Jazz live
Publié le 25 Mai 2015

Moers Jazz Festival, Moers, Allemagne, 22 & 23 mai.

 

 

Quand on s’étonne ironiquement que Rainer Michalke, le directeur artistique du festival de Moers, n’ait pas programmé Snarky Puppy (comme tout le monde), il arbore un sourire franc mais sa réponse est tout à fait sérieuse : « En dehors du fait que leur musique ne me touche pas, nous ne prenons jamais de groupes en tournée! » Combien de festivals européens peuvent-ils en dire autant ? Et comment s’étonner alors de la variété stylistique du programme de Moers, concocté par un directeur artistique qui fait de réels choix et écoute les groupes avant de les engager ? Une démarche qui vient d’être récompensée du Prix de la Programmation Aventureuse 2015 par l’Europe Jazz Network. Quarante quatre ans de choix courageux et indépendants, ça se fête !

Hayden Chisholm (as) & Lucerne Jazz Orchestra / The Nest / Colin Stetson & Sarah Neufeld / The Jones Family Singers.

Eve Risser « White Desert Orchestra », Pulverize the Sound, Michael Mantler « The Jazz Composer’s Orchestra Update » feat. Nouvelle Cuisine Big Band/Christoph Cech.

Artiste en résidence à Moers depuis le début de l’année, l’altiste néo-zélandais Hayden Chisholm propose pour le premier concert de la 44° édition du festival rhénan un projet ambitieux en compagnie du Lucerne Jazz Orchestra, gros d’une vingtaine d’instrumentistes… Dès le début, on entend que le son sera l’axe directeur de cette formation. Son d’ensemble tout d’abord, qui s’enfle progressivement sans qu’on puisse clairement distinguer les voix individuelles, voire les « sections », puis son diffracté d’où émergent des bribes de sonorités plus identifiables, enfin une masse mélodique qui fait irrésistiblement penser au thème central du disque « Atom Heart Mother » des Pink Floyd. A ceci près que le leader déroule au-dessus de ce bloc harmo-mélodique compact les phrases fluides de son alto à la sonorité acide. Deux mondes se côtoient : la masse orchestrale d’une part, d’une beauté lourde et référencée aux années soixante-dix, voire aux compositeurs symphoniques du siècle dernier ; le soliste d’autre part, parfois secondé par d’autres anches très konitziennes, qui renvoient au jazz des années 50. Et entendre cet ensemble protéiforme évoluer d’un genre à l’autre, avec des passages atonaux, bruitistes ou modaux qui ne sont d’aucun âge, est fascinant. Comme si, en moins d’une heure, on voyageait par l’oreille à travers différents stades de l’évolution humaine. Parmi lesquels une version décalée du big band « classique », avec solo d’alto aux inflexions folkisantes et amorces de jeu de sections à l’ancienne. Pourquoi s’en priver, après tout ?

Le groupe électro allemand The Nest (une batterie minimaliste, une basse électrique, un clavier/sampler et un sax soprano) ne se distinguerait guère d’une bonne partie des formations de ce type qui parsèment la planète si le souffleur (Christoph Clöser) n’avait une identité particulièrement forte. Belle sonorité de soprano et privilège de jouer des phrases, des inflexions — contrairement à ses comparses —, il ne réussit pourtant pas à entraîner le groupe hors du magma informe traversé de pulsations mécaniques qui est souvent le lot de cette musique.

Plus léger — tout en étant « du lourd » — le duo du saxophoniste américain Colin Stetson et de la violoniste canadienne Sarah Neufeld déroule une musique irrésistiblement envoûtante. Quand les deux instruments — sax ténor, sax basse ou clarinette basse pour le souffleur — se mêlent, ils produisent un son d’ensemble à la fois épais et pulsatile que des sonorités préenregistrées viennent densifier de façon parfois excessive. A d’autres moments, c’est le ténor qui se lance dans des boucles en souffle continu d’une belle intensité tandis que des voix « off » enregistrées l’accompagnent. Le violon, lui, ose un solo absolu — avec, il est vrai, une réverb un peu envahissante — où l’on retrouve des traces de Philip Glass. Au total, un concert prenant, mais qui gagnerait à jouer à un volume plus réduit.

