le public acclame. L’un ou l’autre ont-ils raison ? Nous voici de retour à notre débat initial (où heureusement la part de la critique n’a pas été abordée… c’est toujours ça de gagné, j’en aurais pris plein les esgourdes).

 

La nuit des lapins

Sur la route du retour, c’était la nuit des lapins. Pas croisé une voiture en vingt minutes de traversée d’une nuit d’encre, mais une bonne dizaine de croupes à pompons venues narguer mes phares de leur galop narquois. Demain, retour à Malguénac, pour le concert de la harpiste et chanteuse Laura Perrudin (qui réinvente la harpe sur un instrument rare, car chromatique mais sans pédales, et qui revisite quelques grands poètes du XXe siècle), Thomas de Pourquery qui, à la tête de son Supersonic, revisitera Sun Ra et le groupe Oko dont je ne sais rien, sinon le nom du batteur Nicolas Pointard déjà remarqué dans différentes contextes. Franck Bergerot

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Hier, 21 août, ouverture du festival Arts des villes et Arts des Champs à Malguénac, village de l’Ouest de Pontivy. Après une première partie dévolue au quartette de la chanteuse Marion Thomas, Bruno Ruder y occupait deux fois l’affiche, en solo et au sein du “Sphere Quintet” (appelons le comme ça en empruntant à cette formation le titre de son album) du trompettiste Nicolas Folmer avec pour vedettes Daniel Humair et Michel Portal. Ces derniers ouvrirent les festivités à l’occasion d’une table ronde sur l’improvisation.


Arts des villes et Arts des champs, Malguénac (56), le 21 août 2014.

 

Marion Thomas Quartet : Marion Thomas (chant), Jeff Alluin (piano), Julien Pinel (contrebasse), Damien Roche (batterie).

 

Bruno Ruder (piano).

 

Nicolas Folmer Quintet : Nicolas Folmer (trompette), Michel Portal (sax soprano, clarinette basse), Bruno Ruder (piano), Christophe Wallemme (contrebasse), Daniel Humair (batterie).

 

Table ronde

À l’origine de la table ronde, le projet d’une rencontre sur le thème “Ecriture et improvisation” avec l’écrivain breton Alexis Gloaguen, connu notamment pour La Chambre de veille et Les Veuves de verre, vagabondages respectivement autour du sémaphore de l’Ile d’Ouessant et parmi les tours de Manhattan. L’écrivain retenu à Ouessant, changement de casting et de programme : Daniel Humair, Michel Portal et Nicolas Folmer ont terminé leur balance, profitons en pour parler d’improviser. Les deux animateurs de la table ronde mettront de côté l’écriture en tant que geste de déposer sur le papier à l’intention d’un lecteur et se concentreront sur l’improvisation musicale, non sans donner brièvement la parole à l’aquarelliste André Mehu dont l’exposition vient de recevoir son vernissage, non sans évoquer l’expérience de peintre de Humair – qu’il sépare d’emblée de son activité de musicien, à part un mélange d’élan et de précision, commun à ses pinceaux et à sa baguette. La notion d’écriture réapparaîtra néanmoins en filigrane comme arrière-plan de l’improvisation (le thème, la grille, les conventions, les règles du jeu, la mémoire et le réservoir de l’acquis sans les prescriptions desquelles l’improvisation ne serait que ce babillage et ce bégayage au nom desquels John Cage condamnait l’improvisation).

 

Nous jouons pour nous

Nous faisant partager leur(s) expériences, deux générations – Portal / Humair d’un côté qui ont l’âge de l’improvisation “autodidacte”, Folmer de l’autre qui a l’âge d’avoir appris dans les écoles – et trois parcours, Portal et Humair de distinguant l’un de l’autre par leur rapport à la tradition mère du bop et à l’expérience free. Où l’on retiendra surtout, entre les deux aînés, un partage de vécus, d’un côté à travers ces anecdotes savoureuses qu’aime raconter Portal, hésitant entre le tong de la crucifixion et de la pantalonnade, qui sont les petits drames de l’improvisation vécue comme un théâtre, et tout particulièrement ceux qu’il a vécus avec Humair où se cristallise la tension entre leur deux profils ; de l’autre, à travers la colère d’Humair, une colère fructueuse contre les facilités de la séduction, où on le voit prendre le public à revers. « Non, nous ne jouons jamais sans public » (un point de vue que Folmer, plus jeune, relativisera, par la nécessité de pratiquer à domicile, et que l’on pourrait aussi nuancer par la pratique de la jam session ou de la session, qui est un entre-soi nécessaire à l’heure où les occasions de jouer ensemble devant un public sont rares, la jam session n’étant d’ailleurs publique que par hasard, voire par une sorte de dévoiement de l’histoire, lorsque les producteurs ont commencé à s’intéresser à la jam comme produit). « Mais nous ne jouons pas pour le public » ajoute-t-il aussitôt, où l’on voit l’écart souvent constaté entre l’enthousiasme du public (ou de la critique) pour des gestes musicaux jugés, sinon ratés, du moins médiocres ou anodins) et la volonté du musicien qui pourrait être tenté de se contenter de cette médiocrité telle qu’elle plaît. Et Humair d’évoquer les scènes actuelles envahies par cette démagogie, sans citer personne, mais je ne puis m’empêcher de penser à Ibrahim Maalouf qui aime à dire que c’est le public a raison. Es-ce pour cela que dans ses interviews, il ne dit jamais un mot des merveilleux improvisateurs qui cachetonnent autour de lui, tel Mark Turner, “musicien pour musicien”, auquel la notoriété confidentielle donne évidemment tort. De mon gastro-enrologue à mon voisin de palier : « Ah, vous êtes dans le jazz… J’adore Ibrahim Maalouf. » Jamais, je n’ai entendu dire : « Dans l’orchestre d’Ibrahim Maalouf, j’ai entendu un merveilleux saxophoniste, Mark Turner. » Ou : « Frank Woeste, quel pianiste ! » Et là, le public a tort de ne pas voir qu’il n’y a pas de place pour les obscurs de l’orchestre de Maalouf dans la musique de ce dernier. Et s’il n’est pas cité par Humair, Maalouf est l’exemple du formatage qui tend à exclure le geste improvisé de la scène musicale “actuelle” avec l’assentiment d’un public pour prend des vessies pour des lanternes.

