Les nuages solides de Joe Lovano
Au New Morning, Joe Lovano est apparu comme une sorte de sax tenor ultime, rassemblant toutes les traditions du jazz.
Lawrence Fields (piano), Peter Ravov (contrebasse), Carmen Castaldi (batterie) , Joe Lovano (sax tenor, tarogato), New Morning, jeudi 9 mars 2017
Arrivé en avance, j’ai la chance d’assister à l’interview de Joe Lovano par Belkacem Meziane pour New Morning Radio. Joe Lovano déroule avec sérénité le fil de sa déjà riche carrière. Il raconte son père saxophoniste amateur à Cleveland, ami de Tadd Dameron, sa participation au concert pour les 80 ans de Woody hermann en 1976 (avec Jimmy Giuffre, Al Cohn, Stan Getz…), son entrée dans l’orchestre Thad Jones-Mel Lewis, sa rencontre avec Elvin puis avec Hank Jones qu’il qualifie de « trésor », ses rencontres avec Michael Brecker, Petrucciani, Carla Bley, ou Ornette Coleman. Fasciné, je l’écoute en compagnie du saxophoniste et directeur de l’ARPEJ Michel Goldberg, (Lovano est président d’honneur de son école de jazz) et d’une poignée d’élèves. Je réaliste à quel point, par son parcours et sa génération (il a une soixantaine d’années) Lovano se trouve à la confluence du présent et du passé du jazz, au moins en ce qui concerne le saxophone ténor. Pour le dire plus simplement, il a joué avec Chris Potter et Michael Brecker, mais aussi avec Ornette Coleman et Al Cohn. Il aime se relier en pensée à la source première, à Coleman Hawkins dont Hank Jones fut un temps le pianiste, succédant à…Thelonious Monk.Son style est une synthèse brillante et personnelle de toutes ces fréquentations. Mais elle n’a rien d’étouffant, comme si elle était le fruit d’une décantation sereine et non pas d’une accumulation forcée.
Au New Morning, ce soir-là, Joe Lovano joue deux sets de quarante cinq minutes dont le fil rouge est un hommage à Ornette Coleman: c’est son anniversaire aujourd’hui (il aurait eu 87 ans). Au programme, des compositions d’Ornette (Sleep talk, Roundtrip) et des morceaux de Lovano qui sont un peu dans cet esprit, en particulier des morceaux qui figurent sur un bel album réalisé avec Ed Blackwell, Sounds of Joy. L’une de ces compositions, Ettenro, jouée ce soir là, est une pure merveille à redécouvrir absolument. le deuxième set est dans le même esprit, avec en plus le cadeau précieux de standards tels que Star Crossed Lover de Billy Strayhorn, ou, en rappel, I’m all for you, une ballade de Joe Lovano composée sur la grille de Body and Soul.
J’écoute attentivement le son, le timbre, le débit de Lovano, en essayant d’identifier un peu les différents éléments de son style. Michel Goldberg a la gentillesse de me filer un coup de main ou plutôt un coup d’oreille dans ce travail de repérage. Du son de Lovano, aisément reconnaissable, on peut dire qu’il est sombre, un peu étouffé (« dur et sec » dit Philippe Carles dans le Dictionnaire du jazz, c’est un peu exagéré). En tous cas, Lovano ne vise pas le diaphane. Le son qui sort de son sax ténor a un timbre granuleux et un vibrato très caractéristique (énorme dans les graves, plus subtil dans les mediums), Lovano fait penser à ces gens qui parlent avec une voix légèrement enrouée qui crée un effet de chaleur humaine et de proximité. Cet aspect granuleux, voilé , est toujours présent dans le son de Lovano, mais jamais de la même façon. Il est tantôt au premier plan avec un énorme effet de souffle et de matière, tantôt en filigrane. Ici le son rejoint l’articulation. Certaines notes de Lovano sont scandées, d’autres au contraire éludées, retenues, presque ravalées. Cela rend son discours contrasté, vivant, riche en surprises. Le saxophoniste Michel Goldberg le dit en termes plus techniques: « Le saxophone est un instrument hétérogène dans les différents registres. L’émission n’est pas la même dans l’aigu, dans le grave, et dans le medium. Tout le travail des saxophonistes, dans le jazz ou dans le classique, est de rendre homogène cette émission. Mais Lovano fait le contraire. Il en rajoute dans l’hétérogénéité ». Quant à Pascal Rozat, mon collègue de jazz magazine, rencontré à la pause, il trouve une jolie métaphore pour décrire l’alliance du fuligineux et du terrien chez Lovano: « Il fait des nuages solides! ».
