Maria-Laura Baccarini et François Merville autour d’un quart de queue
La biennale du piano “Autour d’un Quart” bat son plein à l’Atelier du Plateau, du côté des Buttes Chaumont à Paris. Ce soir, 27 janvier, c’est Ève Risser qui s’emparera du quart de queue vedette de cette manifestation, en duo avec la chanteuse mandingue Naïny Diabaté. Hier, c’était “Unfolding” !
À l’Atelier du Plateau, on aime la gourmandise de Matthieu Malgrange lorsqu’il présente les concerts de sa biennale “Autour d’un quart”, et le bonheur qu’il éprouve à s’offrir quelques jours ce que son petit lieu et ses modestes moyens ne lui permettent pas de s’offrir en temps normal. Pour cette édition, ç’aura été l’occasion d’accueillir Sophia Domancich avec Christiane Bopp et Denis Charolles (mercredi dernier), Sébastien Pallis invité du trio You d’Héloïse Devilly, Guillaume Magne et Lindah Olah (ce jeudi 25 janvier), Eve Risse et Naïny Diabaté (ce soir 27 à 20h) et Babx (demain dimanche à 17h). Hier soir, la présence du quart de queue était l’occasion d’y entendre non un pianiste, mais un projet avec piano, le pianiste Bruno Ruder étant l’hôte de la chanteuse et diseuse Maria-Laura Baccarini, et du batteur et compositeur François Merville, sur des textes en anglais de Dorothée Zumstein… avec la participation de Bruno Ducret (violoncelle).
Comme pour le précédent programme en italien commenté dans ces pages en 2015 , autour du chanteur Giorgio Gaber, mais de façon moins théâtrale (à moins que ma mémoire éblouie ne me trompe), plus conviviale peut-être parce que le lieu et la proximité du public l’y invite, Maria-Laura Baccarini annonce et commente ce qu’elle va chanter, trois textes cette fois-ci en anglais, inspirés de trois faits divers contemporains concernant le destin des femmes. Trois longs récits qui vont flotter en permanence entre diction et chant, glissant de l’un à l’autre, mais de bout en bout mis en musique par elle-même et François Merville qui s’en est fait l’arrangeur.
Une performance inattendue, à laquelle on résiste d’abord un peu, peut-être parce qu’elle-même y entre prudemment comme dans une eau un peu froide – c’est ce soir LA Première –, mais on s’y fait vite et l’on est rapidement embarqué dans cette succession de récitatifs (qui pourraient sembler être des commentaires en voix off) et de grands airs. Ces termes – récitatifs, airs – n’ayant d’ailleurs pas pour but d’évoquer le monde de l’opéra. On évoluerait ici plutôt entre Joni Mitchell et Laurie Anderson, les phrases et les mots de Dorothée Zumstein ayant dans sa bouche un scansion (des scansions, selon les différents tempos adoptés par chaque récit, et chaque partie de ces récits), une prosodie et une musicalité dont a su s’emparer cette mise en musique qui échappe totalement aux formats et aux normes métrico-harmoniques de la chanson ; au point qu’il m’est venu à quelques reprises l’envie de terminer telle phrase par telle autre d’Anna Livia Plurabelle qui me venait en tête et me faisait dire que Maria-Laura Baccarini pourrait être une interprète de la jazz cantata d’André Hodeir. Trainant une oreille autour du bar de l’Atelier à l’issue du concert, je surprendrais Dorothée Zumstein confier à François Merville, qu’elle avait profité de réentendre son texte avec ce premier concert pour en imaginer une version française dont elle entendait déjà intérieurement les bribes et leurs sonorités. Confidences volées, mais prometteuses d’une version VF de qualité que, étant donné mon niveau d’anglais, je ne bouderais pas…
Et la musique… Elle fait un tout avec le texte, le chant et ces moments où l’appareil buccal et phonatoire s’affranchit de l’emprise des mots pour libérer, avec une finesse qui n’est pas toujours le lot du genre, son capital gromelatoire, éructatoire, gargouillatoire, sussurratoire, crissatoire et stridulatoire. Soit un engrenage mis en œuvre entre la voix et les instruments s’ajustant entre eux comme autant de roues dentées, sous le regard et les gestes du batteur-arrangeur qui, sans partition (la mémoire de Merville a cette réputation), comme un horloger l’œil sur ses mécanismes, veille à la parfaite distribution et coordination des parties, d’homophonie en polyphonie, tout en improvisant sa propre partie avec un sens du trait et de la couleur digne de ce que l’on appelle Les Beaux-Arts.
Parfaits rouages, ses deux comparse n’en expriment pas moins leur personnalité. Le quart de queue, fierté momentanée de l’Atelier, et la partition de Merville sont honorés de la “présence” de Bruno Ruder, la dynamique de son toucher, et cette capacité à l’évasion (voyez, dans telle séquence, comme l’œil sur les mises en place constamment inattendues imposées par sa partition, il joue les basses à la main gauche sur un petit clavier électrique, et comment simultanément de la droite, qui semble appartenir à un autre, il déroule sur le vrai piano une improvisation d’une inexorabilité tristanienne. Interprète infaillible, Bruno Ducret tisse son âme un peu folle entre les lignes de la portée, comme on le fait des bruitages parmi dialogues et musique lors du mixage-son d’un film ; et lorsqu’il se voit autoriser une fervente improvisation… il fait palpiter tout ce qui lui vient de ses fréquentations (de la musique baroque au trash metal, passant par l’héritage direct de son père, le guitariste Marc Ducret, et probablement, si plus diffus, de sa mère, Hélène Labarrière).
C’était une première, une deuxième est prévue au mois d’août dans le Clunisois, au festival Jazz Campus. On espère qu’il y aura une troisième, une dixième, une centième… et que les programmateurs sauront s’affranchir de l’injonction à l’Olympiade culturelle aux relents facho-soviétiques que notre Président vient de commander à notre nouvelle ministre de la culture d’ailleurs probablement bonne qu’à ça à ce poste.
Retour par les transports en commun, le temps de lire le premier chapitre du nouvel Alain Gerber tout juste extrait de ma boîte aux lettres, Deux Petits Bouts de bois, une autobiographie de la batterie jazz (éd. Frémeaux & Associés). Premier chapitre aux allures de préface ou de long avertissement au long duquel, partant de sa première paire de baguettes, l’écrivain avoue cette outrecuidance qui l’incita longtemps à vouloir jouer sans apprendre et qu’il résout, au crépuscule de sa vie, en travaillant son instrument, sans avoir la prétention de “jouer”, mais seulement d’apprendre, dans le cabanon au fond de son jardin où il peut s’isoler avec tambours et cymbales. Délicieux aveu, et charmant contraste avec ce que nous venions d’entendre sous les balais, les mailloches et les baguettes de François Merville, d’ailleurs fort éloigné de l’idéal poursuivi par Gerber. Franck Bergerot