Marciac (1): Un Comité de jeunes groovers pour Chucho & Chick
À partir d’un riff démultiplié Corea fait monter dans les tours un leitmotiv rythmique afro-cubain. Sur cette cadence de pas jaillit de son siège Niño de los Reyes, danseur flamenco. Le voilà soudain lancé dans un zapateo, jeu de claquettes gitan mis en mouvement accélére au son des talons claquant sec sur les planches. Les cuivres lâchés à leur tour dans la course accentue le tourbillon vertigineux du corps du bailador. Justification formelle, physique, intuitive du titre « Duende » donné au morceau. Entre inspiration et magie en langue flamenca. Gitane.
El Comité : Harold Lopez Nussa, Rolando Luna (p, elp, cla), Irving Acao(ts, ss), Carlos Sarduy (tp, voc), Gaston Joya (b, elb), Rodney Barreto (dm), Yaroldy Abreu (perc)
Chucho Valdés (p), Ramon Vásquez (b), Rodney Barreto (dm), Drexler Durrury (batas, voc)), Yaroldy Abreu, Abrahem Manfaroll (perc) + invités : Yilian Cañizares (vln, voc), Kenny Garreth (as)
Chapiteau, 29 juillet
Ça commence fort: un épais tapis de percussions imprègne le relief cubain en vraie grandeur. Les deux pianos -acoustique + électrique- imposent leurs accords de base avant que le duo de cuivres n’initie l’exposé du premier thème (Gran Vía, premier morceau également de l’album Y qué ? / Inouïes Distribution) Et tout de suite le ténor d’Irving Acao prend son monde à bras le corps. Inhabituel: l’interversion des pianos. Harold Lopez Nussa a démarré sur l’acoustique, Rolando Luna sur l’électrique. Changement dès le second morceau (Son à Emiliano) Luna, expressionniste en diable concentre son jeu sur la droite du clavier, registre des aiguës explorées note à note puis en accords frappés. Le concert vit un défi de pianiste, talents versé direct sur les différents claviers. Frappant aussi, ces jeunes musiciens cubains -pour une grande partie nourris à la mamelle de Chucho Valdés qui dit d’eux « ce sont les meilleurs de Cuba, une génération qui sort de l’ordinaire »- savent tout faire. Il faut entendre comment ils peuvent subvertir à leur avantage le So what de Miles Davis.
El Comité affiche un son d’orchestre très léché: alliance de sonorités côté cuivres, musicalité dans l’expression des percussions, complémentarité des claviers. C’est neuf même si ça ne vient pas juste de sortir. Oui, on n’entend pas juste de l’afro-cubain vite torché, au contraire perlent de belles piëces de jazz (Carlito’s swing, Alamar) avec au passage une qualité du discours à la trompette, du son de basse traitée à l’archet. Et ce Nada mas lancé en finesse, intro au soprano tout de douceur, bugle idem. La scène, à l’évidence favorise pareille effervescence, cette veine de créativité. On vit là, à l’image d’Edouard Glissant pour les lettres, sans doute une manière de créolisation du jazz dans son essence de par les apports, les croisements, les saillies d’une sève cubaine actualisée. Chucho venu au final épauler ses jeunes disciples paraissait, tout sourire étalé, s’en régaler au point d’entamer quelques pas de danse…
Chucho justement, en scène à son tour. Observateur toujours face à trois percussionnistes associés, il se livre au piano d’abord comme à l’économie. Les percussions entrent directement dans le jeu derrière les tambours batas de Drexler Durruthy, claquements de peaux savamment synchronisées. L’expensif tambour majeur ajoute ses injonctions mode santería lancées en langue Yoruba. Dès lors les phrases en syncopes du piano, les décalages rythmiques convoquent directement l’Africanité de ce pan de la musique cubaine. À l‘écouter, à le voir manœuvrer dans ce secteur du savoir, cette mémoire de l’héritage ainsi restituée, Chucho -encore un musicien dont le prénom suffit à dire, qualifier, situer- reste le « maestro » Telle sa façon unique de déplacer les impulsions sur les centres nerveux du clavier (Obatala) Ou son art de la citation placée au moment opportun (Beatles, Boléro de Ravel etc.) Et puis au moment d’aborder une composition écrite pour le document Calle 54 du réalisateur Fernando Trueba, il revient sur les jeunes musiciens cubains dont certains sont retournés sur scène avec lui une demie heure à peine après le concert d’El Comité « Je veux dire que ces jeunes cubains que vous avez vus jouer tout à l’heure sont à mon avis les plus grands de mon pays actuellement. Une génération en or, la relève. Je suis très fier d’eux, fier de les avoir aidés à grandir… » Concert en épisodes successifs, invités obligent. Yilian Cañizares pour quelques traits de violon in fine sans grand effet, ni imporance question résultat, joué ou chanté, dans le déroulement du concert.