Dans le time de Lovano, on retrouve aussi le sens des contrastes. Il possède cette faculté de lâcher la bride, et de paraître flotter, avant reprendre les rênes d’un coup sec et d’être au coeur du coeur du temps. Sur le plan du débit, Lovano s’exprime par séquences courtes plutôt qu’en déroulant de longs rubans soyeux. Lovano rythme son discours de coups de boutoirs énergiques et dansants.Les traits rapides sont utilisés aisément mais avec parcimonie, comme des éléctrochocs. La virtuosité de se situe également dans ces étranglements lyriques qui se terminent par un jeu sur les harmoniques superbement maîtrisé.
Je suis beaucoup trop long, je baille en me relisant, je demande pardon pour ce long tunnel interprétatif. Je conclue en mentionnant Lovano joue sur trois morceaux du tarogato, étonnant d’instrument d’origine hongroise, qui ressemble à un saxophone soprano mais dont le son est beaucoup plus nasal. Lovano en tire de merveilleuses inflexions sur le blues.
J’arrête ici de parler de Lovano pour parler de ses partenaires. Ils le méritent. Son pianiste Lawrence Fields, en particulier, qui a fait une extraordinaire impression à tous ceux qui étaient au New Morning.
C’est un grand échalas à musculature de sauterelle. Son discours est merveilleusement clair et délié. Lovano l’écoute avec ravissement pendant ses chorus, assis derrière le batteur. Il y a quelque chose de la limpidité de Hank Jones dans son jeu, mais aussi le sens de l’espace, une manière implacable de faire monter le groove.
Il joue avec une intensité si incroyable qu’il a l’air d’avoir parcouru un 1500 mètres quand il se lève de son clavier.
Quant au batteur, Carmen Castaldi, vieux copain d’enfance de Lovano, il joue avec finesse mais se contente ici plutôt d’un rôle de coloriste. Les accents que place Joe Lovano sont si puissants que l’on peut soutenir que c’est lui le premier batteur de l’orchestre.
Le contrebassiste est plus présent que le batteur. Il partage avec Lovano une sorte de goût pour les phrases dansantes et prend quelques superbes chorus.
Survient alors le rappel. Lovano revient et joue a capella « I’m all for you », une de ses compositions fétiches. Le son: énorme. Le vibrato::énorme. L’effet de souffle: énorme. Une turbine de Boeing dans la gueule. La dessinatrice Annie-Claire Alvoet, qui a réalisé tous les dessins de cette chronique, se tourne de mon côté : « T’as les cheveux plaqués en arrière ». « Toi aussi » lui dis-je aussitôt, avec ce sens de la répartie qui tue qui m’a valu une réputation extrêmement flatteuse dans le milieu des chroniqueurs de jazz parisiens. Puis Lovano quitte la scène. Dans la salle je repère des choses étonnantes. Dans certains coins, des courants d’air inhabituels, des tourbillons étranges, des portes qui claquent. « Cherche pas à comprendre, et ne te retourne pas » me dis-je en quittant le New Morning.
Texte JF Mondot
Dessins AC Alvoët (autres dessins et peintures à découvrir sur son site www.annie-claire.com. Ceux qui veulent acquérir l’un des dessins de cette chronique peuvent lui écrire à l’adresse suivante annie_claire@hotmail.com )|Au New Morning, Joe Lovano est apparu comme une sorte de sax tenor ultime, rassemblant toutes les traditions du jazz.
