North Sea Jazz Festival (3)
Dernière journée orgiaque à Rotterdam : de 15h15 à 23h30, les concerts s’enchaînent sans répit sur les douze scènes du festival, obligeant le festivalier à des choix toujours plus cornéliens. Plutôt que d’en restituer la chronologie bousculée, essayons une approche thématique.
Pi Recordings en conclave : Steve Coleman, Liberty Ellman, Steve Lehman
Il y en a pour tous les goûts au North Sea Jazz : alors qu’en ce dimanche, les grandes scènes accueillaient des artistes populaires comme Van Morrison, Jamiroquai ou The New Power Generation, la direction du festival avait donné les clés de la salle Madeira à Seth Rosner et Yulun Wang, les fondateurs de Pi Recordings, label accueillant depuis seize ans ce qui se fait de plus pointu sur la scène new-yorkaise. Début des festivités en milieu d’après-midi avec Steve Coleman en personne, venu présenter son projet en grande formation The Council of Balance. Le noyau du groupe est constitué des Five Elements dans la configuration qu’on leur a connu ces dernières années, à ceci près que le batteur Sean Rickmann était remplacé par l’excellent Dan Weiss, qui n’en est pas non plus à sa première collaboration avec le père fondateur de M’Base. S’y ajoutait le saxophoniste ténor cubain Roman Filiu (plus colemanien que Coleman), et surtout onze jeunes musicien(ne)s contemporain(e)s néerlandais(es) du Doelen Ensemble. Là où, l’avant-veille, le concert de Wayne Shorter juxtaposait stérilement à son quartette un orchestre symphonique, la fusion fonctionne ici à plein entre jazzmen et musiciens de chambre, d’ailleurs installés côte à côte sur scène. « Qui d’autre que Steve Coleman aurait pu faire sonner autant de parties imbriquées de manière aussi funky ? », s’exclamera Yulun Wang à la fin du concert, caractérisant ainsi parfaitement cette musique d’une merveilleuse fluidité, se réinventant sans cesse au fil de longs développements. Plus brève et atmosphérique, la pièce finale conclut ce concert magistral sur une note qui évoquerait presque Stan Getz et Eddie Sauter. Magique !
La difficile tâche de reprendre le flambeau échoit au sextette du guitariste Liberty Ellman, connu (façon de parler !) pour son travail aux côté d’Henry Threadgil. Malgré de bons moments et des intuitions intéressantes, leur performance ne tutoie pas les mêmes sommets, d’autant qu’elle se trouve desservie par une sonorisation un peu excessive. Programmé en solo, le patriarche de Chicago Muhal Richard Abrams a malheureusement dû déclarer forfait pour raisons de santé. Il sera remplacé par un set impromptu en duo, trio et quartette dirigé par Steve Coleman, auquel nous n’avons malheureusement pas pu assister. Pour finir, Steve Lehman présente son projet Sélébéyone, encensé dans nos colonnes par Ludovic Florin : malgré la créativité avec laquelle le saxophoniste intègre dans sa musique deux rappeurs particulièrement doués, la sonorisation excessive et ses infra-basses lancinantes finiront par m’envoyer voir ailleurs.