Le final est à rebours de tout cela et renvoie au sources d’un jazz qui, à Moers, se décline sous ses formes les plus diverses : un sextet vocal gospel secondé par une rythmique électrique tout en puissance et en souplesse. La formule est éprouvée, mais la Johnson Family en donne une version pleine de verve et de sincérité, sans pourtant s’éloigner des clichés du genre.

Le lendemain, on était bien sûr curieux d’entendre le premier essai d’Eve Risser en grande formation en dehors de France. Au début c’est une masse aux contours indéfinis qui se présente à nos oreilles avant que n’émerge une suite d’accords qu’on dirait écrite par un Henri Purcell : beauté des sonorités, solennité des harmonies d’où émerge un beau solo de basson… avant que tout cela ne retourne au chaos contrôlé. Bruitisme électro et acoustique de nouveau, donc, suivi d’un solo de trompette accompagné d’abord par le seul piano, sur les mêmes accords « purcelliens » bientôt enrichis par l’intervention des autres instrumentistes, lesquels s’effacent ensuite laissant quasi seule une flûte joliment inventive. Ensuite on passe à une sorte de groove collectif à la mélodie tortueuse d’où émergent un à un des solistes fougueux, et qui se termine en une manière de fanfare. Le morceau suivant revient derechef sur le travail sur les sons et les bruits mais, contrairement au premier, il ne débouche sur aucune envolée harmonique. Il maintient au contraire un parti-pris qui privilégie le travail de composition par rapport à l’expression individuelle des musiciens.

L’arrivée, sur un dernier morceau, de la chanteuse suédoise Sofia Jernberg ne fait qu’ajouter un timbre à l’ensemble. Après un bref et magnifique solo a capella, la voix humaine est utilisée comme un simple instrument. Jusqu’à ce qu’enfin lui soit laissé la possibilité d’apporter une touche de lyrisme et de fragilité à un concert qui n’en affichait guère, préoccupé qu’il était par une virtuosité instrumentale et compositionnelle bien réelle, mais à mon goût trop marquée.

Pulverize the Sound — le trio qui réunit le trompettiste Peter Evans, le bassiste Tim Dahl et le batteur Max Jaffe — porte bien son nom : un power trio électrique dont l’énergie est la colonne vertébrale, au point qu’elle épuise rapidement les capacités d’écoute — les miennes en tout cas. Mais d’autres alentour semblent se délecter de ce flot qui tient de la coulée de lave laquelle, d’ailleurs, continuera à s’écouler sans les musiciens, partis en loges alors qu’u
ne musique répétitive continue à jouer. Va comprendre !

Avec le Jazz Composer’s Orchestra Update de Michael Mantler, on revient à une masse orchestrale imposante mais flexible et qui sait pratiquer l’art du piano et du forte aussi bien en tant qu’ensemble qu’au niveau des solistes. Il faut dire qu’après l’overdose d’électronique qui avait précédé, les oreilles apprécient ce bain de nuances. Les compositions sont variées et tournent autour d’un jazz contemporain qui s’aventure fréquemment sur le terrain de la musique classique du XX° siècle. C’est que Michael Mantler est viennois, ne l’oublions pas, et ses compositions exhumées des années 60 et réactualisées dans les années 2000 en portent la marque. La plupart des membres de l’orchestre, d’ailleurs, sont Autrichiens, et quand le soliste est un violoniste, cette veine viennoise s’épanche sans retenue. On est certes assez loin du Jazz Composer’s Orchestra historique, que Michael Mantler a voulu ressusciter de ce côté-ci de l’Atlantique, mais qu’importe : l’orchestre Nouvelle Cuisine et son directeur Christoph Cech, méritaient bien, en étant intégrés au projet de Mantler, de voir mis en évidence un travail en profondeur peu reconnu hors des frontières autrichiennes. De surcroit, deux survivants du VAO viennent grossir les rangs de ce JCO revu et corrigé : Harry Sokal (ts) et Wolfgang Puschnig (as), excusez du peu ! C’est donc une sorte de fusion d’influences qui s’opère ici, et les occasions d’entendre un big band moderne de cette qualité sont suffisamment rares pour qu’on applaudisse cette phalange qui prolonge une tradition quasi séculaire, sans passéisme ni velléités de céder à quelque mode que ce soit. Thierry Quénum