 

Une impertinence

Le geste improvisé, c’est ce qu’a tenté le bravache et pittoresque Ben le Crieur de Rudru (« En tant que crieur de rue, tout ce qui m’intéresse, c’est ce qui rend le poil dru…amour, colère, politique… ») qui anime chaque année le site et ponctue la manifestation de sa trompe et de son bagou dru. Au milieu d’une phrase d’Humair, un coup de trompe, une improvisation verbale sans objet… La réplique d’Humair était déjà écrite. Avant même qu’il ne reprenne la parole, m’est revenue à l’esprit l’irruption, un soir au Riverbop au milieu des années 70, entre les membres du trio Humair-Jeaneau-Texier, d’un baryton fort malhabile, et le signal de fin de concert immédiatement donné par Humair, posant ses baguettes pour dénoncer la grossièreté de l’intrus. Et je me demande si notre crieur aurait osé la même intervention dans un débat sur la musique traditionnelle bretonne animé par quelque vieille barbe locale.


Où l’on voit la relation difficile entre l’exigence musicale et l’exigence publique, et singulièrement à l’endroit du jazz et de l’improvisation que le public tend à charger d’intentions hors sujets, parce que l’improvisation constitue pour lui un mystère que l’on tend à confondre avec le mystère de l’inspirat
ion. J’ai souvent entendu dire : « l’improvisation, ça ne s’apprend pas, ça se vole. » L’inspiration, peut-être, c’est un autre débat… L’improvisation, non. En Inde, comme en jazz ou en Ecosse, dans l’art du pibroch, l’improvisation est un artisanat qui s’apprend avec des codes et des outils propre à chaque domaine où elle est mise en œuvre, avec des transgressions (où le génie vient se cristalliser), des croisements (qui font avancer l’histoire de chacune de ces musiques sous certaines conditions) et des intrusions possibles (mais lorsque Michel Portal entre par effraction dans le domaine du jazz, il y arrive, ce qui n’a pas toujours été sans poser quelque problème, et l’occasion de quelques coups de génie, il arrive armé d’un bagage d’interprète classique qui lui procure déjà quelques clés communes avec les jazzmen, et quelques autres).

Le débat prend une dimension particulière à Malguénac où elle se présente sous toute sorte de jours, ne serait-ce que parce que le festival s’intitule Arts des villes et arts des champs, qui rappelle l’opposition traversant toute l’historiographie américaine du jazz et des musiques du XXe siècle entre culture “haute” et culture “basse” (highbrow et lowbrow), qui rappelle que nous sommes en Bretagne où il existe une Haute (francophone) et une Basse (bretonnante) Bretagne, où il existe une musique traditionnelle qui éveille encore le soupçon lorsqu’elle est mentionnée auprès de musiciens qui font grand cas des musiques balkaniques et mandingues; où les frontières entre les pratiques amateur et professionnelles sont floues… Le jazz – la plus savante des musiques populaires et la plus populaires des musiques savantes – se nourrit encore aujourd’hui de cette lisière féconde qui s’est déplacée au fil des décennies, au fur et à mesure que le territoire du jazz s’élargissait, où l’on verra, samedi à Malguénac, avec le groupe Charkha, comment il traverse aujourd’hui un imaginaire breton qui prend le large.

 

Un quartette en devenir

Mais laissons ces réflexions car il est temps de rejoindre l’espace Claude Nougaro pour écouter le quartette de la chanteuse Marion Thomas, ce que, à ma grande honte, je n’ai fait que brièvement, ayant justement prolongé le débat à la buvette… et sans entrave. J’en retiendrai une voix suffisamment précise et musicale pour assumer une écriture mélodique et orchestrale de sa plume, en partenariat avec une rythmique où l’on reconnaît au piano le leader de l’ Amañ Octet, Jeff Alluin. Aux deux titres que j’ai pris le temps d’écouter hier, évocateur des années 70, entre l’onirisme de l’école de Canterburry et les constructions ambitieuses du jazz-rock, s’ajoute, si j’en crois la documentation qui la concerne, des arrangements personnels de standards instrumentaux empruntés à Chick Corea, Joe Henderson et Wayne Shorter. Une jeune formation acoustique en devenir que l’on peut dores et déjà découvrir sur le site de Marion Thomas.

 

Bruno Ruder nous emmène aux lisières

À la tête d’un programme difficile, celui de son récent disque “Lisières”, Bruno Ruder a rencontré un public en or, une écoute attentive à la dynamique de ce piano solo dont les nuances supportent mal la distraction, comme si le message de Daniel Humair était passé. Bruno Ruder a joué “pour lui” et donc d’autant mieux pour le public qui le lui a bien rendu. Car Ruder est un musicien “à l’écoute”, à l’écoute de lui-même, non pas de son ego, mais des prescriptions qu’il s’est données et du hasard que son geste improvisé peut leur opposer. Il y a d’ailleurs quelque chose de monkien dans cette écoute, à cause peut-être de la qualité percussive de son jeu. Mais ce serait le réduire que de s’en tenir là, car s’il est monkien, c’est aussi un Monk à l’écoute de l’instant d’avant pour préparer l’instant d’après et tel qu’il aurait été compris par Paul Bley chez qui s’ajoute une écoute de la machine piano au profit d’un contrôle maximal du son. Je me souviens avoir entendu Bruno Ruder aux des 7 Lézards, il y a bientôt dix ans, et de ce médiocre piano du regretté club parisien, j’avais déjà observé qu’il en tirait ce que personne ne savait en tirer, une dynamique des nuances, un profondeur du son, une transparence du spectre harmonique. Ruder est quelqu’un qui écoute le piano et sait répondre à ses attentes. Quant aux prescriptions, ce sont ici une série de motifs qu’il fait carillonner et tourner comme un mobile pour en varier les angles et les points de vue, repositionnant à l’infini ses différents éléments en se repositionnant lui-même jusqu’à rejoindre et ouvrir ces lisières qu’évoque le titre de son album.