Lawrence Fields (piano), Peter Ravov (contrebasse), Carmen Castaldi (batterie) , Joe Lovano (sax tenor, tarogato), New Morning, jeudi 9 mars 2017
Arrivé en avance, j’ai la chance d’assister à l’interview de Joe Lovano par Belkacem Meziane pour New Morning Radio. Joe Lovano déroule avec sérénité le fil de sa déjà riche carrière. Il raconte son père saxophoniste amateur à Cleveland, ami de Tadd Dameron, sa participation au concert pour les 80 ans de Woody hermann en 1976 (avec Jimmy Giuffre, Al Cohn, Stan Getz…), son entrée dans l’orchestre Thad Jones-Mel Lewis, sa rencontre avec Elvin puis avec Hank Jones qu’il qualifie de « trésor », ses rencontres avec Michael Brecker, Petrucciani, Carla Bley, ou Ornette Coleman. Fasciné, je l’écoute en compagnie du saxophoniste et directeur de l’ARPEJ Michel Goldberg, (Lovano est président d’honneur de son école de jazz) et d’une poignée d’élèves. Je réaliste à quel point, par son parcours et sa génération (il a une soixantaine d’années) Lovano se trouve à la confluence du présent et du passé du jazz, au moins en ce qui concerne le saxophone ténor. Pour le dire plus simplement, il a joué avec Chris Potter et Michael Brecker, mais aussi avec Ornette Coleman et Al Cohn. Il aime se relier en pensée à la source première, à Coleman Hawkins dont Hank Jones fut un temps le pianiste, succédant à…Thelonious Monk.Son style est une synthèse brillante et personnelle de toutes ces fréquentations. Mais elle n’a rien d’étouffant, comme si elle était le fruit d’une décantation sereine et non pas d’une accumulation forcée.
Au New Morning, ce soir-là, Joe Lovano joue deux sets de quarante cinq minutes dont le fil rouge est un hommage à Ornette Coleman: c’est son anniversaire aujourd’hui (il aurait eu 87 ans). Au programme, des compositions d’Ornette (Sleep talk, Roundtrip) et des morceaux de Lovano qui sont un peu dans cet esprit, en particulier des morceaux qui figurent sur un bel album réalisé avec Ed Blackwell, Sounds of Joy. L’une de ces compositions, Ettenro, jouée ce soir là, est une pure merveille à redécouvrir absolument. le deuxième set est dans le même esprit, avec en plus le cadeau précieux de standards tels que Star Crossed Lover de Billy Strayhorn, ou, en rappel, I’m all for you, une ballade de Joe Lovano composée sur la grille de Body and Soul.
J’écoute attentivement le son, le timbre, le débit de Lovano, en essayant d’identifier un peu les différents éléments de son style. Michel Goldberg a la gentillesse de me filer un coup de main ou plutôt un coup d’oreille dans ce travail de repérage. Du son de Lovano, aisément reconnaissable, on peut dire qu’il est sombre, un peu étouffé (« dur et sec » dit Philippe Carles dans le Dictionnaire du jazz, c’est un peu exagéré). En tous cas, Lovano ne vise pas le diaphane. Le son qui sort de son sax ténor a un timbre granuleux et un vibrato très caractéristique (énorme dans les graves, plus subtil dans les mediums), Lovano fait penser à ces gens qui parlent avec une voix légèrement enrouée qui crée un effet de chaleur humaine et de proximité. Cet aspect granuleux, voilé , est toujours présent dans le son de Lovano, mais jamais de la même façon. Il est tantôt au premier plan avec un énorme effet de souffle et de matière, tantôt en filigrane. Ici le son rejoint l’articulation. Certaines notes de Lovano sont scandées, d’autres au contraire éludées, retenues, presque ravalées. Cela rend son discours contrasté, vivant, riche en surprises. Le saxophoniste Michel Goldberg le dit en termes plus techniques: « Le saxophone est un instrument hétérogène dans les différents registres. L’émission n’est pas la même dans l’aigu, dans le grave, et dans le medium. Tout le travail des saxophonistes, dans le jazz ou dans le classique, est de rendre homogène cette émission. Mais Lovano fait le contraire. Il en rajoute dans l’hétérogénéité ». Quant à Pascal Rozat, mon collègue de jazz magazine, rencontré à la pause, il trouve une jolie métaphore pour décrire l’alliance du fuligineux et du terrien chez Lovano: « Il fait des nuages solides! ».
Dans le time de Lovano, on retrouve aussi le sens des contrastes. Il possède cette faculté de lâcher la bride, et de paraître flotter, avant reprendre les rênes d’un coup sec et d’être au coeur du coeur du temps. Sur le plan du débit, Lovano s’exprime par séquences courtes plutôt qu’en déroulant de longs rubans soyeux. Lovano rythme son discours de coups de boutoirs énergiques et dansants.Les traits rapides sont utilisés aisément mais avec parcimonie, comme des éléctrochocs. La virtuosité de se situe également dans ces étranglements lyriques qui se terminent par un jeu sur les harmoniques superbement maîtrisé.
