Malguenac 2023 : l’année de l’Octopus, 1er chapitre
Malguenac. Arts des villes, Arts des champs surtitré Jazz et alentours, vingt-sixième édition. M’y revoici. Souvenirs et actualité avec alentours et détours.
La première fois, c’était il y a quinze ans. 2008. J’y étais venu par les “alentours” : la soirée d’ouverture, un dîner chantant animé par deux chanteurs traditionnels bretons… Déjà, le jazz critic n’était pas clair. Lors Jouin et Gigi Bourdin, Les Ours du Scorff pour les enfants, les Ânes du Scorff pour les adultes. Lors Jouin a pris ses distances après quelques rendez-vous manqués avec le public, notamment le splendide quintette Toud’sames. Gigi Bourdin est mort l’an dernier, sa mémoire a été saluée hier soir par le duo Horla et un hommage lui sera rendu samedi à 14h30 au festival. Cette année-là, j’étais resté les trois jours. Je me souviens qu’à l’affiche figurait Bruno Ruder qu’on retrouvait hier au programme, au sein du quartette du saxophoniste mâconnais Éric Prost.
L’an dernier, j’y étais incognito, pas un mot dans ces pages. Une pause dans mes habitudes de tout restrancrire ici de mes sorties. Un déphasage aussi. “Jazz et ses alentours”. Jazz critic, j’y étais venu par ses alentours (les tentacules de cet octopus qui donne son nom à l’édition 2023, puis sous le signe duquel est né le festival de Malguenac), et voilà que je ne m’y reconnaissais plus. Lors d’un conseil d’administration et d’une présentation du programme 2022 où j’avais été invité, j’avais entendu dire : « Bien sûr, les amateurs de jazz trouveront qu’il n’y a plus assez de jazz, mais on a un public qui rajeunit. » Un public qui rajeunit, c’est effectivement une bonne nouvelle lorsque l’on se plaint de ne voir que têtes blanches ou chauves dans les festivals de jazz. Et je m’étais senti visé. Il m’est arrivé cette année que j’ai eu 70 ans. Une maladie très contagieuse qui s’attrape très tôt et se manifeste à un certain âge. Et c’est comme la prostate… Ceux qui y échappe ont de fortes chances d’être victimes de bien pire.
Alors 70 ans, on est du siècle dernier. Un siècle d’expériences et d’audaces qu’on aurait tendance à nous jeter au nez comme de vieux oripeaux, comme nous avons conchié le “Vieux Monde” en nous réclamant de Charlie Parker et Albert Ayler (mais aussi de Jimi Hendrix, Iannis Xenakis… et des polyphonies pygmées dont nos aïeux ignoraient tout).
Mais paradoxalement, c’est souvent les alentours qui m’ont retenu à Malguenac ces dernières années, notamment, en 2021, le défunt et regretté groupe La Nose de la violoncelliste, joueuse de gadulka, chanteuse, compositrice et parolière Pauline Willerval. Ainsi que son duo Horla avec le chanteur, guitariste et banjoïste Jack Titley constitué autour du répertoire de Skip James. J’avais été émerveillé l’an passé, dans le cadre du festival Les Lieux mouvants, par leur nouveau programme autour de Brigitte Fontaine. Ils le redonnaient hier en ouverture à Malguenac, au Bal monté, annexe de la nouvelle salle Résonance (qui nous fait un peu regretter l’aménagement très fantaisiste – et sûrement très contraignant pour l’organisation – de l’ancienne salle de sport). Déroutant pour qui s’aventure dans ce programme sans qu’on lui ait crié gare . Pauline Willerval et Jack Titley ne crient pas “gare”, ils ne vous tirent pas par la manche, mais, doux amers, leurs arrangements vocaux et leurs petites prouesses instrumentales vous prennent pernicieusement par la main dans cette tendre et cruelle dinguerie que sont les textes de Brigitte Fontaine, dont la reprise de Comme à la radio nous rappelait hier qu’elle l’avait enregistré avec l’Art Ensemble of Chicago. En 1969 !