 

 

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Quand on s’étonne ironiquement que Rainer Michalke, le directeur artistique du festival de Moers, n’ait pas programmé Snarky Puppy (comme tout le monde), il arbore un sourire franc mais sa réponse est tout à fait sérieuse : « En dehors du fait que leur musique ne me touche pas, nous ne prenons jamais de groupes en tournée! » Combien de festivals européens peuvent-ils en dire autant ? Et comment s’étonner alors de la variété stylistique du programme de Moers, concocté par un directeur artistique qui fait de réels choix et écoute les groupes avant de les engager ? Une démarche qui vient d’être récompensée du Prix de la Programmation Aventureuse 2015 par l’Europe Jazz Network. Quarante quatre ans de choix courageux et indépendants, ça se fête !

Hayden Chisholm (as) & Lucerne Jazz Orchestra / The Nest / Colin Stetson & Sarah Neufeld / The Jones Family Singers.

Eve Risser « White Desert Orchestra », Pulverize the Sound, Michael Mantler « The Jazz Composer’s Orchestra Update » feat. Nouvelle Cuisine Big Band/Christoph Cech.

Artiste en résidence à Moers depuis le début de l’année, l’altiste néo-zélandais Hayden Chisholm propose pour le premier concert de la 44° édition du festival rhénan un projet ambitieux en compagnie du Lucerne Jazz Orchestra, gros d’une vingtaine d’instrumentistes… Dès le début, on entend que le son sera l’axe directeur de cette formation. Son d’ensemble tout d’abord, qui s’enfle progressivement sans qu’on puisse clairement distinguer les voix individuelles, voire les « sections », puis son diffracté d’où émergent des bribes de sonorités plus identifiables, enfin une masse mélodique qui fait irrésistiblement penser au thème central du disque « Atom Heart Mother » des Pink Floyd. A ceci près que le leader déroule au-dessus de ce bloc harmo-mélodique compact les phrases fluides de son alto à la sonorité acide. Deux mondes se côtoient : la masse orchestrale d’une part, d’une beauté lourde et référencée aux années soixante-dix, voire aux compositeurs symphoniques du siècle dernier ; le soliste d’autre part, parfois secondé par d’autres anches très konitziennes, qui renvoient au jazz des années 50. Et entendre cet ensemble protéiforme évoluer d’un genre à l’autre, avec des passages atonaux, bruitistes ou modaux qui ne sont d’aucun âge, est fascinant. Comme si, en moins d’une heure, on voyageait par l’oreille à travers différents stades de l’évolution humaine. Parmi lesquels une version décalée du big band « classique », avec solo d’alto aux inflexions folkisantes et amorces de jeu de sections à l’ancienne. Pourquoi s’en priver, après tout ?

Le groupe électro allemand The Nest (une batterie minimaliste, une basse électrique, un clavier/sampler et un sax soprano) ne se distinguerait guère d’une bonne partie des formations de ce type qui parsèment la planète si le souffleur (Christoph Clöser) n’avait une identité particulièrement forte. Belle sonorité de soprano et privilège de jouer des phrases, des inflexions — contrairement à ses comparses —, il ne réussit pourtant pas à entraîner le groupe hors du magma informe traversé de pulsations mécaniques qui est souvent le lot de cette musique.

Plus léger — tout en étant « du lourd » — le duo du saxophoniste américain Colin Stetson et de la violoniste canadienne Sarah Neufeld déroule une musique irrésistiblement envoûtante. Quand les deux instruments — sax ténor, sax basse ou clarinette basse pour le souffleur — se mêlent, ils produisent un son d’ensemble à la fois épais et pulsatile que des sonorités préenregistrées viennent densifier de façon parfois excessive. A d’autres moments, c’est le ténor qui se lance dans des boucles en souffle continu d’une belle intensité tandis que des voix « off » enregistrées l’accompagnent. Le violon, lui, ose un solo absolu — avec, il est vrai, une réverb un peu envahissante — où l’on retrouve des traces de Philip Glass. Au total, un concert prenant, mais qui gagnerait à jouer à un volume plus réduit.