Je suis beaucoup trop long, je baille en me relisant, je demande pardon pour ce long tunnel interprétatif. Je conclue en mentionnant Lovano joue sur trois morceaux du tarogato, étonnant d’instrument d’origine hongroise, qui ressemble à un saxophone soprano mais dont le son est beaucoup plus nasal. Lovano en tire de merveilleuses inflexions sur le blues.
J’arrête ici de parler de Lovano pour parler de ses partenaires. Ils le méritent. Son pianiste Lawrence Fields, en particulier, qui a fait une extraordinaire impression à tous ceux qui étaient au New Morning.
C’est un grand échalas à musculature de sauterelle. Son discours est merveilleusement clair et délié. Lovano l’écoute avec ravissement pendant ses chorus, assis derrière le batteur. Il y a quelque chose de la limpidité de Hank Jones dans son jeu, mais aussi le sens de l’espace, une manière implacable de faire monter le groove.
Il joue avec une intensité si incroyable qu’il a l’air d’avoir parcouru un 1500 mètres quand il se lève de son clavier.
Quant au batteur, Carmen Castaldi, vieux copain d’enfance de Lovano, il joue avec finesse mais se contente ici plutôt d’un rôle de coloriste. Les accents que place Joe Lovano sont si puissants que l’on peut soutenir que c’est lui le premier batteur de l’orchestre.
Le contrebassiste est plus présent que le batteur. Il partage avec Lovano une sorte de goût pour les phrases dansantes et prend quelques superbes chorus.
Survient alors le rappel. Lovano revient et joue a capella « I’m all for you », une de ses compositions fétiches. Le son: énorme. Le vibrato::énorme. L’effet de souffle: énorme. Une turbine de Boeing dans la gueule. La dessinatrice Annie-Claire Alvoet, qui a réalisé tous les dessins de cette chronique, se tourne de mon côté : « T’as les cheveux plaqués en arrière ». « Toi aussi » lui dis-je aussitôt, avec ce sens de la répartie qui tue qui m’a valu une réputation extrêmement flatteuse dans le milieu des chroniqueurs de jazz parisiens. Puis Lovano quitte la scène. Dans la salle je repère des choses étonnantes. Dans certains coins, des courants d’air inhabituels, des tourbillons étranges, des portes qui claquent. « Cherche pas à comprendre, et ne te retourne pas » me dis-je en quittant le New Morning.
Texte JF Mondot
Dessins AC Alvoët (autres dessins et peintures à découvrir sur son site www.annie-claire.com. Ceux qui veulent acquérir l’un des dessins de cette chronique peuvent lui écrire à l’adresse suivante annie_claire@hotmail.com )|Au New Morning, Joe Lovano est apparu comme une sorte de sax tenor ultime, rassemblant toutes les traditions du jazz.
Lawrence Fields (piano), Peter Ravov (contrebasse), Carmen Castaldi (batterie) , Joe Lovano (sax tenor, tarogato), New Morning, jeudi 9 mars 2017
Arrivé en avance, j’ai la chance d’assister à l’interview de Joe Lovano par Belkacem Meziane pour New Morning Radio. Joe Lovano déroule avec sérénité le fil de sa déjà riche carrière. Il raconte son père saxophoniste amateur à Cleveland, ami de Tadd Dameron, sa participation au concert pour les 80 ans de Woody hermann en 1976 (avec Jimmy Giuffre, Al Cohn, Stan Getz…), son entrée dans l’orchestre Thad Jones-Mel Lewis, sa rencontre avec Elvin puis avec Hank Jones qu’il qualifie de « trésor », ses rencontres avec Michael Brecker, Petrucciani, Carla Bley, ou Ornette Coleman. Fasciné, je l’écoute en compagnie du saxophoniste et directeur de l’ARPEJ Michel Goldberg, (Lovano est président d’honneur de son école de jazz) et d’une poignée d’élèves. Je réaliste à quel point, par son parcours et sa génération (il a une soixantaine d’années) Lovano se trouve à la confluence du présent et du passé du jazz, au moins en ce qui concerne le saxophone ténor. Pour le dire plus simplement, il a joué avec Chris Potter et Michael Brecker, mais aussi avec Ornette Coleman et Al Cohn. Il aime se relier en pensée à la source première, à Coleman Hawkins dont Hank Jones fut un temps le pianiste, succédant à…Thelonious Monk.Son style est une synthèse brillante et personnelle de toutes ces fréquentations. Mais elle n’a rien d’étouffant, comme si elle était le fruit d’une décantation sereine et non pas d’une accumulation forcée.