Si le public a raison, la critique a-t-elle tort ?

J’ai eu du mal à entrer dans le concert du quintette de Nicolas Folmer. Peut-être ai-je eu le tort d’interpréter le jeu de Daniel Humair au travers de cette information venue parasiter mon écoute et que n’a pas à connaître le public lorsque commence un concert : traversant un été difficile, Humair s’était levé à quatre heures pour rejoindre Malguénac. Il n’était pas loin de minuit lorsque le concert commençait… Un début qui m’a donc semblé difficile pour Humair, le jeu s’assouplissant à partir du deuxième morceau (à moins que ce ne soit mon oreille), pour Portal aussi qui a commencé le concert peut-être avec une amplification (ou une anche) trop sèche qui s’est bonifiée… Mais ce n’est qu’en de rares moments que j’ai retrouvé entre Humair et l’excellent Christophe Wallemme cette grâce du tempo partagé que j’ai aimée par le passé entre Humair et Jean-François Jenny-Clark, Jean-Paul Céléa, Bruno Chevillon ou Sébastien Boisseau. Fatigue, abandon de la chose qui swingue chez ce batteur qui, dans ses récents projets avec Joachim Kühn et Tony Malaby s’est montré – je le cite – « plus coloriste que tambourinaire. » –, et ce n’est pas sous ma plume une critique tant ces projets m’ont réjoui, live comme en concert. Quant à Portal, je l’ai toujours trouvé déplacé dans les contextes jazz-jazz, ceux qui font la part belle aux prescriptions héritées du bop qu’il dédaigna, ou même celles situées dans le sillage d’une certaine fusion (voir ses disques pour Label Bleu, on l’on sent la patte d’Andy Emler dans l’ombre). Et si la musique de Nicolas Folmer s’est considérablement ouverte – au contact ou à l’intention de ses deux aînés –, je n’entends par Portal ici à sa place et je regrette qu’avec l’expérience des années il ne reste pas dans son rôle d’intrus et d’effracteur qui fut le sien. Curieusement, c’est Humair – qui aime endosser le rôle du “réac”, entre autres lorsqu’il rappelle à Portal ses excès d’antan – qui joue aujourd’hui (justement avec Kühn et Malaby) ce rôle, d’ailleurs moins d’intrus que de sortant, comme si d’avoir joué le jazz-jazz toute une vie et d’y avoir baigné son âme, il choisissait de rincer cette âme de t

oute la chimie qui l’a cristallisée.

 

Certes, Michel Portal, l’homme du risque, en prend un en jouant une musique qui n’est pas la sienne, risque que je ne trouve pas totalement assumé. Et j’attendrais plutôt ici, pour respecter l’effet all stars, un David Liebman (et j’oubliais qu’il est l’un des invités du disques “Sphere”) et un Billy Hart. Humair protesterait : il est un interlocuteur possible de Liebman. Mais je ne l’ai pas entendu battre et sonner à “l’unisson” avec Wallemme et Ruder tels qu’ils sont amenés à s’exprimer dans cette musique qu’a imaginée Folmer, ambitieuse et ouverte. Alors, faute de la rondeur de la “Sphère” revendiquée par Folmer en titre de son album (4 étoiles dans Jazz Magazine, quand même), j’ai pris mon plaisir hors du quintette : en quartette lorsque pour les solos de Folmer ou en trio pour Ruder lorsque l’osmose survenait avec la rythmique, chaque fois que Portal et Humair se sont retrouvés en duo (plus quelques échappées réelles de Portal), en solo pour Christophe Wallemme. Le critique fait la moue, le public acclame. L’un ou l’autre ont-ils raison ? Nous voici de retour à notre débat initial (où heureusement la part de la critique n’a pas été abordée… c’est toujours ça de gagné, j’en aurais pris plein les esgourdes).

 

La nuit des lapins

Sur la route du retour, c’était la nuit des lapins. Pas croisé une voiture en vingt minutes de traversée d’une nuit d’encre, mais une bonne dizaine de croupes à pompons venues narguer mes phares de leur galop narquois. Demain, retour à Malguénac, pour le concert de la harpiste et chanteuse Laura Perrudin (qui réinvente la harpe sur un instrument rare, car chromatique mais sans pédales, et qui revisite quelques grands poètes du XXe siècle), Thomas de Pourquery qui, à la tête de son Supersonic, revisitera Sun Ra et le groupe Oko dont je ne sais rien, sinon le nom du batteur Nicolas Pointard déjà remarqué dans différentes contextes. Franck Bergerot

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Hier, 21 août, ouverture du festival Arts des villes et Arts des Champs à Malguénac, village de l’Ouest de Pontivy. Après une première partie dévolue au quartette de la chanteuse Marion Thomas, Bruno Ruder y occupait deux fois l’affiche, en solo et au sein du “Sphere Quintet” (appelons le comme ça en empruntant à cette formation le titre de son album) du trompettiste Nicolas Folmer avec pour vedettes Daniel Humair et Michel Portal. Ces derniers ouvrirent les festivités à l’occasion d’une table ronde sur l’improvisation.


Arts des villes et Arts des champs, Malguénac (56), le 21 août 2014.

 

Marion Thomas Quartet : Marion Thomas (chant), Jeff Alluin (piano), Julien Pinel (contrebasse), Damien Roche (batterie).

 

Bruno Ruder (piano).

 

Nicolas Folmer Quintet : Nicolas Folmer (trompette), Michel Portal (sax soprano, clarinette basse), Bruno Ruder (piano), Christophe Wallemme (contrebasse), Daniel Humair (batterie).