Le final est à rebours de tout cela et renvoie au sources d’un jazz qui, à Moers, se décline sous ses formes les plus diverses : un sextet vocal gospel secondé par une rythmique électrique tout en puissance et en souplesse. La formule est éprouvée, mais la Johnson Family en donne une version pleine de verve et de sincérité, sans pourtant s’éloigner des clichés du genre.

Le lendemain, on était bien sûr curieux d’entendre le premier essai d’Eve Risser en grande formation en dehors de France. Au début c’est une masse aux contours indéfinis qui se présente à nos oreilles avant que n’émerge une suite d’accords qu’on dirait écrite par un Henri Purcell : beauté des sonorités, solennité des harmonies d’où émerge un beau solo de basson… avant que tout cela ne retourne au chaos contrôlé. Bruitisme électro et acoustique de nouveau, donc, suivi d’un solo de trompette accompagné d’abord par le seul piano, sur les mêmes accords « purcelliens » bientôt enrichis par l’intervention des autres instrumentistes, lesquels s’effacent ensuite laissant quasi seule une flûte joliment inventive. Ensuite on passe à une sorte de groove collectif à la mélodie tortueuse d’où émergent un à un des solistes fougueux, et qui se termine en une manière de fanfare. Le morceau suivant revient derechef sur le travail sur les sons et les bruits mais, contrairement au premier, il ne débouche sur aucune envolée harmonique. Il maintient au contraire un parti-pris qui privilégie le travail de composition par rapport à l’expression individuelle des musiciens.

L’arrivée, sur un dernier morceau, de la chanteuse suédoise Sofia Jernberg ne fait qu’ajouter un timbre à l’ensemble. Après un bref et magnifique solo a capella, la voix humaine est utilisée comme un simple instrument. Jusqu’à ce qu’enfin lui soit laissé la possibilité d’apporter une touche de lyrisme et de fragilité à un concert qui n’en affichait guère, préoccupé qu’il était par une virtuosité instrumentale et compositionnelle bien réelle, mais à mon goût trop marquée.

Pulverize the Sound — le trio qui réunit le trompettiste Peter Evans, le bassiste Tim Dahl et le batteur Max Jaffe — porte bien son nom : un power trio électrique dont l’énergie est la colonne vertébrale, au point qu’elle épuise rapidement les capacités d’écoute — les miennes en tout cas. Mais d’autres alentour semblent se délecter de ce flot qui tient de la coulée de lave laquelle, d’ailleurs, continuera à s’écouler sans les musiciens, partis en loges alors qu’u
ne musique répétitive continue à jouer. Va comprendre !

Avec le Jazz Composer’s Orchestra Update de Michael Mantler, on revient à une masse orchestrale imposante mais flexible et qui sait pratiquer l’art du piano et du forte aussi bien en tant qu’ensemble qu’au niveau des solistes. Il faut dire qu’après l’overdose d’électronique qui avait précédé, les oreilles apprécient ce bain de nuances. Les compositions sont variées et tournent autour d’un jazz contemporain qui s’aventure fréquemment sur le terrain de la musique classique du XX° siècle. C’est que Michael Mantler est viennois, ne l’oublions pas, et ses compositions exhumées des années 60 et réactualisées dans les années 2000 en portent la marque. La plupart des membres de l’orchestre, d’ailleurs, sont Autrichiens, et quand le soliste est un violoniste, cette veine viennoise s’épanche sans retenue. On est certes assez loin du Jazz Composer’s Orchestra historique, que Michael Mantler a voulu ressusciter de ce côté-ci de l’Atlantique, mais qu’importe : l’orchestre Nouvelle Cuisine et son directeur Christoph Cech, méritaient bien, en étant intégrés au projet de Mantler, de voir mis en évidence un travail en profondeur peu reconnu hors des frontières autrichiennes. De surcroit, deux survivants du VAO viennent grossir les rangs de ce JCO revu et corrigé : Harry Sokal (ts) et Wolfgang Puschnig (as), excusez du peu ! C’est donc une sorte de fusion d’influences qui s’opère ici, et les occasions d’entendre un big band moderne de cette qualité sont suffisamment rares pour qu’on applaudisse cette phalange qui prolonge une tradition quasi séculaire, sans passéisme ni velléités de céder à quelque mode que ce soit. Thierry Quénum