Entre deux portes : Chick Corea, Wolfgang Muthspiel et Craig Taborn
Que fait-on quand on a un peu de temps entre deux concerts au North Sea Jazz ? On va voir un autre concert, pardi ! Profitant d’une pause dans le programme Pi Recordings, je passe ainsi une tête en salle Amazon, où l’artiste en résidence Chick Corea fait sa troisième et dernière apparition en compagnie du Trondheim Jazz Orchestra. La vraie star, ici, est peut-être le big band. Un mot sur la configuration, d’abord, qui fait éclater la traditionnelle disposition par pupitres en rangs d’oignons : au lieu de quoi, les onze musiciens se tiennent debout sur une seule rangée, en arc-de-cercle autour de la batterie, dégageant ainsi une formidable énergie. Le niveau des jeunes solistes est stratosphérique, leur engagement total, au point de faire un peu d’ombre au maître de cérémonie, surtout sur les titres signées d’Erlend Skomsvoll, le directeur musical de l’ensemble. Corea semble néanmoins reprendre la main sur l’une de ses compositions, Bud Powell, mais il est déjà temps pour moi de partir…
Plus tard dans la soirée, je fais une halte un peu plus longue salle Yenisei (aux faux airs de club de jazz), où une sonorisation tout en douceur me permet d’apprécier à plein la musique subtile et raffinée du quintette de Wolfgang Muthspiel. On s’en doute, le guitariste autrichien, n’a pas pu réunir le casting de luxe de son dernier album ECM, sans qu’on y perde réellement au change : Brad Mehldau cède son tabouret au britannique Gwilym Simcock, repéré aux côté de Pat Metheny (tiens, tiens…), tandis qu’Ambrose Akinmusire (qui se produira pourtant sur la même scène moins de deux heures plus tard !) est remplacé par Ralph Alessi, à la trompette diaphane d’une rare poésie. Luxe, calme et volupté, dans un festival par ailleurs peu avare en décibels.
Enfin, nous passons en salle Hudson pour le programme autour de McCoy Tyner et ses pianistes invités, qui avait suscité bien des réticences chez mon collègue Thierry Quenum lors de sa présentation à la Philharmonie de Paris. Nous arrivons pile au bon moment, au début de la prestation de Craig Taborn, accompagné par la rythmique de McCoy. Écouter ce chantre de l’avant-garde la plus débridée dans ce contexte plus straight ahead s’avère passionnant : quel drive, quel swing, quel jazzman ! À la fin du premier morceau, notre homme prend le micro pour rendre hommage à la regrettée Geri Allen, récemment disparue, qui aurait dû partager la scène avec lui et a été remplacée in extremis par Antonio Farao. Il enchaîne avec l’une des compositions de la pianiste, When Kabuya Dances, interprétée en solo sans la moindre sensiblerie, mais avec un engagement total. Tant pis si je dois déjà quitter les lieux : j’ai le sentiment d’avoir entendu l’essentiel.
Pascal Rozat|Dernière journée orgiaque à Rotterdam : de 15h15 à 23h30, les concerts s’enchaînent sans répit sur les douze scènes du festival, obligeant le festivalier à des choix toujours plus cornéliens. Plutôt que d’en restituer la chronologie bousculée, essayons une approche thématique.
Pi Recordings en conclave : Steve Coleman, Liberty Ellman, Steve Lehman
Il y en a pour tous les goûts au North Sea Jazz : alors qu’en ce dimanche, les grandes scènes accueillaient des artistes populaires comme Van Morrison, Jamiroquai ou The New Power Generation, la direction du festival avait donné les clés de la salle Madeira à Seth Rosner et Yulun Wang, les fondateurs de Pi Recordings, label accueillant depuis seize ans ce qui se fait de plus pointu sur la scène new-yorkaise. Début des festivités en milieu d’après-midi avec Steve Coleman en personne, venu présenter son projet en grande formation The Council of Balance. Le noyau du groupe est constitué des Five Elements dans la configuration qu’on leur a connu ces dernières années, à ceci près que le batteur Sean Rickmann était remplacé par l’excellent Dan Weiss, qui n’en est pas non plus à sa première collaboration avec le père fondateur de M’Base. S’y ajoutait le saxophoniste ténor cubain Roman Filiu (plus colemanien que Coleman), et surtout onze jeunes musicien(ne)s contemporain(e)s néerlandais(es) du Doelen Ensemble. Là où, l’avant-veille, le concert de Wayne Shorter juxtaposait stérilement à son quartette un orchestre symphonique, la fusion fonctionne ici à plein entre jazzmen et musiciens de chambre, d’ailleurs installés côte à côte sur scène. « Qui d’autre que Steve Coleman aurait pu faire sonner autant de parties imbriquées de manière aussi funky ? », s’exclamera Yulun Wang à la fin du concert, caractérisant ainsi parfaitement cette musique d’une merveilleuse fluidité, se réinventant sans cesse au fil de longs développements. Plus brève et atmosphérique, la pièce finale conclut ce concert magistral sur une note qui évoquerait presque Stan Getz et Eddie Sauter. Magique !
