Moers Festival
Moers, Allemagne, du 26 au 29 mai 2023
Avec cette 52e édition, le festival entreprend de renforcer nos connexions synaptiques. Pour ce faire, est déployé un large éventail de musiques créatives, relevant pour l’essentiel du jazz et des esthétiques improvisées, et ouvrant les bras à d’autres registres. On découvre un festival libertaire, où chacun est libre d’aller et venir dans les différents espaces dévolus à la musique, dans un continuum sans début ni fin. Une approche qui facilite l’accès à des musiques « difficiles » par la désacralisation de leur présentation, une rafraîchissante absence de solennité. Logique qu’un public nombreux et varié réponde présent.
Moers est un festival pionnier en Europe, qui a inspiré la création et l’état d’esprit d’autres festivals, tel que celui de Victoriaville au Québec. Outre les concerts au sens strict, on croise des animations mobiles et autres initiatives amusantes autour de la musique. Les artistes participent de manière informelle à des activités comme des jeux pour les enfants (à la découverte d’instruments), et prennent part à la formidable idée mise en œuvre à l’Annex, où se forment à longueur de journée des line-up improvisés parmi les musiciens de la programmation, dont on imagine qu’ils n’ont pas souvent l’occasion de jouer ensemble. En résultent des attelages bariolés, fantasmatiques et réjouissants. A quelques exceptions près, les événements se répartissent selon trois axes : l’Eventhalle, salle géante plongée dans la pénombre ; le Rodelberg, colline verdoyante au pied de laquelle se trouve la scène ; et l’Annex déjà cité, dans un patio abritant aussi les stands de disques.
Au Rodelberg, de jeunes gens se trémoussent ; le troisième âge est présent, profitant de quelques bancs mis à disposition; d’autres sont couchés dans l’herbe ; on aperçoit encore des fumeurs de cigare et des sosies de Terry Riley. Ce cadre champêtre – littéralement puisque jouxtant une ferme abritant chèvres, poules et lamas – se trouve au bout d’un chemin émaillé de kiosques proposant jouets, frusques, produits de bien-être et toutes sortes de mets. Une configuration gentiment anarchique mais pas synonyme de chaos, les spectateurs écoutant les musiciens avec attention et respect, parfois davantage que dans des cadres plus traditionnels et ordonnés.
Concernant le jazz et les musiques improvisées, on se dirige au Rodelberg pour découvrir Sapat (Elvin Brandhi, Joel Grip et Tabea Lara Ngozi Briggs), trio en résidence dans le cadre d’un partenariat entre Moers et le Café Oto de Londres. Pour se préserver du soleil, le trio se positionne à l’ombre, au fond de la scène. Comme dans le quartette [Ahmed], Grip promeut des coups d’archet insistants et répétitifs. Cette impro s’avère uniformément tapageuse sur la durée, l’électronique relayant la voix volontiers criarde de Brandhi, à laquelle se superposent les récitations de la harpiste. Les échantillons de discours et bruitages s’accumulent en un fatras monotone, offrant peu de contrastes et dynamiques, les accentuations violentes trop systématiques. On ne sort guère des ostinatos de basse assaisonnés de friture électronique et voix en pétard, et le trio ne propose rien pendant les 50 dernières minutes qu’il n’avait formulé dans les 5 premières.
On respire un bol d’air avec le free jazz réjouissant du guitariste et banjoïste Brandon Seabrook avec le génial Cooper-Moore, ici au diddley-bow, instrument à cordes de sa confection, tenu à plat et endossant une fonction à mi-chemin entre contrebasse et percussion, et le grand Gerald Cleaver. Les trois avaient officié au sein du groupe Black Host de Cleaver, avec le bassiste Pascal Niggenkemper et le saxophoniste Darius Jones. Cooper-Moore y était alors pianiste. Le trio groove comme ce n’est pas permis, le guitariste sec et tranchant, avec un plaisir de jouer se communiquant aisément au public et une musicalité de tous les instants. Cooper-Moore et Cleaver restent incapables d’erreur de jugement et élèvent toute formation à laquelle ils participent par leur engagement de tous les instants. L’un des moments forts du festival.