 

 

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Quand on s’étonne ironiquement que Rainer Michalke, le directeur artistique du festival de Moers, n’ait pas programmé Snarky Puppy (comme tout le monde), il arbore un sourire franc mais sa réponse est tout à fait sérieuse : « En dehors du fait que leur musique ne me touche pas, nous ne prenons jamais de groupes en tournée! » Combien de festivals européens peuvent-ils en dire autant ? Et comment s’étonner alors de la variété stylistique du programme de Moers, concocté par un directeur artistique qui fait de réels choix et écoute les groupes avant de les engager ? Une démarche qui vient d’être récompensée du Prix de la Programmation Aventureuse 2015 par l’Europe Jazz Network. Quarante quatre ans de choix courageux et indépendants, ça se fête !

Hayden Chisholm (as) & Lucerne Jazz Orchestra / The Nest / Colin Stetson & Sarah Neufeld / The Jones Family Singers.

Eve Risser « White Desert Orchestra », Pulverize the Sound, Michael Mantler « The Jazz Composer’s Orchestra Update » feat. Nouvelle Cuisine Big Band/Christoph Cech.

Artiste en résidence à Moers depuis le début de l’année, l’altiste néo-zélandais Hayden Chisholm propose pour le premier concert de la 44° édition du festival rhénan un projet ambitieux en compagnie du Lucerne Jazz Orchestra, gros d’une vingtaine d’instrumentistes… Dès le début, on entend que le son sera l’axe directeur de cette formation. Son d’ensemble tout d’abord, qui s’enfle progressivement sans qu’on puisse clairement distinguer les voix individuelles, voire les « sections », puis son diffracté d’où émergent des bribes de sonorités plus identifiables, enfin une masse mélodique qui fait irrésistiblement penser au thème central du disque « Atom Heart Mother » des Pink Floyd. A ceci près que le leader déroule au-dessus de ce bloc harmo-mélodique compact les phrases fluides de son alto à la sonorité acide. Deux mondes se côtoient : la masse orchestrale d’une part, d’une beauté lourde et référencée aux années soixante-dix, voire aux compositeurs symphoniques du siècle dernier ; le soliste d’autre part, parfois secondé par d’autres anches très konitziennes, qui renvoient au jazz des années 50. Et entendre cet ensemble protéiforme évoluer d’un genre à l’autre, avec des passages atonaux, bruitistes ou modaux qui ne sont d’aucun âge, est fascinant. Comme si, en moins d’une heure, on voyageait par l’oreille à travers différents stades de l’évolution humaine. Parmi lesquels une version décalée du big band « classique », avec solo d’alto aux inflexions folkisantes et amorces de jeu de sections à l’ancienne. Pourquoi s’en priver, après tout ?

Le groupe électro allemand The Nest (une batterie minimaliste, une basse électrique, un clavier/sampler et un sax soprano) ne se distinguerait guère d’une bonne partie des formations de ce type qui parsèment la planète si le souffleur (Christoph Clöser) n’avait une identité particulièrement forte. Belle sonorité de soprano et privilège de jouer des phrases, des inflexions — contrairement à ses comparses —, il ne réussit pourtant pas à entraîner le groupe hors du magma informe traversé de pulsations mécaniques qui est souvent le lot de cette musique.

Plus léger — tout en étant « du lourd » — le duo du saxophoniste américain Colin Stetson et de la violoniste canadienne Sarah Neufeld déroule une musique irrésistiblement envoûtante. Quand les deux instruments — sax ténor, sax basse ou clarinette basse pour le souffleur — se mêlent, ils produisent un son d’ensemble à la fois épais et pulsatile que des sonorités préenregistrées viennent densifier de façon parfois excessive. A d’autres moments, c’est le ténor qui se lance dans des boucles en souffle continu d’une belle intensité tandis que des voix « off » enregistrées l’accompagnent. Le violon, lui, ose un solo absolu — avec, il est vrai, une réverb un peu envahissante — où l’on retrouve des traces de Philip Glass. Au total, un concert prenant, mais qui gagnerait à jouer à un volume plus réduit.