La difficile tâche de reprendre le flambeau échoit au sextette du guitariste Liberty Ellman, connu (façon de parler !) pour son travail aux côté d’Henry Threadgil. Malgré de bons moments et des intuitions intéressantes, leur performance ne tutoie pas les mêmes sommets, d’autant qu’elle se trouve desservie par une sonorisation un peu excessive. Programmé en solo, le patriarche de Chicago Muhal Richard Abrams a malheureusement dû déclarer forfait pour raisons de santé. Il sera remplacé par un set impromptu en duo, trio et quartette dirigé par Steve Coleman, auquel nous n’avons malheureusement pas pu assister. Pour finir, Steve Lehman présente son projet Sélébéyone, encensé dans nos colonnes par Ludovic Florin : malgré la créativité avec laquelle le saxophoniste intègre dans sa musique deux rappeurs particulièrement doués, la sonorisation excessive et ses infra-basses lancinantes finiront par m’envoyer voir ailleurs.
Entre deux portes : Chick Corea, Wolfgang Muthspiel et Craig Taborn
Que fait-on quand on a un peu de temps entre deux concerts au North Sea Jazz ? On va voir un autre concert, pardi ! Profitant d’une pause dans le programme Pi Recordings, je passe ainsi une tête en salle Amazon, où l’artiste en résidence Chick Corea fait sa troisième et dernière apparition en compagnie du Trondheim Jazz Orchestra. La vraie star, ici, est peut-être le big band. Un mot sur la configuration, d’abord, qui fait éclater la traditionnelle disposition par pupitres en rangs d’oignons : au lieu de quoi, les onze musiciens se tiennent debout sur une seule rangée, en arc-de-cercle autour de la batterie, dégageant ainsi une formidable énergie. Le niveau des jeunes solistes est stratosphérique, leur engagement total, au point de faire un peu d’ombre au maître de cérémonie, surtout sur les titres signées d’Erlend Skomsvoll, le directeur musical de l’ensemble. Corea semble néanmoins reprendre la main sur l’une de ses compositions, Bud Powell, mais il est déjà temps pour moi de partir…
Plus tard dans la soirée, je fais une halte un peu plus longue salle Yenisei (aux faux airs de club de jazz), où une sonorisation tout en douceur me permet d’apprécier à plein la musique subtile et raffinée du quintette de Wolfgang Muthspiel. On s’en doute, le guitariste autrichien, n’a pas pu réunir le casting de luxe de son dernier album ECM, sans qu’on y perde réellement au change : Brad Mehldau cède son tabouret au britannique Gwilym Simcock, repéré aux côté de Pat Metheny (tiens, tiens…), tandis qu’Ambrose Akinmusire (qui se produira pourtant sur la même scène moins de deux heures plus tard !) est remplacé par Ralph Alessi, à la trompette diaphane d’une rare poésie. Luxe, calme et volupté, dans un festival par ailleurs peu avare en décibels.
Enfin, nous passons en salle Hudson pour le programme autour de McCoy Tyner et ses pianistes invités, qui avait suscité bien des réticences chez mon collègue Thierry Quenum lors de sa présentation à la Philharmonie de Paris. Nous arrivons pile au bon moment, au début de la prestation de Craig Taborn, accompagné par la rythmique de McCoy. Écouter ce chantre de l’avant-garde la plus débridée dans ce contexte plus straight ahead s’avère passionnant : quel drive, quel swing, quel jazzman ! À la fin du premier morceau, notre homme prend le micro pour rendre hommage à la regrettée Geri Allen, récemment disparue, qui aurait dû partager la scène avec lui et a été remplacée in extremis par Antonio Farao. Il enchaîne avec l’une des compositions de la pianiste, When Kabuya Dances, interprétée en solo sans la moindre sensiblerie, mais avec un engagement total. Tant pis si je dois déjà quitter les lieux : j’ai le sentiment d’avoir entendu l’essentiel.