La marque de Kenny Garreth, sans doute, s’est imprimée plus fortement. Pourtant au final, dans une sorte de fête ou carnaval, sous l’impulsion de l’inclassable Durruthy, tambouyé, chanteur et danseur descendu dans la salle pour entraîner le public dans une sarabande sous les rythmes furieux des tambours inspirés là encore des accents de « santería » (rites vaudous de Cuba), les traits de sax alto ne survenaient qu’en timides surimpressions. En conclusion, en acte de despedida, Chucho dansa encore..
Chick Corea (p, elp, cla), Jorge Pardo ts, ss, flu), Mike Rodriguez (tp), Steve Davis (tb), Niño Josele (g), Carlos del Puerto (b), Marcus Gilmore (dm), Luisito Qu8ntero, Niño de los Reyes (danse flamenca)
Wynton Marsalis (tp) & The Yoing Stars: Alexa Tocantina (as) Camile Thurman (ts, voc), Isaieb Thomson (p), Carlos Henriquez (b), TJ Resdick (dm), Marcos Lopez (perc)
Chapiteau, Jazz in Marciac, Marciac (32230), 30 juillet
Avec Corea à l’affiche on ne sait jamais vraiment à quoi l’on s’expose. Le travers de la facilité, de la virtuosité gratuite, du vite fait sur le clavier peut contrebalancer les trouvailles du pianiste. Une fois n’est pas coutume: ce concert de jazz, à Marciac, débute sur une musique d’Igor Stavinsky. Pas de deux, avec au piano bien sûr, Chick Corea, manière d’entrer dans la danse « pour ce concert qui est le dernier de ma tournée d’été en Europe » Mais dès le second thème signé du pianiste, tout l’orchestre lui emboîte le pas. Les soli de cuivres se succèdent en série: Jorge Pardo, Mike Rodríguez, Steve Davis enfin, vieux compagnon de route de Corea. Le fond de percussions donne de la couleur. Luisito Quintero y œuvre en allumeur de feu. Corea qui jusqu’ici intervenait peu, soulignant les rythmes essentiellement, prend la main sur une séquence introductive (Duende) de piano acoustique. Voilà, on retrouve ici la patte du maître, phrasé, accents, effort d’enrichisement harmonique. On pense que c’est trop court, trop vite donné…Pourtant sa griffe porte également sur le travail d’arrangement, amplitude, utilisation de sonorités (cuivre, petit univers de percussions choisies), effet de mouvement. Ses choix, ses idées mises en pratique orchestrale confère un élan certain au produit jazz élaboré.
Deux hommages successifs font monter l’attention. Desafinado de Jobim dédié à la mémoire de Jao Gilberto, version Chick, glisse moelleusement sous la coulisse du trombone de Steve Davis. Et remet en mémoire le piano électrique du premier Return For Ever au siècle dernier. Zyriab, long salut à la mémoire de son pote Paco de Lucía remet en selle la guitare de Niño Josele un peu à l’écart jusque là. Lumineux échange en aller et retour avec le piano. Et la flûte de Jorge Pardo, équipier dans les équipées de Paco, figure une résonnance de vie maintenue.
Au total on se le demande: du concert que faut-il retenir ? La performance collective de l’orchestre. ou le vent d’adrénaline traversé d’émotion ?….
L’émotion, voilà bien un mot qui n’accapare pas toujours Wynton Marsalis. Qu’importe !
Les dits Young Stars of jazz placés sous la férule du trompettiste qui compte une statue édifiée à gloire en terre gersoise, n’ont cure d’un tel questionnement initial. Ils ont vingt ans et jouent comme me des grands. Dans le septet choisi par Marsalis parmi ses élëves du Lincoln Center et importé direct des États Unis figurent notamment deux saxophonistes au féminin. Le chorus de Camille Thurman sous le regard de Chick Coréa curieux, posté sur le côté de la scène derrière la console des retours, tire cette réflexion émise de la part d’Irving Acao à l’adresse de son compère Carlos Sarduy, trompettiste d’El Comité « Tu as vu la fille le son qu’elle sort de son ténor ? Quand je rentre chez moi, je t’assure je mets le mien au clou. Dégoutté !… » Et dire qu’au surplus cette jeune fille démontrera quelques mesures plus tard qu’elle scatte avec un culot phénoménal ! Question arrangements Wynton Marsalis perpétue sa manière de graver par fidélité dans le jazz travaillé la trace de la tradition, d’emprunter aux couleurs néo-orléanaises. Pourtant, il faut le reconnaître, dans le cas précis de cet orchestre transporté à Marciac, il laisse aux jeunes solistes beaucoup de liberté d’expression. Témoin les extrapolations successives, alto, ténor et piano cassant le corset blues langoureux façon street band de la Nouvelle Orléans d’une de ses compositions intitulée Something about the leaves.
Et lorsque Chick Corea, sorti du bois car invité par le leader, viendra mettre son grain de sel, les jeunes pousses marsalissiennes s’en donneront à cœur joie sous ses accords de piano rageur.
À Marciac même sous le règne de Wynton gardien du temple jazz, tard dans la nuit pour le carré de fidèles restés, y’avait encore moyen de casser les codes.
Robert Latxague
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