Le final est à rebours de tout cela et renvoie au sources d’un jazz qui, à Moers, se décline sous ses formes les plus diverses : un sextet vocal gospel secondé par une rythmique électrique tout en puissance et en souplesse. La formule est éprouvée, mais la Johnson Family en donne une version pleine de verve et de sincérité, sans pourtant s’éloigner des clichés du genre.

Le lendemain, on était bien sûr curieux d’entendre le premier essai d’Eve Risser en grande formation en dehors de France. Au début c’est une masse aux contours indéfinis qui se présente à nos oreilles avant que n’émerge une suite d’accords qu’on dirait écrite par un Henri Purcell : beauté des sonorités, solennité des harmonies d’où émerge un beau solo de basson… avant que tout cela ne retourne au chaos contrôlé. Bruitisme électro et acoustique de nouveau, donc, suivi d’un solo de trompette accompagné d’abord par le seul piano, sur les mêmes accords « purcelliens » bientôt enrichis par l’intervention des autres instrumentistes, lesquels s’effacent ensuite laissant quasi seule une flûte joliment inventive. Ensuite on passe à une sorte de groove collectif à la mélodie tortueuse d’où émergent un à un des solistes fougueux, et qui se termine en une manière de fanfare. Le morceau suivant revient derechef sur le travail sur les sons et les bruits mais, contrairement au premier, il ne débouche sur aucune envolée harmonique. Il maintient au contraire un parti-pris qui privilégie le travail de composition par rapport à l’expression individuelle des musiciens.

L’arrivée, sur un dernier morceau, de la chanteuse suédoise Sofia Jernberg ne fait qu’ajouter un timbre à l’ensemble. Après un bref et magnifique solo a capella, la voix humaine est utilisée comme un simple instrument. Jusqu’à ce qu’enfin lui soit laissé la possibilité d’apporter une touche de lyrisme et de fragilité à un concert qui n’en affichait guère, préoccupé qu’il était par une virtuosité instrumentale et compositionnelle bien réelle, mais à mon goût trop marquée.

Pulverize the Sound — le trio qui réunit le trompettiste Peter Evans, le bassiste Tim Dahl et le batteur Max Jaffe — porte bien son nom : un power trio électrique dont l’énergie est la colonne vertébrale, au point qu’elle épuise rapidement les capacités d’écoute — les miennes en tout cas. Mais d’autres alentour semblent se délecter de ce flot qui tient de la coulée de lave laquelle, d’ailleurs, continuera à s’écouler sans les musiciens, partis en loges alors qu’u
ne musique répétitive continue à jouer. Va comprendre !

Avec le Jazz Composer’s Orchestra Update de Michael Mantler, on revient à une masse orchestrale imposante mais flexible et qui sait pratiquer l’art du piano et du forte aussi bien en tant qu’ensemble qu’au niveau des solistes. Il faut dire qu’après l’overdose d’électronique qui avait précédé, les oreilles apprécient ce bain de nuances. Les compositions sont variées et tournent autour d’un jazz contemporain qui s’aventure fréquemment sur le terrain de la musique classique du XX° siècle. C’est que Michael Mantler est viennois, ne l’oublions pas, et ses compositions exhumées des années 60 et réactualisées dans les années 2000 en portent la marque. La plupart des membres de l’orchestre, d’ailleurs, sont Autrichiens, et quand le soliste est un violoniste, cette veine viennoise s’épanche sans retenue. On est certes assez loin du Jazz Composer’s Orchestra historique, que Michael Mantler a voulu ressusciter de ce côté-ci de l’Atlantique, mais qu’importe : l’orchestre Nouvelle Cuisine et son directeur Christoph Cech, méritaient bien, en étant intégrés au projet de Mantler, de voir mis en évidence un travail en profondeur peu reconnu hors des frontières autrichiennes. De surcroit, deux survivants du VAO viennent grossir les rangs de ce JCO revu et corrigé : Harry Sokal (ts) et Wolfgang Puschnig (as), excusez du peu ! C’est donc une sorte de fusion d’influences qui s’opère ici, et les occasions d’entendre un big band moderne de cette qualité sont suffisamment rares pour qu’on applaudisse cette phalange qui prolonge une tradition quasi séculaire, sans passéisme ni velléités de céder à quelque mode que ce soit. Thierry Quénum