Pascal Rozat|Dernière journée orgiaque à Rotterdam : de 15h15 à 23h30, les concerts s’enchaînent sans répit sur les douze scènes du festival, obligeant le festivalier à des choix toujours plus cornéliens. Plutôt que d’en restituer la chronologie bousculée, essayons une approche thématique.
Pi Recordings en conclave : Steve Coleman, Liberty Ellman, Steve Lehman
Il y en a pour tous les goûts au North Sea Jazz : alors qu’en ce dimanche, les grandes scènes accueillaient des artistes populaires comme Van Morrison, Jamiroquai ou The New Power Generation, la direction du festival avait donné les clés de la salle Madeira à Seth Rosner et Yulun Wang, les fondateurs de Pi Recordings, label accueillant depuis seize ans ce qui se fait de plus pointu sur la scène new-yorkaise. Début des festivités en milieu d’après-midi avec Steve Coleman en personne, venu présenter son projet en grande formation The Council of Balance. Le noyau du groupe est constitué des Five Elements dans la configuration qu’on leur a connu ces dernières années, à ceci près que le batteur Sean Rickmann était remplacé par l’excellent Dan Weiss, qui n’en est pas non plus à sa première collaboration avec le père fondateur de M’Base. S’y ajoutait le saxophoniste ténor cubain Roman Filiu (plus colemanien que Coleman), et surtout onze jeunes musicien(ne)s contemporain(e)s néerlandais(es) du Doelen Ensemble. Là où, l’avant-veille, le concert de Wayne Shorter juxtaposait stérilement à son quartette un orchestre symphonique, la fusion fonctionne ici à plein entre jazzmen et musiciens de chambre, d’ailleurs installés côte à côte sur scène. « Qui d’autre que Steve Coleman aurait pu faire sonner autant de parties imbriquées de manière aussi funky ? », s’exclamera Yulun Wang à la fin du concert, caractérisant ainsi parfaitement cette musique d’une merveilleuse fluidité, se réinventant sans cesse au fil de longs développements. Plus brève et atmosphérique, la pièce finale conclut ce concert magistral sur une note qui évoquerait presque Stan Getz et Eddie Sauter. Magique !
La difficile tâche de reprendre le flambeau échoit au sextette du guitariste Liberty Ellman, connu (façon de parler !) pour son travail aux côté d’Henry Threadgil. Malgré de bons moments et des intuitions intéressantes, leur performance ne tutoie pas les mêmes sommets, d’autant qu’elle se trouve desservie par une sonorisation un peu excessive. Programmé en solo, le patriarche de Chicago Muhal Richard Abrams a malheureusement dû déclarer forfait pour raisons de santé. Il sera remplacé par un set impromptu en duo, trio et quartette dirigé par Steve Coleman, auquel nous n’avons malheureusement pas pu assister. Pour finir, Steve Lehman présente son projet Sélébéyone, encensé dans nos colonnes par Ludovic Florin : malgré la créativité avec laquelle le saxophoniste intègre dans sa musique deux rappeurs particulièrement doués, la sonorisation excessive et ses infra-basses lancinantes finiront par m’envoyer voir ailleurs.