Peut-être que le Bal monté n’était pas le lieu idéal pour goûter ce programme Brigitte Fontaine – où il a cependant trouvé son public. Cet espace sans sièges, un bar faisant face à la scène, est ouvert côté jardin de toute sa longueur sur l’extérieur et l’on y entre et l’on en sort sans vergogne, tout comme les bruits caractérisant le petit village du festival, espace de convivialité, de retrouvailles entre habitués et bénévoles, de dégustation et ripailles du bar à huitres à l’espace crêpes-galettes où, ce que coûte la confection d’une crêpe étant affiché, le consommateur est invité à payer la somme qu’il veut, faire lui-même sa monnaie dans la caisse tandis que la crêpière détourne pudiquement les yeux. C’est aussi ça Malguenac.
Après Brigitte Fontaine et le duo Horla, j’ai jeté une oreille un peu distraite à la prestation de Ludivine Issambourg et son quartette Antiloops, repoussé par une sono menaçant de faire sauter ma moumoute de septuagénaire, et me suis tapé une brochette de poulet, non sans avoir fait un détour par le bar à vin – il arrive au jazz critic de se restaurer – avant de revenir au programme pour le Symmetric Quartet du saxophoniste Baptiste Herbin et du trompettiste Nicolas Gardel avec Laurent Coulondre (claviers) et Yoann Serra (batterie).
J’en ai oublié de faire la photo que le pigiste est aujourd’hui sommé de faire pour illustrer son papier en ligne, photo toujours médiocre, ce n’est pas mon métier. Je me souviens, des concerts du Studio 104 au siècle dernier : il y avait toujours un moment où André Clergeat (1927-2016, co-fondateur du Hot Club de France, de l’Académie du jazz, animateur de l’émission Jazz s’il vous plaît) se levait soudain de son siège au milieu du public pour faire – clic-clac – la photo de chaque concert auquel il assistait. Puis André Francis, l’historique programmateur, ne manquait jamais de surgir des coulisses sur le côté de la salle, et on le voyait de profil écraser son nez sur son boîtier photographique, clic-clac ! et disparaître. Alors, ce soir ni clic-clac, ni photos !
Je débarque en plein solo d’orgue Hammond. Jazz, jazz, jazz, sans alentours ni détours, la main droite de Laurent Coulondre, avec ces sonorités où se mêlent le bois percuté, une sorte de résonnance flûtée et des grondements telluriques, évoquant quelque chose entre Eddy Louiss et Larry Young, la main gauche sur ce qui semble être une bass station groovant une walking bass endiablée… et une de ces pannes qui font le bonheur de la musique vivante : l’orgue se tait soudain le temps de résoudre un problème de branchement laissant la trompette de Nicolas Gardel seule face à la batterie de Yoan Serra. Baptiste Herbin aura aussi de ces moments de grâce en solitaire, carrément sans batterie, où seul le swing parle, et ces gars-là swinguent méchamment, avec en outre un sens de la scène qui nous en donne tout notre comptant, même si l’on regrette au bout d’un moment que ces musiciens – qui savent jouer très très vite et toute en puissance, et ça fait partie du plaisir du jazz-jazz – ne respirent pas un peu plus. Charlie Parker qui savait mettre le turbo, et qu’Herbin connaît sur le bout des doigts même s’il sait prendre ses distances avec ce groupe lorgnant progressivement vers les musiques dites “actuelles”, Charlie Parker, donc, avait ce sens de l’espace.
Retour au Bal Monté, pour le groupe Ishkero, jeune mais déjà soudé par les années de complicité post-adolescente devant un jeune public qui leur est fidèle, soutenu en 2022 par le dispositif Jazz Migrations. Ça joue généreux, énergique, trop fort pour ma moumoute et je gagne la buvette après avoir pris le temps d’apprécier une véritable écriture canalisant élégamment cette énergie.
Fin de soirée avec One Shot – Bruno Ruder (Fender Rhodes), Emmanuel Borghi (Fender Rhodes, synthétiseur), Philippe Bussonnet (basse électrique), Daniel Jeand’heur (batterie) pour un hommage au regretté James Mac Gaw, co-fondateur de ce quartette. Une histoire qui a pris racine au nord du sillon rhodanien, autour du Crescent de Mâcon. C’est là, sous forte influence de Magma (dont ils ont tous été associés à un moment ou l’autre) que s’est constitué le groupe autour des grooves denses et costauds de Jeand’heur, la basse massive et néanmoins alerte de Bussonnet, avec Borghi aux claviers bientôt remplacé par Ruder. Désormais, pour palier la disparition de Mac Gaw, le groupe s’est inventé une nouvelle identité en associant ces deux claviers aux identités bien différenciées. Franck Bergerot