 

 

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Quand on s’étonne ironiquement que Rainer Michalke, le directeur artistique du festival de Moers, n’ait pas programmé Snarky Puppy (comme tout le monde), il arbore un sourire franc mais sa réponse est tout à fait sérieuse : « En dehors du fait que leur musique ne me touche pas, nous ne prenons jamais de groupes en tournée! » Combien de festivals européens peuvent-ils en dire autant ? Et comment s’étonner alors de la variété stylistique du programme de Moers, concocté par un directeur artistique qui fait de réels choix et écoute les groupes avant de les engager ? Une démarche qui vient d’être récompensée du Prix de la Programmation Aventureuse 2015 par l’Europe Jazz Network. Quarante quatre ans de choix courageux et indépendants, ça se fête !

Hayden Chisholm (as) & Lucerne Jazz Orchestra / The Nest / Colin Stetson & Sarah Neufeld / The Jones Family Singers.

Eve Risser « White Desert Orchestra », Pulverize the Sound, Michael Mantler « The Jazz Composer’s Orchestra Update » feat. Nouvelle Cuisine Big Band/Christoph Cech.

Artiste en résidence à Moers depuis le début de l’année, l’altiste néo-zélandais Hayden Chisholm propose pour le premier concert de la 44° édition du festival rhénan un projet ambitieux en compagnie du Lucerne Jazz Orchestra, gros d’une vingtaine d’instrumentistes… Dès le début, on entend que le son sera l’axe directeur de cette formation. Son d’ensemble tout d’abord, qui s’enfle progressivement sans qu’on puisse clairement distinguer les voix individuelles, voire les « sections », puis son diffracté d’où émergent des bribes de sonorités plus identifiables, enfin une masse mélodique qui fait irrésistiblement penser au thème central du disque « Atom Heart Mother » des Pink Floyd. A ceci près que le leader déroule au-dessus de ce bloc harmo-mélodique compact les phrases fluides de son alto à la sonorité acide. Deux mondes se côtoient : la masse orchestrale d’une part, d’une beauté lourde et référencée aux années soixante-dix, voire aux compositeurs symphoniques du siècle dernier ; le soliste d’autre part, parfois secondé par d’autres anches très konitziennes, qui renvoient au jazz des années 50. Et entendre cet ensemble protéiforme évoluer d’un genre à l’autre, avec des passages atonaux, bruitistes ou modaux qui ne sont d’aucun âge, est fascinant. Comme si, en moins d’une heure, on voyageait par l’oreille à travers différents stades de l’évolution humaine. Parmi lesquels une version décalée du big band « classique », avec solo d’alto aux inflexions folkisantes et amorces de jeu de sections à l’ancienne. Pourquoi s’en priver, après tout ?

Le groupe électro allemand The Nest (une batterie minimaliste, une basse électrique, un clavier/sampler et un sax soprano) ne se distinguerait guère d’une bonne partie des formations de ce type qui parsèment la planète si le souffleur (Christoph Clöser) n’avait une identité particulièrement forte. Belle sonorité de soprano et privilège de jouer des phrases, des inflexions — contrairement à ses comparses —, il ne réussit pourtant pas à entraîner le groupe hors du magma informe traversé de pulsations mécaniques qui est souvent le lot de cette musique.

Plus léger — tout en étant « du lourd » — le duo du saxophoniste américain Colin Stetson et de la violoniste canadienne Sarah Neufeld déroule une musique irrésistiblement envoûtante. Quand les deux instruments — sax ténor, sax basse ou clarinette basse pour le souffleur — se mêlent, ils produisent un son d’ensemble à la fois épais et pulsatile que des sonorités préenregistrées viennent densifier de façon parfois excessive. A d’autres moments, c’est le ténor qui se lance dans des boucles en souffle continu d’une belle intensité tandis que des voix « off » enregistrées l’accompagnent. Le violon, lui, ose un solo absolu — avec, il est vrai, une réverb un peu envahissante — où l’on retrouve des traces de Philip Glass. Au total, un concert prenant, mais qui gagnerait à jouer à un volume plus réduit.