Entre deux portes : Chick Corea, Wolfgang Muthspiel et Craig Taborn
Que fait-on quand on a un peu de temps entre deux concerts au North Sea Jazz ? On va voir un autre concert, pardi ! Profitant d’une pause dans le programme Pi Recordings, je passe ainsi une tête en salle Amazon, où l’artiste en résidence Chick Corea fait sa troisième et dernière apparition en compagnie du Trondheim Jazz Orchestra. La vraie star, ici, est peut-être le big band. Un mot sur la configuration, d’abord, qui fait éclater la traditionnelle disposition par pupitres en rangs d’oignons : au lieu de quoi, les onze musiciens se tiennent debout sur une seule rangée, en arc-de-cercle autour de la batterie, dégageant ainsi une formidable énergie. Le niveau des jeunes solistes est stratosphérique, leur engagement total, au point de faire un peu d’ombre au maître de cérémonie, surtout sur les titres signées d’Erlend Skomsvoll, le directeur musical de l’ensemble. Corea semble néanmoins reprendre la main sur l’une de ses compositions, Bud Powell, mais il est déjà temps pour moi de partir…
Plus tard dans la soirée, je fais une halte un peu plus longue salle Yenisei (aux faux airs de club de jazz), où une sonorisation tout en douceur me permet d’apprécier à plein la musique subtile et raffinée du quintette de Wolfgang Muthspiel. On s’en doute, le guitariste autrichien, n’a pas pu réunir le casting de luxe de son dernier album ECM, sans qu’on y perde réellement au change : Brad Mehldau cède son tabouret au britannique Gwilym Simcock, repéré aux côté de Pat Metheny (tiens, tiens…), tandis qu’Ambrose Akinmusire (qui se produira pourtant sur la même scène moins de deux heures plus tard !) est remplacé par Ralph Alessi, à la trompette diaphane d’une rare poésie. Luxe, calme et volupté, dans un festival par ailleurs peu avare en décibels.
Enfin, nous passons en salle Hudson pour le programme autour de McCoy Tyner et ses pianistes invités, qui avait suscité bien des réticences chez mon collègue Thierry Quenum lors de sa présentation à la Philharmonie de Paris. Nous arrivons pile au bon moment, au début de la prestation de Craig Taborn, accompagné par la rythmique de McCoy. Écouter ce chantre de l’avant-garde la plus débridée dans ce contexte plus straight ahead s’avère passionnant : quel drive, quel swing, quel jazzman ! À la fin du premier morceau, notre homme prend le micro pour rendre hommage à la regrettée Geri Allen, récemment disparue, qui aurait dû partager la scène avec lui et a été remplacée in extremis par Antonio Farao. Il enchaîne avec l’une des compositions de la pianiste, When Kabuya Dances, interprétée en solo sans la moindre sensiblerie, mais avec un engagement total. Tant pis si je dois déjà quitter les lieux : j’ai le sentiment d’avoir entendu l’essentiel.
Pascal Rozat|Dernière journée orgiaque à Rotterdam : de 15h15 à 23h30, les concerts s’enchaînent sans répit sur les douze scènes du festival, obligeant le festivalier à des choix toujours plus cornéliens. Plutôt que d’en restituer la chronologie bousculée, essayons une approche thématique.
Pi Recordings en conclave : Steve Coleman, Liberty Ellman, Steve Lehman
Il y en a pour tous les goûts au North Sea Jazz : alors qu’en ce dimanche, les grandes scènes accueillaient des artistes populaires comme Van Morrison, Jamiroquai ou The New Power Generation, la direction du festival avait donné les clés de la salle Madeira à Seth Rosner et Yulun Wang, les fondateurs de Pi Recordings, label accueillant depuis seize ans ce qui se fait de plus pointu sur la scène new-yorkaise. Début des festivités en milieu d’après-midi avec Steve Coleman en personne, venu présenter son projet en grande formation The Council of Balance. Le noyau du groupe est constitué des Five Elements dans la configuration qu’on leur a connu ces dernières années, à ceci près que le batteur Sean Rickmann était remplacé par l’excellent Dan Weiss, qui n’en est pas non plus à sa première collaboration avec le père fondateur de M’Base. S’y ajoutait le saxophoniste ténor cubain Roman Filiu (plus colemanien que Coleman), et surtout onze jeunes musicien(ne)s contemporain(e)s néerlandais(es) du Doelen Ensemble. Là où, l’avant-veille, le concert de Wayne Shorter juxtaposait stérilement à son quartette un orchestre symphonique, la fusion fonctionne ici à plein entre jazzmen et musiciens de chambre, d’ailleurs installés côte à côte sur scène. « Qui d’autre que Steve Coleman aurait pu faire sonner autant de parties imbriquées de manière aussi funky ? », s’exclamera Yulun Wang à la fin du concert, caractérisant ainsi parfaitement cette musique d’une merveilleuse fluidité, se réinventant sans cesse au fil de longs développements. Plus brève et atmosphérique, la pièce finale conclut ce concert magistral sur une note qui évoquerait presque Stan Getz et Eddie Sauter. Magique !