Le batteur-leader québécois Franklin Kiermeyer ambitionne avec Scatter the Atoms that Remain with special guest Gary Bartz de reprendre les choses là où le quartet de John Coltrane les a laissées. Sur l’instrument, Kiermeyer se situerait plutôt dans le sillage d’un Buddy Rich, par un jeu volubile et démonstratif, faisant plus que menacer de déborder ses partenaires. Après un album remarquable dans les années 90, « Solomon’s daughter » avec un Pharoah Sanders au mieux de sa forme, Kiermeyer a trouvé en Gary Bartz un autre aîné galonné pour prolonger l’histoire. L’avant-veille, les deux hommes se produisaient au Carnegie Hall de New York pour un hommage à Pharoah Sanders. Cette formation née en 2017 présente un jazz modal, intemporel, toujours efficace, à la fois revival et extension crédible du spiritual jazz apparu entre le milieu et la fin des années 60, en version acoustique et sans l’attirail ésotérique des périodes ultérieures. Bartz est assez malin pour ne pas chercher à imiter Coltrane, mais recourt à ses propres points forts, d’une solidité à toute épreuve à défaut de génie. Il admet ne pas aimer improviser, préférant pratiquer et préparer ses phrases et effets. On ne boude pas son plaisir d’entendre sur scène le fringant octogénaire qui débuta aux côtés de Pharoah, en plus d’un partenariat au long cours avec McCoy Tyner et d’incursions chez Miles Davis. Il est l’interlocuteur désigné pour mener à bon port ce projet, avec au piano, Davis Whitfield, et à la basse le Français Géraud Portal. Un montage d’images de Barbara Klein est projeté sur écran géant derrière les musiciens.
En fin de soirée survient l’une de ces situations inattendues qui font le sel des séjours festivaliers. Votre scribouillard se retrouve dans une navette immobilisée pendant de longues minutes, en compagnie de Billy Hart (humble, attentionné et curieux d’autrui), et dans laquelle monte soudain Gary Bartz. Les deux hommes, ravis de se retrouver, se remémorent en riant leurs exploits passés, prennent des nouvelles de leurs amis communs, se recommandent de jeunes musiciens avec lesquels ils ont récemment eu plaisir à jouer, et se font part de leurs nouveaux projets. Le jazz critic se retrouve à la place de la proverbiale petite souris, témoin d’une conversation qui aurait pu faire l’objet d’un passionnant entretien croisé, n’était la nature spontanée de l’échange.
La programmation recèle une foultitude d’artistes internationaux ne jouant mystérieusement jamais en France. Parmi ceux-là, le trio Priority de Slava Ganelin, originaire de Russie mais de nationalité israélo-lituanienne. En sus du piano, il joue d’un clavier relié à une banque de sons, parfois surprenants. Le soprano droit entre doucement sur un drone de basse et les percussions du batteur, doté de multiples cymbales suspendues à la verticale. On arrive sans tarder en territoire free jazz bousculé, d’une intensité montante, selon une certaine tradition mais aussi en dehors de l’orthodoxie du genre, puisque l’électronique tient une place importante dans l’univers de Ganelin. Ces sonorités générées avec l’aide de fée électricité ont un rôle plus paysagiste qu’autre chose, et un aspect suranné. Elles sont aussi utilisées pour former des boucles rythmiques. La tempête se calme pour des passages éthérés, apportant relief et nuances au déroulé. Petras Vysniauskas semble influencé par Jan Garbarek et John Surman. Ganelin tire une sonorité de hautbois de son arsenal. On a le sentiment d’assister à une recherche en cours d’élaboration, via une musique ouverte à tous les possibles, sans hiérarchie ni structure fixe, et relativement peu chargée, plutôt qu’à l’exécution d’un répertoire aux formes bien définies. Ganelin se fait finalement batteur et le set devient un trio à deux batteries et un saxophone. Le weekend permettant des visites en famille, des bambins écoutent ces drôles de sons en dévorant des crêpes.