 

Table ronde

À l’origine de la table ronde, le projet d’une rencontre sur le thème “Ecriture et improvisation” avec l’écrivain breton Alexis Gloaguen, connu notamment pour La Chambre de veille et Les Veuves de verre, vagabondages respectivement autour du sémaphore de l’Ile d’Ouessant et parmi les tours de Manhattan. L’écrivain retenu à Ouessant, changement de casting et de programme : Daniel Humair, Michel Portal et Nicolas Folmer ont terminé leur balance, profitons en pour parler d’improviser. Les deux animateurs de la table ronde mettront de côté l’écriture en tant que geste de déposer sur le papier à l’intention d’un lecteur et se concentreront sur l’improvisation musicale, non sans donner brièvement la parole à l’aquarelliste André Mehu dont l’exposition vient de recevoir son vernissage, non sans évoquer l’expérience de peintre de Humair – qu’il sépare d’emblée de son activité de musicien, à part un mélange d’élan et de précision, commun à ses pinceaux et à sa baguette. La notion d’écriture réapparaîtra néanmoins en filigrane comme arrière-plan de l’improvisation (le thème, la grille, les conventions, les règles du jeu, la mémoire et le réservoir de l’acquis sans les prescriptions desquelles l’improvisation ne serait que ce babillage et ce bégayage au nom desquels John Cage condamnait l’improvisation).

 

Nous jouons pour nous

Nous faisant partager leur(s) expériences, deux générations – Portal / Humair d’un côté qui ont l’âge de l’improvisation “autodidacte”, Folmer de l’autre qui a l’âge d’avoir appris dans les écoles – et trois parcours, Portal et Humair de distinguant l’un de l’autre par leur rapport à la tradition mère du bop et à l’expérience free. Où l’on retiendra surtout, entre les deux aînés, un partage de vécus, d’un côté à travers ces anecdotes savoureuses qu’aime raconter Portal, hésitant entre le tong de la crucifixion et de la pantalonnade, qui sont les petits drames de l’improvisation vécue comme un théâtre, et tout particulièrement ceux qu’il a vécus avec Humair où se cristallise la tension entre leur deux profils ; de l’autre, à travers la colère d’Humair, une colère fructueuse contre les facilités de la séduction, où on le voit prendre le public à revers. « Non, nous ne jouons jamais sans public » (un point de vue que Folmer, plus jeune, relativisera, par la nécessité de pratiquer à domicile, et que l’on pourrait aussi nuancer par la pratique de la jam session ou de la session, qui est un entre-soi nécessaire à l’heure où les occasions de jouer ensemble devant un public sont rares, la jam session n’étant d’ailleurs publique que par hasard, voire par une sorte de dévoiement de l’histoire, lorsque les producteurs ont commencé à s’intéresser à la jam comme produit). « Mais nous ne jouons pas pour le public » ajoute-t-il aussitôt, où l’on voit l’écart souvent constaté entre l’enthousiasme du public (ou de la critique) pour des gestes musicaux jugés, sinon ratés, du moins médiocres ou anodins) et la volonté du musicien qui pourrait être tenté de se contenter de cette médiocrité telle qu’elle plaît. Et Humair d’évoquer les scènes actuelles envahies par cette démagogie, sans citer personne, mais je ne puis m’empêcher de penser à Ibrahim Maalouf qui aime à dire que c’est le public a raison. Es-ce pour cela que dans ses interviews, il ne dit jamais un mot des merveilleux improvisateurs qui cachetonnent autour de lui, tel Mark Turner, “musicien pour musicien”, auquel la notoriété confidentielle donne évidemment tort. De mon gastro-enrologue à mon voisin de palier : « Ah, vous êtes dans le jazz… J’adore Ibrahim Maalouf. » Jamais, je n’ai entendu dire : « Dans l’orchestre d’Ibrahim Maalouf, j’ai entendu un merveilleux saxophoniste, Mark Turner. » Ou : « Frank Woeste, quel pianiste ! » Et là, le public a tort de ne pas voir qu’il n’y a pas de place pour les obscurs de l’orchestre de Maalouf dans la musique de ce dernier. Et s’il n’est pas cité par Humair, Maalouf est l’exemple du formatage qui tend à exclure le geste improvisé de la scène musicale “actuelle” avec l’assentiment d’un public pour prend des vessies pour des lanternes.

 

Une impertinence

Le geste improvisé, c’est ce qu’a tenté le bravache et pittoresque Ben le Crieur de Rudru (« En tant que crieur de rue, tout ce qui m’intéresse, c’est ce qui rend le poil dru…amour, colère, politique… ») qui anime chaque année le site et ponctue la manifestation de sa trompe et de son bagou dru. Au milieu d’une phrase d’Humair, un coup de trompe, une improvisation verbale sans objet… La réplique d’Humair était déjà écrite. Avant même qu’il ne reprenne la parole, m’est revenue à l’esprit l’irruption, un soir au Riverbop au milieu des années 70, entre les membres du trio Humair-Jeaneau-Texier, d’un baryton fort malhabile, et le signal de fin de concert immédiatement donné par Humair, posant ses baguettes pour dénoncer la grossièreté de l’intrus. Et je me demande si notre crieur aurait osé la même intervention dans un débat sur la musique traditionnelle bretonne animé par quelque vieille barbe locale.


Où l’on voit la relation difficile entre l’exigence musicale et l’exigence publique, et singulièrement à l’endroit du jazz et de l’improvisation que le public tend à charger d’intentions hors sujets, parce que l’improvisation constitue pour lui un mystère que l’on tend à confondre avec le mystère de l’inspirat
ion. J’ai souvent entendu dire : « l’improvisation, ça ne s’apprend pas, ça se vole. » L’inspiration, peut-être, c’est un autre débat… L’improvisation, non. En Inde, comme en jazz ou en Ecosse, dans l’art du pibroch, l’improvisation est un artisanat qui s’apprend avec des codes et des outils propre à chaque domaine où elle est mise en œuvre, avec des transgressions (où le génie vient se cristalliser), des croisements (qui font avancer l’histoire de chacune de ces musiques sous certaines conditions) et des intrusions possibles (mais lorsque Michel Portal entre par effraction dans le domaine du jazz, il y arrive, ce qui n’a pas toujours été sans poser quelque problème, et l’occasion de quelques coups de génie, il arrive armé d’un bagage d’interprète classique qui lui procure déjà quelques clés communes avec les jazzmen, et quelques autres).

