Mont de Marsan: les amours improvisés du jazz et du flamenco
Vicente Amigo, avec son groupe vient saluer la salle au final du concert dans les belles Halles en bois des Landes. Au bas de la scène, un jeune homme tout de noir vêtu lui tend alors sa guitare pour que, sur le bois lustré de la caisse, il y appose sa signature à fin d’adoubement du « maestro » (maître). Le flamenco par sa force de transmission, sa profondeur d’être et de clamer, sa part de mystère et de mystique aussi conservé chez les aficionados peut encore déclencher de tels gestes d’émotion profonde.
Diego Villegas (hca, ts, ss), David Caro (g), Roberto Jaen (perc), Anabel Veloso (baile)/danse)
Vicente Amigo (g), Añil Fernandez (g), Ewen Bernal (elb), Paquito Gonzales (cajon, perc), Luis Moneo (voc, palmas), Africa Montoya (baile/danse)
Arte Flamenco, Café Cantante, Mont de Marsan (40000), 5 juillet
On vient juste d’arriver dans la capitale landaise habillée des parures et couleurs du flamenco comme chaque début de juillet depuis trente ans cette année. Sur le chemin du dit « village flamenco » installé plein centre ville un coup d’oeil en passant sous le chapiteau des spectacles gratuits de la fin d’après midi…et voici a bonne surprise pour ne pas dire la bonne étoile. Un son de ténor plutôt inhabituel dans ce contexte, gorgé de feeling ou de « duende « pour recentrer le propos. Et puis plus tard en superposition à des accords de guitare rageurs, jaillit une sonorité de soprano bien ronde, bien chaude le long d’un chorus fort charpenté dans la durée comme dans l’intensité « J’ai commencé par la clarinette à San Lucar De Barrameda ma ville natale à l’embouchure du Guadalquivir » raconte Diego Villegas « A Cadix ensuite j’ai voulu garder cette douceur de la sonorité en passant au sax soprano » Sur scène il pratique également la flûte et, plus surprenant encore histoire d’illustrer les « coplas » du flamenco, le trentenaire désormais installé à Madrid y a ajouté l’harmonica. Gage d’originalité dans l’univers de la musique d’essence gitane « Mais bon j’aime improviser donc jouer avec des musiciens de jazz et de musiques latines »
A vérifier dans son dernier opus (Bajo de Guía, instagram.com/diegovillegasmusic)
Dans les arcanes du flamenco on dit qu’il est le successeur de Paco de Lucia, rien moins. Hors champ de référence ou de révérence obligée Vicente Amigo reste d’abord et avant tout un grand guitariste. De flamenco, bien sur mais pas que. Sa manière, son inspiration, son goût de se lancer souvent dans le champ de l’improvisation, la recherche de couleurs harmoniques peu usitées à ce niveau dans son univers de base (il fut formé très jeune par le « maestro » Manolo Sanlucar), des doigtés très personnels générateurs de sonorités originales sur son instrument portent une signature très reconnaissable. Sur la grande scène montoise illuminée d’une teinte rouge comme une « muleta » sous le soleil d’une arène, Vicente Amigo a notamment fait montre d’enchainements de séquences fulgurantes. Avec en point d’orgue un art de faire éclater les notes en coup de fusil sur les cordes graves de sa guitare (cf son dernier CD Memoria de los Sentidos, Sony Music España) Plus tard dans la nuit il nous fera cette confidence « A Paris j’ai eu l’occasion de jouer avec des guitaristes de jazz. J’ai toujours l’envie de rencontrer des musiciens de de ce niveau. C’est un bonheur pour moi…» En duo avec le « cantaor » (chanteur) de son groupe, Chorro, un échange voix/musique plus noires que blanches, résonne à cordes et à cris pris sur le vif. Le flamenco peut aussi figurer le blues.
Et vice versa.