Free music encore avec le trio du bassiste Damon Smith, actif sur la côte Ouest des Etats-Unis, avec la guitariste Sandy Ewen et le multi-anchiste Stefan Keune. Ces musiciens se produisent plus souvent dans de petites salles, avec une autre acoustique que cet espace à ciel ouvert en plein après-midi. La guitare est posée à plat sur les genoux d’Ewen et émaillée d’ustensiles; de même la contrebasse est l’objet de préparations en direct. Des archets sont coincés entre les cordes et le corps, pour susciter diverses manières de grincements. Le volume d’émission est raisonnable, parfait pour qui se trouve près de la scène. Le bassiste est une révélation, confirmée par ses apparitions nombreuses à cette même édition dans des formations ad hoc, et albums découverts ultérieurement. Le saxophoniste pépie dans les aigus puis produit des gargouillis aquatiques. Faisant monter la sauce avec patience, le trio demeure constamment fascinant et évite l’ornière et la facilité du brouhaha, en faveur d’une modération pointilliste. De la très bonne « impro classique » devant un large public.
On se dirige ensuite vers la Halle où le trompettiste Nate Wooley et d’autres pointures servent une austère partition d’obédience contemporaine, que l’on quitte avant le terme afin d’aller ouïr Günter Sommer’s Brotherhood & Sisterhood, autre grand moment de l’édition. Animées par un who’s who des soufflants la scène free jazz germanique, et par l’écossais Raymond McDonald, ces relectures et développements du répertoire du Chris McGregor Brotherhood of Breath sont une franche réussite, un monument de groove et de feeling, empreints d’une joie de vivre resplendissante que l’on retrouve dans le Red Desert Orchestra d’Eve Risser, groupe paritaire à forte teneur rythmique qui puise dans l’album Eurythmia. Cette formation, festive, pleine de sève, doit ouvrir la programmation de Jazz em Agosto en fanfare. La basse électrique, grondante et roulante, nous entraîne irrésistiblement, épaulée par des tapis de percussions, solistes en verve (dont une intervention du baryton en souffle continu), et des riffs simples des cuivres en tutti. Risser cesse parfois de jouer pour diriger les opérations… ou pour danser !
Pour assister à un autre spectacle où l’on ne peut se rendre que véhiculé, on quitte à regret la prestation du Billy Hart Quartet au bout de trois titres, ayant suffi à la sonorité magique que tire Hart de ses baguettes pour transporter nos oreilles. Le batteur tire parti du jeune ténor Dayna Stephens, dont il va falloir surveiller la suite du parcours, et des finauds Ethan Iverson (p) et Ben Street (b).
Gonçalo Almeida, qui arpente en leader et sideman des formations variées, se rapproche avec son Hydra Ensemble du domaine contemporain. En réalité un quatuor, composé d’une basse, de deux violoncelles et d’électronique. Les mouvements d’archet s’en tiennent d’abord à des glissandi d’une lenteur consommée, où l’on croit lire un commentaire sur le passage du temps [mais n’est-ce pas le cas de toute musique ?]. Almeida promeut ici une atmosphère éthérée, parfaitement sonorisée dans l’espace extérieur et dont la cohésion du collectif occasionne à l’auditoire une transe continue. L’électronique s’affirme davantage dans la seconde partie. Les musiciens font appel à diverses techniques, frottant par exemple les cordes avec des feuilles d’aluminium, pour des effets repris et amplifiés par la console. Les débats s’animent avant de s’en retourner progressivement vers le bourdon qui a sous-tendu la performance.
Le saxophoniste Alexey Kruglov a pendant des années organisé le festival Leo Records à Moscou, St. Petersbourg et Arkhangelsk, en connexion avec le prolifique label basé à Londres. On l’avait découvert au tournant des années 2010, via plusieurs albums témoignant d’une grande vitalité à défaut de la perfection formelle tant prisée sous nos latitudes. L’urgence de ses enregistrements contribue à leur charme. La pianiste Karina Kozhevnikova est aussi chanteuse, d’abord par une sorte de scat atypique. Kruglov joue de plusieurs saxophones à la fois – trois ici, avec force, puis de la seule embouchure. L’ensemble dégage une folle hardiesse, l’heure étant peut-être à cela. Alexey annonce le nom d’une composition, Poem, enregistrée en duo avec Joachim Kühn et qui rappelle l’humeur maussade du Blasé d’Archie Shepp. Vient l’Etude n°4 de G. Ligeti, qui met en valeur la technique de la pianiste, laquelle fredonne indépendamment de ce que jouent ses mains. Et c’est Lonely Woman, énoncé dans une version lente par le soufflant et la vocaliste (avec des paroles en anglais), sur un jeu abstrait et fourni du batteur Simon Camatta.