Le débat prend une dimension particulière à Malguénac où elle se présente sous toute sorte de jours, ne serait-ce que parce que le festival s’intitule Arts des villes et arts des champs, qui rappelle l’opposition traversant toute l’historiographie américaine du jazz et des musiques du XXe siècle entre culture “haute” et culture “basse” (highbrow et lowbrow), qui rappelle que nous sommes en Bretagne où il existe une Haute (francophone) et une Basse (bretonnante) Bretagne, où il existe une musique traditionnelle qui éveille encore le soupçon lorsqu’elle est mentionnée auprès de musiciens qui font grand cas des musiques balkaniques et mandingues; où les frontières entre les pratiques amateur et professionnelles sont floues… Le jazz – la plus savante des musiques populaires et la plus populaires des musiques savantes – se nourrit encore aujourd’hui de cette lisière féconde qui s’est déplacée au fil des décennies, au fur et à mesure que le territoire du jazz s’élargissait, où l’on verra, samedi à Malguénac, avec le groupe Charkha, comment il traverse aujourd’hui un imaginaire breton qui prend le large.

 

Un quartette en devenir

Mais laissons ces réflexions car il est temps de rejoindre l’espace Claude Nougaro pour écouter le quartette de la chanteuse Marion Thomas, ce que, à ma grande honte, je n’ai fait que brièvement, ayant justement prolongé le débat à la buvette… et sans entrave. J’en retiendrai une voix suffisamment précise et musicale pour assumer une écriture mélodique et orchestrale de sa plume, en partenariat avec une rythmique où l’on reconnaît au piano le leader de l’ Amañ Octet, Jeff Alluin. Aux deux titres que j’ai pris le temps d’écouter hier, évocateur des années 70, entre l’onirisme de l’école de Canterburry et les constructions ambitieuses du jazz-rock, s’ajoute, si j’en crois la documentation qui la concerne, des arrangements personnels de standards instrumentaux empruntés à Chick Corea, Joe Henderson et Wayne Shorter. Une jeune formation acoustique en devenir que l’on peut dores et déjà découvrir sur le site de Marion Thomas.

 

Bruno Ruder nous emmène aux lisières

À la tête d’un programme difficile, celui de son récent disque “Lisières”, Bruno Ruder a rencontré un public en or, une écoute attentive à la dynamique de ce piano solo dont les nuances supportent mal la distraction, comme si le message de Daniel Humair était passé. Bruno Ruder a joué “pour lui” et donc d’autant mieux pour le public qui le lui a bien rendu. Car Ruder est un musicien “à l’écoute”, à l’écoute de lui-même, non pas de son ego, mais des prescriptions qu’il s’est données et du hasard que son geste improvisé peut leur opposer. Il y a d’ailleurs quelque chose de monkien dans cette écoute, à cause peut-être de la qualité percussive de son jeu. Mais ce serait le réduire que de s’en tenir là, car s’il est monkien, c’est aussi un Monk à l’écoute de l’instant d’avant pour préparer l’instant d’après et tel qu’il aurait été compris par Paul Bley chez qui s’ajoute une écoute de la machine piano au profit d’un contrôle maximal du son. Je me souviens avoir entendu Bruno Ruder aux des 7 Lézards, il y a bientôt dix ans, et de ce médiocre piano du regretté club parisien, j’avais déjà observé qu’il en tirait ce que personne ne savait en tirer, une dynamique des nuances, un profondeur du son, une transparence du spectre harmonique. Ruder est quelqu’un qui écoute le piano et sait répondre à ses attentes. Quant aux prescriptions, ce sont ici une série de motifs qu’il fait carillonner et tourner comme un mobile pour en varier les angles et les points de vue, repositionnant à l’infini ses différents éléments en se repositionnant lui-même jusqu’à rejoindre et ouvrir ces lisières qu’évoque le titre de son album.


Si le public a raison, la critique a-t-elle tort ?

J’ai eu du mal à entrer dans le concert du quintette de Nicolas Folmer. Peut-être ai-je eu le tort d’interpréter le jeu de Daniel Humair au travers de cette information venue parasiter mon écoute et que n’a pas à connaître le public lorsque commence un concert : traversant un été difficile, Humair s’était levé à quatre heures pour rejoindre Malguénac. Il n’était pas loin de minuit lorsque le concert commençait… Un début qui m’a donc semblé difficile pour Humair, le jeu s’assouplissant à partir du deuxième morceau (à moins que ce ne soit mon oreille), pour Portal aussi qui a commencé le concert peut-être avec une amplification (ou une anche) trop sèche qui s’est bonifiée… Mais ce n’est qu’en de rares moments que j’ai retrouvé entre Humair et l’excellent Christophe Wallemme cette grâce du tempo partagé que j’ai aimée par le passé entre Humair et Jean-François Jenny-Clark, Jean-Paul Céléa, Bruno Chevillon ou Sébastien Boisseau. Fatigue, abandon de la chose qui swingue chez ce batteur qui, dans ses récents projets avec Joachim Kühn et Tony Malaby s’est montré – je le cite – « plus coloriste que tambourinaire. » –, et ce n’est pas sous ma plume une critique tant ces projets m’ont réjoui, live comme en concert. Quant à Portal, je l’ai toujours trouvé déplacé dans les contextes jazz-jazz, ceux qui font la part belle aux prescriptions héritées du bop qu’il dédaigna, ou même celles situées dans le sillage d’une certaine fusion (voir ses disques pour Label Bleu, on l’on sent la patte d’Andy Emler dans l’ombre). Et si la musique de Nicolas Folmer s’est considérablement ouverte – au contact ou à l’intention de ses deux aînés –, je n’entends par Portal ici à sa place et je regrette qu’avec l’expérience des années il ne reste pas dans son rôle d’intrus et d’effracteur qui fut le sien. Curieusement, c’est Humair – qui aime endosser le rôle du “réac”, entre autres lorsqu’il rappelle à Portal ses excès d’antan – qui joue aujourd’hui (justement avec Kühn et Malaby) ce rôle, d’ailleurs moins d’intrus que de sortant, comme si d’avoir joué le jazz-jazz toute une vie et d’y avoir baigné son âme, il choisissait de rincer cette âme de t

oute la chimie qui l’a cristallisée.