Au New Morning, ce soir-là, Joe Lovano joue deux sets de quarante cinq minutes dont le fil rouge est un hommage à Ornette Coleman: c’est son anniversaire aujourd’hui (il aurait eu 87 ans). Au programme, des compositions d’Ornette (Sleep talk, Roundtrip) et des morceaux de Lovano qui sont un peu dans cet esprit, en particulier des morceaux qui figurent sur un bel album réalisé avec Ed Blackwell, Sounds of Joy. L’une de ces compositions, Ettenro, jouée ce soir là, est une pure merveille à redécouvrir absolument. le deuxième set est dans le même esprit, avec en plus le cadeau précieux de standards tels que Star Crossed Lover de Billy Strayhorn, ou, en rappel, I’m all for you, une ballade de Joe Lovano composée sur la grille de Body and Soul.
J’écoute attentivement le son, le timbre, le débit de Lovano, en essayant d’identifier un peu les différents éléments de son style. Michel Goldberg a la gentillesse de me filer un coup de main ou plutôt un coup d’oreille dans ce travail de repérage. Du son de Lovano, aisément reconnaissable, on peut dire qu’il est sombre, un peu étouffé (« dur et sec » dit Philippe Carles dans le Dictionnaire du jazz, c’est un peu exagéré). En tous cas, Lovano ne vise pas le diaphane. Le son qui sort de son sax ténor a un timbre granuleux et un vibrato très caractéristique (énorme dans les graves, plus subtil dans les mediums), Lovano fait penser à ces gens qui parlent avec une voix légèrement enrouée qui crée un effet de chaleur humaine et de proximité. Cet aspect granuleux, voilé , est toujours présent dans le son de Lovano, mais jamais de la même façon. Il est tantôt au premier plan avec un énorme effet de souffle et de matière, tantôt en filigrane. Ici le son rejoint l’articulation. Certaines notes de Lovano sont scandées, d’autres au contraire éludées, retenues, presque ravalées. Cela rend son discours contrasté, vivant, riche en surprises. Le saxophoniste Michel Goldberg le dit en termes plus techniques: « Le saxophone est un instrument hétérogène dans les différents registres. L’émission n’est pas la même dans l’aigu, dans le grave, et dans le medium. Tout le travail des saxophonistes, dans le jazz ou dans le classique, est de rendre homogène cette émission. Mais Lovano fait le contraire. Il en rajoute dans l’hétérogénéité ». Quant à Pascal Rozat, mon collègue de jazz magazine, rencontré à la pause, il trouve une jolie métaphore pour décrire l’alliance du fuligineux et du terrien chez Lovano: « Il fait des nuages solides! ».
Dans le time de Lovano, on retrouve aussi le sens des contrastes. Il possède cette faculté de lâcher la bride, et de paraître flotter, avant reprendre les rênes d’un coup sec et d’être au coeur du coeur du temps. Sur le plan du débit, Lovano s’exprime par séquences courtes plutôt qu’en déroulant de longs rubans soyeux. Lovano rythme son discours de coups de boutoirs énergiques et dansants.Les traits rapides sont utilisés aisément mais avec parcimonie, comme des éléctrochocs. La virtuosité de se situe également dans ces étranglements lyriques qui se terminent par un jeu sur les harmoniques superbement maîtrisé.
Je suis beaucoup trop long, je baille en me relisant, je demande pardon pour ce long tunnel interprétatif. Je conclue en mentionnant Lovano joue sur trois morceaux du tarogato, étonnant d’instrument d’origine hongroise, qui ressemble à un saxophone soprano mais dont le son est beaucoup plus nasal. Lovano en tire de merveilleuses inflexions sur le blues.
J’arrête ici de parler de Lovano pour parler de ses partenaires. Ils le méritent. Son pianiste Lawrence Fields, en particulier, qui a fait une extraordinaire impression à tous ceux qui étaient au New Morning.
C’est un grand échalas à musculature de sauterelle. Son discours est merveilleusement clair et délié. Lovano l’écoute avec ravissement pendant ses chorus, assis derrière le batteur. Il y a quelque chose de la limpidité de Hank Jones dans son jeu, mais aussi le sens de l’espace, une manière implacable de faire monter le groove.