Renaud Garcia-Fons (b), David Dorantes (p)
Arte Flamenco, Café Cantante, Mont de Marsan (40000), 6 juillet
Difficile, je l’avoue, de passer de l’émotion d’un quart de finale de Coupe du Monde victorieux à la musique acoustique d’un duo qui requiert un niveau d’attention certain. Il est de émotions qui ne se transmettent pas juste via un système de vases communicants. Mis bon…Garcia-Fons et Dorantes entrent dans la danse dans un mode très progressif (Promesa del Alba) Et puis il parait intéressant de jauger de l’accueil de leur musique vis à vis d’une audience à priori dans l’attente, ici à Mont de Marsan, d’un contenu d’abord flamenco. Comme toujours les deux protagonistes font le pari de jouer sur la finesse: mélodies tracées, accompagnement et soutien mutuel, accords de piano et schémas de basse travaillés trait à trait. En ce sens la justesse, la qualité du son à l’archet du contrebassiste dans cette musique fait sens (Molto Enrollado) Et donne déjà le caractère, un sceau à ce travail mis en commun. Avant d’aborder son habituelle séquence en solo, David Dorantes lui, toujours un peu avare de mots, annonce la couleur « Bon, là je vais tout improviser » Aussitôt dit, aussitôt mis à effet. Les notes coulent, par vagues comme une ondulation de houle venue du large. Des accords qui claquent tel le « toque » (toucher) explosif de la main droite des guitaristes (celui de Vicente Amigo, tiens, évoqué plus haut) Et comme pour marquer une rupture voire ouvrir un horizon le pianiste de Mairena del Aljarafe, debout à présent se lance dans une partie de percussions à mains nues sur les cordes, au coeur du ventre du piano. Même lorsqu’il rencontre l’impro et croise le jazz, chez lui le flamenco, dans ses racines, n’est jamais très loin. Effervescences mixées en mode de feu d’artifice pianistique. A son tour exposé seul au public, Renaud Garcia-Fons livre un chorus méticuleusement construit, gorgé d’expressivité dans les couleurs. Puis revenu dans l’échange savant du duo, la basse sur l’allant lyrique d’une « malagueña » dessine des reliefs de sons, de phrases portés très haut, très fort (Palabra de ensueño) Tout le monde on l’imagine a désormais oublié le feu du foot. Le jeu de mains créatif ainsi partagé l’emporte dans une dimension de musique qui chante (Entre las rosas)
Antonio Canales, « bailador » (danseur) et chorégraphe incomparable né à Triana, emblématique quartier gitan de Séville se plait à dire -plus qu’à justifier- au travers de cette sentence « Dans le monde du flamenco, oui il existe un code. Nous artistes pratiquants nous le connaissons tous sans en parler forcément. Nous l’avons découvert, apprivoisé, ingurgité dans la rue, la vie… » Dans le show final de cette soirée du trentième anniversaire d’Arte Flamenco qu’il conduisait avec son aura, son charisme, ses excentricités de showman no limit, deux moments à retenir dans un beau décor lumineux de fond de scène en rouge et noir pétants. Une longue séquence en piano solo de Diego Amador d’abord. Pour l’expression brute d’une version singulière, pour le moins surprenante car finalement d’esprit très free, déstructurante à vrai dire, du Caravan de Duke Ellington/Juan Tisol. Premier jet bientôt relayé par une furia percussive de « cajón » et battements de palmas. Séquence terminée pour le pianiste en frappes de mailloches, littéralement en plongée sur les cordes du piano…Plus un autre moment intense de percussions toujours et encore, tonitruant, de climat très africain celui là, au beau milieu d’un « baile » mille volts d’Antonio Canales, véritable rotor noir de corps et rouge carmin vif de chaussures « tap-dancing » sur les planches. Avec chez lui, carrure d’imposant chaman qui a triomphé tant à Séville qu’à New York ou Tokyo, une étrange expression figée dans le visage, masque de kabuki dans ce tableau « flamenco puro ». La puissance de l’improvisation peut aussi faire changer de monde…d’expression. Sans frontière ni barre de mesure trop contraignantes. Evidemment.
Robert Latxague