 

Certes, Michel Portal, l’homme du risque, en prend un en jouant une musique qui n’est pas la sienne, risque que je ne trouve pas totalement assumé. Et j’attendrais plutôt ici, pour respecter l’effet all stars, un David Liebman (et j’oubliais qu’il est l’un des invités du disques “Sphere”) et un Billy Hart. Humair protesterait : il est un interlocuteur possible de Liebman. Mais je ne l’ai pas entendu battre et sonner à “l’unisson” avec Wallemme et Ruder tels qu’ils sont amenés à s’exprimer dans cette musique qu’a imaginée Folmer, ambitieuse et ouverte. Alors, faute de la rondeur de la “Sphère” revendiquée par Folmer en titre de son album (4 étoiles dans Jazz Magazine, quand même), j’ai pris mon plaisir hors du quintette : en quartette lorsque pour les solos de Folmer ou en trio pour Ruder lorsque l’osmose survenait avec la rythmique, chaque fois que Portal et Humair se sont retrouvés en duo (plus quelques échappées réelles de Portal), en solo pour Christophe Wallemme. Le critique fait la moue, le public acclame. L’un ou l’autre ont-ils raison ? Nous voici de retour à notre débat initial (où heureusement la part de la critique n’a pas été abordée… c’est toujours ça de gagné, j’en aurais pris plein les esgourdes).

 

La nuit des lapins

Sur la route du retour, c’était la nuit des lapins. Pas croisé une voiture en vingt minutes de traversée d’une nuit d’encre, mais une bonne dizaine de croupes à pompons venues narguer mes phares de leur galop narquois. Demain, retour à Malguénac, pour le concert de la harpiste et chanteuse Laura Perrudin (qui réinvente la harpe sur un instrument rare, car chromatique mais sans pédales, et qui revisite quelques grands poètes du XXe siècle), Thomas de Pourquery qui, à la tête de son Supersonic, revisitera Sun Ra et le groupe Oko dont je ne sais rien, sinon le nom du batteur Nicolas Pointard déjà remarqué dans différentes contextes. Franck Bergerot

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Hier, 21 août, ouverture du festival Arts des villes et Arts des Champs à Malguénac, village de l’Ouest de Pontivy. Après une première partie dévolue au quartette de la chanteuse Marion Thomas, Bruno Ruder y occupait deux fois l’affiche, en solo et au sein du “Sphere Quintet” (appelons le comme ça en empruntant à cette formation le titre de son album) du trompettiste Nicolas Folmer avec pour vedettes Daniel Humair et Michel Portal. Ces derniers ouvrirent les festivités à l’occasion d’une table ronde sur l’improvisation.


Arts des villes et Arts des champs, Malguénac (56), le 21 août 2014.

 

Marion Thomas Quartet : Marion Thomas (chant), Jeff Alluin (piano), Julien Pinel (contrebasse), Damien Roche (batterie).

 

Bruno Ruder (piano).

 

Nicolas Folmer Quintet : Nicolas Folmer (trompette), Michel Portal (sax soprano, clarinette basse), Bruno Ruder (piano), Christophe Wallemme (contrebasse), Daniel Humair (batterie).

 

Table ronde

À l’origine de la table ronde, le projet d’une rencontre sur le thème “Ecriture et improvisation” avec l’écrivain breton Alexis Gloaguen, connu notamment pour La Chambre de veille et Les Veuves de verre, vagabondages respectivement autour du sémaphore de l’Ile d’Ouessant et parmi les tours de Manhattan. L’écrivain retenu à Ouessant, changement de casting et de programme : Daniel Humair, Michel Portal et Nicolas Folmer ont terminé leur balance, profitons en pour parler d’improviser. Les deux animateurs de la table ronde mettront de côté l’écriture en tant que geste de déposer sur le papier à l’intention d’un lecteur et se concentreront sur l’improvisation musicale, non sans donner brièvement la parole à l’aquarelliste André Mehu dont l’exposition vient de recevoir son vernissage, non sans évoquer l’expérience de peintre de Humair – qu’il sépare d’emblée de son activité de musicien, à part un mélange d’élan et de précision, commun à ses pinceaux et à sa baguette. La notion d’écriture réapparaîtra néanmoins en filigrane comme arrière-plan de l’improvisation (le thème, la grille, les conventions, les règles du jeu, la mémoire et le réservoir de l’acquis sans les prescriptions desquelles l’improvisation ne serait que ce babillage et ce bégayage au nom desquels John Cage condamnait l’improvisation).

 