Il joue avec une intensité si incroyable qu’il a l’air d’avoir parcouru un 1500 mètres quand il se lève de son clavier.
Quant au batteur, Carmen Castaldi, vieux copain d’enfance de Lovano, il joue avec finesse mais se contente ici plutôt d’un rôle de coloriste. Les accents que place Joe Lovano sont si puissants que l’on peut soutenir que c’est lui le premier batteur de l’orchestre.
Le contrebassiste est plus présent que le batteur. Il partage avec Lovano une sorte de goût pour les phrases dansantes et prend quelques superbes chorus.
Survient alors le rappel. Lovano revient et joue a capella « I’m all for you », une de ses compositions fétiches. Le son: énorme. Le vibrato::énorme. L’effet de souffle: énorme. Une turbine de Boeing dans la gueule. La dessinatrice Annie-Claire Alvoet, qui a réalisé tous les dessins de cette chronique, se tourne de mon côté : « T’as les cheveux plaqués en arrière ». « Toi aussi » lui dis-je aussitôt, avec ce sens de la répartie qui tue qui m’a valu une réputation extrêmement flatteuse dans le milieu des chroniqueurs de jazz parisiens. Puis Lovano quitte la scène. Dans la salle je repère des choses étonnantes. Dans certains coins, des courants d’air inhabituels, des tourbillons étranges, des portes qui claquent. « Cherche pas à comprendre, et ne te retourne pas » me dis-je en quittant le New Morning.
Texte JF Mondot
Dessins AC Alvoët (autres dessins et peintures à découvrir sur son site www.annie-claire.com. Ceux qui veulent acquérir l’un des dessins de cette chronique peuvent lui écrire à l’adresse suivante annie_claire@hotmail.com )|Au New Morning, Joe Lovano est apparu comme une sorte de sax tenor ultime, rassemblant toutes les traditions du jazz.
Lawrence Fields (piano), Peter Ravov (contrebasse), Carmen Castaldi (batterie) , Joe Lovano (sax tenor, tarogato), New Morning, jeudi 9 mars 2017
Arrivé en avance, j’ai la chance d’assister à l’interview de Joe Lovano par Belkacem Meziane pour New Morning Radio. Joe Lovano déroule avec sérénité le fil de sa déjà riche carrière. Il raconte son père saxophoniste amateur à Cleveland, ami de Tadd Dameron, sa participation au concert pour les 80 ans de Woody hermann en 1976 (avec Jimmy Giuffre, Al Cohn, Stan Getz…), son entrée dans l’orchestre Thad Jones-Mel Lewis, sa rencontre avec Elvin puis avec Hank Jones qu’il qualifie de « trésor », ses rencontres avec Michael Brecker, Petrucciani, Carla Bley, ou Ornette Coleman. Fasciné, je l’écoute en compagnie du saxophoniste et directeur de l’ARPEJ Michel Goldberg, (Lovano est président d’honneur de son école de jazz) et d’une poignée d’élèves. Je réaliste à quel point, par son parcours et sa génération (il a une soixantaine d’années) Lovano se trouve à la confluence du présent et du passé du jazz, au moins en ce qui concerne le saxophone ténor. Pour le dire plus simplement, il a joué avec Chris Potter et Michael Brecker, mais aussi avec Ornette Coleman et Al Cohn. Il aime se relier en pensée à la source première, à Coleman Hawkins dont Hank Jones fut un temps le pianiste, succédant à…Thelonious Monk.Son style est une synthèse brillante et personnelle de toutes ces fréquentations. Mais elle n’a rien d’étouffant, comme si elle était le fruit d’une décantation sereine et non pas d’une accumulation forcée.
Au New Morning, ce soir-là, Joe Lovano joue deux sets de quarante cinq minutes dont le fil rouge est un hommage à Ornette Coleman: c’est son anniversaire aujourd’hui (il aurait eu 87 ans). Au programme, des compositions d’Ornette (Sleep talk, Roundtrip) et des morceaux de Lovano qui sont un peu dans cet esprit, en particulier des morceaux qui figurent sur un bel album réalisé avec Ed Blackwell, Sounds of Joy. L’une de ces compositions, Ettenro, jouée ce soir là, est une pure merveille à redécouvrir absolument. le deuxième set est dans le même esprit, avec en plus le cadeau précieux de standards tels que Star Crossed Lover de Billy Strayhorn, ou, en rappel, I’m all for you, une ballade de Joe Lovano composée sur la grille de Body and Soul.