La difficile tâche de reprendre le flambeau échoit au sextette du guitariste Liberty Ellman, connu (façon de parler !) pour son travail aux côté d’Henry Threadgil. Malgré de bons moments et des intuitions intéressantes, leur performance ne tutoie pas les mêmes sommets, d’autant qu’elle se trouve desservie par une sonorisation un peu excessive. Programmé en solo, le patriarche de Chicago Muhal Richard Abrams a malheureusement dû déclarer forfait pour raisons de santé. Il sera remplacé par un set impromptu en duo, trio et quartette dirigé par Steve Coleman, auquel nous n’avons malheureusement pas pu assister. Pour finir, Steve Lehman présente son projet Sélébéyone, encensé dans nos colonnes par Ludovic Florin : malgré la créativité avec laquelle le saxophoniste intègre dans sa musique deux rappeurs particulièrement doués, la sonorisation excessive et ses infra-basses lancinantes finiront par m’envoyer voir ailleurs.
Entre deux portes : Chick Corea, Wolfgang Muthspiel et Craig Taborn
Que fait-on quand on a un peu de temps entre deux concerts au North Sea Jazz ? On va voir un autre concert, pardi ! Profitant d’une pause dans le programme Pi Recordings, je passe ainsi une tête en salle Amazon, où l’artiste en résidence Chick Corea fait sa troisième et dernière apparition en compagnie du Trondheim Jazz Orchestra. La vraie star, ici, est peut-être le big band. Un mot sur la configuration, d’abord, qui fait éclater la traditionnelle disposition par pupitres en rangs d’oignons : au lieu de quoi, les onze musiciens se tiennent debout sur une seule rangée, en arc-de-cercle autour de la batterie, dégageant ainsi une formidable énergie. Le niveau des jeunes solistes est stratosphérique, leur engagement total, au point de faire un peu d’ombre au maître de cérémonie, surtout sur les titres signées d’Erlend Skomsvoll, le directeur musical de l’ensemble. Corea semble néanmoins reprendre la main sur l’une de ses compositions, Bud Powell, mais il est déjà temps pour moi de partir…
Plus tard dans la soirée, je fais une halte un peu plus longue salle Yenisei (aux faux airs de club de jazz), où une sonorisation tout en douceur me permet d’apprécier à plein la musique subtile et raffinée du quintette de Wolfgang Muthspiel. On s’en doute, le guitariste autrichien, n’a pas pu réunir le casting de luxe de son dernier album ECM, sans qu’on y perde réellement au change : Brad Mehldau cède son tabouret au britannique Gwilym Simcock, repéré aux côté de Pat Metheny (tiens, tiens…), tandis qu’Ambrose Akinmusire (qui se produira pourtant sur la même scène moins de deux heures plus tard !) est remplacé par Ralph Alessi, à la trompette diaphane d’une rare poésie. Luxe, calme et volupté, dans un festival par ailleurs peu avare en décibels.
Enfin, nous passons en salle Hudson pour le programme autour de McCoy Tyner et ses pianistes invités, qui avait suscité bien des réticences chez mon collègue Thierry Quenum lors de sa présentation à la Philharmonie de Paris. Nous arrivons pile au bon moment, au début de la prestation de Craig Taborn, accompagné par la rythmique de McCoy. Écouter ce chantre de l’avant-garde la plus débridée dans ce contexte plus straight ahead s’avère passionnant : quel drive, quel swing, quel jazzman ! À la fin du premier morceau, notre homme prend le micro pour rendre hommage à la regrettée Geri Allen, récemment disparue, qui aurait dû partager la scène avec lui et a été remplacée in extremis par Antonio Farao. Il enchaîne avec l’une des compositions de la pianiste, When Kabuya Dances, interprétée en solo sans la moindre sensiblerie, mais avec un engagement total. Tant pis si je dois déjà quitter les lieux : j’ai le sentiment d’avoir entendu l’essentiel.
Pascal Rozat