Le final est à rebours de tout cela et renvoie au sources d’un jazz qui, à Moers, se décline sous ses formes les plus diverses : un sextet vocal gospel secondé par une rythmique électrique tout en puissance et en souplesse. La formule est éprouvée, mais la Johnson Family en donne une version pleine de verve et de sincérité, sans pourtant s’éloigner des clichés du genre.

Le lendemain, on était bien sûr curieux d’entendre le premier essai d’Eve Risser en grande formation en dehors de France. Au début c’est une masse aux contours indéfinis qui se présente à nos oreilles avant que n’émerge une suite d’accords qu’on dirait écrite par un Henri Purcell : beauté des sonorités, solennité des harmonies d’où émerge un beau solo de basson… avant que tout cela ne retourne au chaos contrôlé. Bruitisme électro et acoustique de nouveau, donc, suivi d’un solo de trompette accompagné d’abord par le seul piano, sur les mêmes accords « purcelliens » bientôt enrichis par l’intervention des autres instrumentistes, lesquels s’effacent ensuite laissant quasi seule une flûte joliment inventive. Ensuite on passe à une sorte de groove collectif à la mélodie tortueuse d’où émergent un à un des solistes fougueux, et qui se termine en une manière de fanfare. Le morceau suivant revient derechef sur le travail sur les sons et les bruits mais, contrairement au premier, il ne débouche sur aucune envolée harmonique. Il maintient au contraire un parti-pris qui privilégie le travail de composition par rapport à l’expression individuelle des musiciens.

L’arrivée, sur un dernier morceau, de la chanteuse suédoise Sofia Jernberg ne fait qu’ajouter un timbre à l’ensemble. Après un bref et magnifique solo a capella, la voix humaine est utilisée comme un simple instrument. Jusqu’à ce qu’enfin lui soit laissé la possibilité d’apporter une touche de lyrisme et de fragilité à un concert qui n’en affichait guère, préoccupé qu’il était par une virtuosité instrumentale et compositionnelle bien réelle, mais à mon goût trop marquée.

Pulverize the Sound — le trio qui réunit le trompettiste Peter Evans, le bassiste Tim Dahl et le batteur Max Jaffe — porte bien son nom : un power trio électrique dont l’énergie est la colonne vertébrale, au point qu’elle épuise rapidement les capacités d’écoute — les miennes en tout cas. Mais d’autres alentour semblent se délecter de ce flot qui tient de la coulée de lave laquelle, d’ailleurs, continuera à s’écouler sans les musiciens, partis en loges alors qu’u
ne musique répétitive continue à jouer. Va comprendre !

Avec le Jazz Composer’s Orchestra Update de Michael Mantler, on revient à une masse orchestrale imposante mais flexible et qui sait pratiquer l’art du piano et du forte aussi bien en tant qu’ensemble qu’au niveau des solistes. Il faut dire qu’après l’overdose d’électronique qui avait précédé, les oreilles apprécient ce bain de nuances. Les compositions sont variées et tournent autour d’un jazz contemporain qui s’aventure fréquemment sur le terrain de la musique classique du XX° siècle. C’est que Michael Mantler est viennois, ne l’oublions pas, et ses compositions exhumées des années 60 et réactualisées dans les années 2000 en portent la marque. La plupart des membres de l’orchestre, d’ailleurs, sont Autrichiens, et quand le soliste est un violoniste, cette veine viennoise s’épanche sans retenue. On est certes assez loin du Jazz Composer’s Orchestra historique, que Michael Mantler a voulu ressusciter de ce côté-ci de l’Atlantique, mais qu’importe : l’orchestre Nouvelle Cuisine et son directeur Christoph Cech, méritaient bien, en étant intégrés au projet de Mantler, de voir mis en évidence un travail en profondeur peu reconnu hors des frontières autrichiennes. De surcroit, deux survivants du VAO viennent grossir les rangs de ce JCO revu et corrigé : Harry Sokal (ts) et Wolfgang Puschnig (as), excusez du peu ! C’est donc une sorte de fusion d’influences qui s’opère ici, et les occasions d’entendre un big band moderne de cette qualité sont suffisamment rares pour qu’on applaudisse cette phalange qui prolonge une tradition quasi séculaire, sans passéisme ni velléités de céder à quelque mode que ce soit. Thierry Quénum