Naïssam Jalal à l’Espace du Roudour
Avec Quest of the Invisible (double album primé aux Victoires du jazz 2019), Naïssam Jalal ouvrait la porte qui sépare l’Occident de l’Orient. Le jazz qui se déployait dans un espace agrandi était parcouru par le souffle d’une spiritualité à la fois intemporelle et infinie. Répondant à une commande de l’Orchestre Symphonique de Bretagne (sensible aux transversalités, l’OSB a collaboré avec Branford Marsalis, Chris Brubeck, Didier Squiban, Angélique Kidjo…), l’artiste franco-syrienne proposa une symphonie « ancrée dans les traditions musicales extraoccidentales et tournée vers l’inconnu ». Surtout, elle inscrivait ce geste dans le temps présent, celui d’une Syrie martyrisée qui compte à ce jour plus de 500 000 morts. Naïssam Jalal ne chante pas la mort mais le courage, la dignité, la force des vivants qui résistent depuis neuf ans au régime baasiste, celui des bombes, des armes chimiques, des pendaisons et des viols.
Entre chaque mouvement, Naïssam Jalal intervient, commentant un monde en perdition sous la loi du capitalisme triomphant. Elle dénonce ce triomphe qui aboutit aujourd’hui à l’épuisement de la planète tout entière. Et sa musique est en quelque sorte l’illustration sonore de ce triomphe de la défaite. Mais une illustration aux multiples couleurs : tendres, anthracites, déchirantes. La façon dont la musicienne s’empare de son instrument est tout à fait originale, dès lors qu’elle souffle mais aussi chante, crie, sanglote. Elle lui donne plusieurs voix, en faisant de lui un mégaphone des espérances et des douleurs.
L’harmonie qui opère entre les musiciens est le résultat d’une fraternité vieille de neuf années. Ils sont ensemble sur le chemin. Ils ne se sont jamais quittés et cela se ressent, cela se voit dans les regards qui échangent des accords de douceur, des sourires de contentement et de stupéfaction. Chaque instrumentiste est une couleur qui exprime à sa façon cet Autre Monde de concorde sonore, l’unisson rêvé par Naïssam Jalal.
Un Autre Monde traversé d’ondes arabes, andalouses, de lignes qui rappellent, selon l’oreille, Albert Ayler, Pharoah Sanders, Claude Debussy, Maurice Ravel ou encore Jacques Thollot, Carla Bley. Des entretressements de lignes qui finissent par composer une fresque que chacun lira à sa guise, que l’on interprètera avec son cœur, avec toutes les fibres de son être, elles-mêmes mêlées de divers paysages, de diverses cultures, de diverses histoires. Quest of the Invisible ouvrait une porte qui avait été entrebâillée. Un Autre Monde lève toutes les frontières qui opposent les êtres et consacre le mélange des cœurs.
La complicité parfaite du quintet avec l’OSB est un tour de force et surtout de magie. Une magie enveloppante qui recouvre d’émotion le public de l’Espace du Roudour, une salle dirigée par Mikaël Euzen dont les audaces, en tant que programmateur, sont une leçon à suivre en ces temps menacés par l’uniformité.
Naïssam Jalal (flûte, ney, voix, compositions), Mehdi Chaïb (saxophones ténor et soprano, percussions), Karsten Hochapfel (guitare et violoncelle), Damien Varaillon (contrebasse), Arnaud Dolmen (batterie), les 30 musiciens de l’Orchestre Symphonique de Bretagne sous la direction de Zahia Ziouani.
Espace du Roudour, Saint-Martin-des-Champs, Finistère, vendredi 14 février 2020, 20h30
Texte : Guy Darol