Nous jouons pour nous

Nous faisant partager leur(s) expériences, deux générations – Portal / Humair d’un côté qui ont l’âge de l’improvisation “autodidacte”, Folmer de l’autre qui a l’âge d’avoir appris dans les écoles – et trois parcours, Portal et Humair de distinguant l’un de l’autre par leur rapport à la tradition mère du bop et à l’expérience free. Où l’on retiendra surtout, entre les deux aînés, un partage de vécus, d’un côté à travers ces anecdotes savoureuses qu’aime raconter Portal, hésitant entre le tong de la crucifixion et de la pantalonnade, qui sont les petits drames de l’improvisation vécue comme un théâtre, et tout particulièrement ceux qu’il a vécus avec Humair où se cristallise la tension entre leur deux profils ; de l’autre, à travers la colère d’Humair, une colère fructueuse contre les facilités de la séduction, où on le voit prendre le public à revers. « Non, nous ne jouons jamais sans public » (un point de vue que Folmer, plus jeune, relativisera, par la nécessité de pratiquer à domicile, et que l’on pourrait aussi nuancer par la pratique de la jam session ou de la session, qui est un entre-soi nécessaire à l’heure où les occasions de jouer ensemble devant un public sont rares, la jam session n’étant d’ailleurs publique que par hasard, voire par une sorte de dévoiement de l’histoire, lorsque les producteurs ont commencé à s’intéresser à la jam comme produit). « Mais nous ne jouons pas pour le public » ajoute-t-il aussitôt, où l’on voit l’écart souvent constaté entre l’enthousiasme du public (ou de la critique) pour des gestes musicaux jugés, sinon ratés, du moins médiocres ou anodins) et la volonté du musicien qui pourrait être tenté de se contenter de cette médiocrité telle qu’elle plaît. Et Humair d’évoquer les scènes actuelles envahies par cette démagogie, sans citer personne, mais je ne puis m’empêcher de penser à Ibrahim Maalouf qui aime à dire que c’est le public a raison. Es-ce pour cela que dans ses interviews, il ne dit jamais un mot des merveilleux improvisateurs qui cachetonnent autour de lui, tel Mark Turner, “musicien pour musicien”, auquel la notoriété confidentielle donne évidemment tort. De mon gastro-enrologue à mon voisin de palier : « Ah, vous êtes dans le jazz… J’adore Ibrahim Maalouf. » Jamais, je n’ai entendu dire : « Dans l’orchestre d’Ibrahim Maalouf, j’ai entendu un merveilleux saxophoniste, Mark Turner. » Ou : « Frank Woeste, quel pianiste ! » Et là, le public a tort de ne pas voir qu’il n’y a pas de place pour les obscurs de l’orchestre de Maalouf dans la musique de ce dernier. Et s’il n’est pas cité par Humair, Maalouf est l’exemple du formatage qui tend à exclure le geste improvisé de la scène musicale “actuelle” avec l’assentiment d’un public pour prend des vessies pour des lanternes.

 

Une impertinence

Le geste improvisé, c’est ce qu’a tenté le bravache et pittoresque Ben le Crieur de Rudru (« En tant que crieur de rue, tout ce qui m’intéresse, c’est ce qui rend le poil dru…amour, colère, politique… ») qui anime chaque année le site et ponctue la manifestation de sa trompe et de son bagou dru. Au milieu d’une phrase d’Humair, un coup de trompe, une improvisation verbale sans objet… La réplique d’Humair était déjà écrite. Avant même qu’il ne reprenne la parole, m’est revenue à l’esprit l’irruption, un soir au Riverbop au milieu des années 70, entre les membres du trio Humair-Jeaneau-Texier, d’un baryton fort malhabile, et le signal de fin de concert immédiatement donné par Humair, posant ses baguettes pour dénoncer la grossièreté de l’intrus. Et je me demande si notre crieur aurait osé la même intervention dans un débat sur la musique traditionnelle bretonne animé par quelque vieille barbe locale.


Où l’on voit la relation difficile entre l’exigence musicale et l’exigence publique, et singulièrement à l’endroit du jazz et de l’improvisation que le public tend à charger d’intentions hors sujets, parce que l’improvisation constitue pour lui un mystère que l’on tend à confondre avec le mystère de l’inspirat
ion. J’ai souvent entendu dire : « l’improvisation, ça ne s’apprend pas, ça se vole. » L’inspiration, peut-être, c’est un autre débat… L’improvisation, non. En Inde, comme en jazz ou en Ecosse, dans l’art du pibroch, l’improvisation est un artisanat qui s’apprend avec des codes et des outils propre à chaque domaine où elle est mise en œuvre, avec des transgressions (où le génie vient se cristalliser), des croisements (qui font avancer l’histoire de chacune de ces musiques sous certaines conditions) et des intrusions possibles (mais lorsque Michel Portal entre par effraction dans le domaine du jazz, il y arrive, ce qui n’a pas toujours été sans poser quelque problème, et l’occasion de quelques coups de génie, il arrive armé d’un bagage d’interprète classique qui lui procure déjà quelques clés communes avec les jazzmen, et quelques autres).

Le débat prend une dimension particulière à Malguénac où elle se présente sous toute sorte de jours, ne serait-ce que parce que le festival s’intitule Arts des villes et arts des champs, qui rappelle l’opposition traversant toute l’historiographie américaine du jazz et des musiques du XXe siècle entre culture “haute” et culture “basse” (highbrow et lowbrow), qui rappelle que nous sommes en Bretagne où il existe une Haute (francophone) et une Basse (bretonnante) Bretagne, où il existe une musique traditionnelle qui éveille encore le soupçon lorsqu’elle est mentionnée auprès de musiciens qui font grand cas des musiques balkaniques et mandingues; où les frontières entre les pratiques amateur et professionnelles sont floues… Le jazz – la plus savante des musiques populaires et la plus populaires des musiques savantes – se nourrit encore aujourd’hui de cette lisière féconde qui s’est déplacée au fil des décennies, au fur et à mesure que le territoire du jazz s’élargissait, où l’on verra, samedi à Malguénac, avec le groupe Charkha, comment il traverse aujourd’hui un imaginaire breton qui prend le large.

 

Un quartette en devenir

Mais laissons ces réflexions car il est temps de rejoindre l’espace Claude Nougaro pour écouter le quartette de la chanteuse Marion Thomas, ce que, à ma grande honte, je n’ai fait que brièvement, ayant justement prolongé le débat à la buvette… et sans entrave. J’en retiendrai une voix suffisamment précise et musicale pour assumer une écriture mélodique et orchestrale de sa plume, en partenariat avec une rythmique où l’on reconnaît au piano le leader de l’ Amañ Octet, Jeff Alluin. Aux deux titres que j’ai pris le temps d’écouter hier, évocateur des années 70, entre l’onirisme de l’école de Canterburry et les constructions ambitieuses du jazz-rock, s’ajoute, si j’en crois la documentation qui la concerne, des arrangements personnels de standards instrumentaux empruntés à Chick Corea, Joe Henderson et Wayne Shorter. Une jeune formation acoustique en devenir que l’on peut dores et déjà découvrir sur le site de Marion Thomas.