La prestation de Kenny Garrett and the Sounds from the ancestors illustre le hiatus qu’il peut parfois y avoir entre la majorité (mais pas l’unanimité) du public et le chroniqueur. A l’écoute de ce show bottant constamment en touche, le saxophoniste semble avoir abandonné toute ambition artistique. Aucune prévention contre les rythmes hip-hop et funk, mais la répétition ad nauseam de courts phrasés et le recours réitéré à la participation du public met la patience du plus coulant des jazz critics à rude épreuve. Garrett semble déterminé à reprendre le créneau laissé vacant par le retraité Maceo Parker. L’approche paraît plus cynique que spontanée, chaque effet de manche calculé, au point que l’on imagine le groupe reconduire la même formule soir après soir. En 2023, les ingrédients (jazz et musiques urbaines) sont toujours là, mais dévitalisés, relevant d’une exécution mécanique, les musiciens jouant plus fort les uns que les autres en lieu et place de sensibilité ou de profondeur.
Parmi les manifestations hors-jazz et impro de cette édition, il fut plaisant à divers degrés de découvrir le rock ciselé d’Editrix, le Gavin Bryars Ensemble pour un best-of du compositeur, bassiste et pianiste (et qui dans un autre contexte a joué avec Derek Bailey et Tony Oxley dans le trio Joseph Holbrooke), incluant ses pièces-fleuves The sinking of the Titanic et Jesus’ blood never failed me yet, publiées par Brian Eno en 1975. D’un vif intérêt également, deux travaux distincts du nonette vocal Trondheim Voices, le premier à base de musique folklorique et doté d’une scénographie extraordinaire, l’autre une relecture saisissante de Lux Aeterna de György Ligeti, à la suite d’une interprétation de la même pièce par le SWR Vokalensemble, à l’église évangélique Stadtkirche. György Ligeti est un fil rouge de cette édition avec plusieurs concerts et conférences, impliquant notamment son fils Lukas, lui-même compositeur et musicien, et dont la formation d’afro-funk Burkina Electric a semblé bien rigide, surtout à la comparer au big band d’Eve Risser ou au quintet féminin de percussions Selvhenter avec Marilyn Mazur. On a aussi passé un moment auprès de l’“Ensemble Icosikaihenagon volume II, Fiction for musicians only” du bassiste Benjamin Duboc, dirigeant dix-neuf musiciens parmi lesquels Isabelle Duthoit à la clarinette, Frantz Loriot à l’alto, Jean-Luc Cappozzo à la trompette. La composition incluait des lectures de textes dont le contenu est apparu abscons tandis que l’écriture contemporaine intégrait des éléments issus de l’impro non-idiomatique, avec l’aide d’éminents praticiens de l’exercice, pour des formes changeantes qui suscitèrent l’adhésion.
On n’aime rien tant que l’utopie en action, et à ce titre le légendaire festival n’a pas failli à sa réputation. Cette joyeuse kermesse un brin surréaliste est un lieu dans l’espace-temps où il faut accepter l’imprévu, telle rencontre sur le parcours pouvant mener à une autre route que celle envisagée, avec de belles découvertes à la clé. Les musiciens se trouvent aussi dans le public, dans un brassage permanent de personnalités et esthétiques plus complémentaires qu’opposées. Au moment de partir, nos neurotransmetteurs sont plus opérationnels qu’à l’arrivée. DC
Photos :
Les synapses du festival (Inga Klamert), Selvhenter with Marilyn Mazur (André Symann), Brandon Seabrook (Zalesskaya), Scatter the Atoms that Remain with special guest Gary Bartz (Kurt Rade), Ganelin Trio Priority (Nils Brinkmeier), Günter Baby Sommer (André Symann), Billy Hart Quartet (Kurt Rade), Hydra Ensemble (Nils Brinkmeyer), Alexey Kruglov trio (André Symann), Kenny Garrett (Nils Brinkmeier), Trondheim Voices (Lars Schmidt).
P.S. Après le label Moers Music, très actif dans les années 80, le festival renoue avec l’édition phonographique avec la publication du LP « puls-plus-puls » de Jan Jelinek & Sven-Ake Johanson, enregistré live lors de l’édition 2020, tenue sans spectateurs mais astucieusement filmée et diffusée en ligne.