 

Bruno Ruder nous emmène aux lisières

À la tête d’un programme difficile, celui de son récent disque “Lisières”, Bruno Ruder a rencontré un public en or, une écoute attentive à la dynamique de ce piano solo dont les nuances supportent mal la distraction, comme si le message de Daniel Humair était passé. Bruno Ruder a joué “pour lui” et donc d’autant mieux pour le public qui le lui a bien rendu. Car Ruder est un musicien “à l’écoute”, à l’écoute de lui-même, non pas de son ego, mais des prescriptions qu’il s’est données et du hasard que son geste improvisé peut leur opposer. Il y a d’ailleurs quelque chose de monkien dans cette écoute, à cause peut-être de la qualité percussive de son jeu. Mais ce serait le réduire que de s’en tenir là, car s’il est monkien, c’est aussi un Monk à l’écoute de l’instant d’avant pour préparer l’instant d’après et tel qu’il aurait été compris par Paul Bley chez qui s’ajoute une écoute de la machine piano au profit d’un contrôle maximal du son. Je me souviens avoir entendu Bruno Ruder aux des 7 Lézards, il y a bientôt dix ans, et de ce médiocre piano du regretté club parisien, j’avais déjà observé qu’il en tirait ce que personne ne savait en tirer, une dynamique des nuances, un profondeur du son, une transparence du spectre harmonique. Ruder est quelqu’un qui écoute le piano et sait répondre à ses attentes. Quant aux prescriptions, ce sont ici une série de motifs qu’il fait carillonner et tourner comme un mobile pour en varier les angles et les points de vue, repositionnant à l’infini ses différents éléments en se repositionnant lui-même jusqu’à rejoindre et ouvrir ces lisières qu’évoque le titre de son album.


Si le public a raison, la critique a-t-elle tort ?

J’ai eu du mal à entrer dans le concert du quintette de Nicolas Folmer. Peut-être ai-je eu le tort d’interpréter le jeu de Daniel Humair au travers de cette information venue parasiter mon écoute et que n’a pas à connaître le public lorsque commence un concert : traversant un été difficile, Humair s’était levé à quatre heures pour rejoindre Malguénac. Il n’était pas loin de minuit lorsque le concert commençait… Un début qui m’a donc semblé difficile pour Humair, le jeu s’assouplissant à partir du deuxième morceau (à moins que ce ne soit mon oreille), pour Portal aussi qui a commencé le concert peut-être avec une amplification (ou une anche) trop sèche qui s’est bonifiée… Mais ce n’est qu’en de rares moments que j’ai retrouvé entre Humair et l’excellent Christophe Wallemme cette grâce du tempo partagé que j’ai aimée par le passé entre Humair et Jean-François Jenny-Clark, Jean-Paul Céléa, Bruno Chevillon ou Sébastien Boisseau. Fatigue, abandon de la chose qui swingue chez ce batteur qui, dans ses récents projets avec Joachim Kühn et Tony Malaby s’est montré – je le cite – « plus coloriste que tambourinaire. » –, et ce n’est pas sous ma plume une critique tant ces projets m’ont réjoui, live comme en concert. Quant à Portal, je l’ai toujours trouvé déplacé dans les contextes jazz-jazz, ceux qui font la part belle aux prescriptions héritées du bop qu’il dédaigna, ou même celles situées dans le sillage d’une certaine fusion (voir ses disques pour Label Bleu, on l’on sent la patte d’Andy Emler dans l’ombre). Et si la musique de Nicolas Folmer s’est considérablement ouverte – au contact ou à l’intention de ses deux aînés –, je n’entends par Portal ici à sa place et je regrette qu’avec l’expérience des années il ne reste pas dans son rôle d’intrus et d’effracteur qui fut le sien. Curieusement, c’est Humair – qui aime endosser le rôle du “réac”, entre autres lorsqu’il rappelle à Portal ses excès d’antan – qui joue aujourd’hui (justement avec Kühn et Malaby) ce rôle, d’ailleurs moins d’intrus que de sortant, comme si d’avoir joué le jazz-jazz toute une vie et d’y avoir baigné son âme, il choisissait de rincer cette âme de t

oute la chimie qui l’a cristallisée.

 

Certes, Michel Portal, l’homme du risque, en prend un en jouant une musique qui n’est pas la sienne, risque que je ne trouve pas totalement assumé. Et j’attendrais plutôt ici, pour respecter l’effet all stars, un David Liebman (et j’oubliais qu’il est l’un des invités du disques “Sphere”) et un Billy Hart. Humair protesterait : il est un interlocuteur possible de Liebman. Mais je ne l’ai pas entendu battre et sonner à “l’unisson” avec Wallemme et Ruder tels qu’ils sont amenés à s’exprimer dans cette musique qu’a imaginée Folmer, ambitieuse et ouverte. Alors, faute de la rondeur de la “Sphère” revendiquée par Folmer en titre de son album (4 étoiles dans Jazz Magazine, quand même), j’ai pris mon plaisir hors du quintette : en quartette lorsque pour les solos de Folmer ou en trio pour Ruder lorsque l’osmose survenait avec la rythmique, chaque fois que Portal et Humair se sont retrouvés en duo (plus quelques échappées réelles de Portal), en solo pour Christophe Wallemme. Le critique fait la moue, le public acclame. L’un ou l’autre ont-ils raison ? Nous voici de retour à notre débat initial (où heureusement la part de la critique n’a pas été abordée… c’est toujours ça de gagné, j’en aurais pris plein les esgourdes).

 

La nuit des lapins

Sur la route du retour, c’était la nuit des lapins. Pas croisé une voiture en vingt minutes de traversée d’une nuit d’encre, mais une bonne dizaine de croupes à pompons venues narguer mes phares de leur galop narquois. Demain, retour à Malguénac, pour le concert de la harpiste et chanteuse Laura Perrudin (qui réinvente la harpe sur un instrument rare, car chromatique mais sans pédales, et qui revisite quelques grands poètes du XXe siècle), Thomas de Pourquery qui, à la tête de son Supersonic, revisitera Sun Ra et le groupe Oko dont je ne sais rien, sinon le nom du batteur Nicolas Pointard déjà remarqué dans différentes contextes. Franck Bergerot