J’écoute attentivement le son, le timbre, le débit de Lovano, en essayant d’identifier un peu les différents éléments de son style. Michel Goldberg a la gentillesse de me filer un coup de main ou plutôt un coup d’oreille dans ce travail de repérage. Du son de Lovano, aisément reconnaissable, on peut dire qu’il est sombre, un peu étouffé (« dur et sec » dit Philippe Carles dans le Dictionnaire du jazz, c’est un peu exagéré). En tous cas, Lovano ne vise pas le diaphane. Le son qui sort de son sax ténor a un timbre granuleux et un vibrato très caractéristique (énorme dans les graves, plus subtil dans les mediums), Lovano fait penser à ces gens qui parlent avec une voix légèrement enrouée qui crée un effet de chaleur humaine et de proximité. Cet aspect granuleux, voilé , est toujours présent dans le son de Lovano, mais jamais de la même façon. Il est tantôt au premier plan avec un énorme effet de souffle et de matière, tantôt en filigrane. Ici le son rejoint l’articulation. Certaines notes de Lovano sont scandées, d’autres au contraire éludées, retenues, presque ravalées. Cela rend son discours contrasté, vivant, riche en surprises. Le saxophoniste Michel Goldberg le dit en termes plus techniques: « Le saxophone est un instrument hétérogène dans les différents registres. L’émission n’est pas la même dans l’aigu, dans le grave, et dans le medium. Tout le travail des saxophonistes, dans le jazz ou dans le classique, est de rendre homogène cette émission. Mais Lovano fait le contraire. Il en rajoute dans l’hétérogénéité ». Quant à Pascal Rozat, mon collègue de jazz magazine, rencontré à la pause, il trouve une jolie métaphore pour décrire l’alliance du fuligineux et du terrien chez Lovano: « Il fait des nuages solides! ».
Dans le time de Lovano, on retrouve aussi le sens des contrastes. Il possède cette faculté de lâcher la bride, et de paraître flotter, avant reprendre les rênes d’un coup sec et d’être au coeur du coeur du temps. Sur le plan du débit, Lovano s’exprime par séquences courtes plutôt qu’en déroulant de longs rubans soyeux. Lovano rythme son discours de coups de boutoirs énergiques et dansants.Les traits rapides sont utilisés aisément mais avec parcimonie, comme des éléctrochocs. La virtuosité de se situe également dans ces étranglements lyriques qui se terminent par un jeu sur les harmoniques superbement maîtrisé.
Je suis beaucoup trop long, je baille en me relisant, je demande pardon pour ce long tunnel interprétatif. Je conclue en mentionnant Lovano joue sur trois morceaux du tarogato, étonnant d’instrument d’origine hongroise, qui ressemble à un saxophone soprano mais dont le son est beaucoup plus nasal. Lovano en tire de merveilleuses inflexions sur le blues.
J’arrête ici de parler de Lovano pour parler de ses partenaires. Ils le méritent. Son pianiste Lawrence Fields, en particulier, qui a fait une extraordinaire impression à tous ceux qui étaient au New Morning.
C’est un grand échalas à musculature de sauterelle. Son discours est merveilleusement clair et délié. Lovano l’écoute avec ravissement pendant ses chorus, assis derrière le batteur. Il y a quelque chose de la limpidité de Hank Jones dans son jeu, mais aussi le sens de l’espace, une manière implacable de faire monter le groove.
Il joue avec une intensité si incroyable qu’il a l’air d’avoir parcouru un 1500 mètres quand il se lève de son clavier.
Quant au batteur, Carmen Castaldi, vieux copain d’enfance de Lovano, il joue avec finesse mais se contente ici plutôt d’un rôle de coloriste. Les accents que place Joe Lovano sont si puissants que l’on peut soutenir que c’est lui le premier batteur de l’orchestre.
Le contrebassiste est plus présent que le batteur. Il partage avec Lovano une sorte de goût pour les phrases dansantes et prend quelques superbes chorus.
Survient alors le rappel. Lovano revient et joue a capella « I’m all for you », une de ses compositions fétiches. Le son: énorme. Le vibrato::énorme. L’effet de souffle: énorme. Une turbine de Boeing dans la gueule. La dessinatrice Annie-Claire Alvoet, qui a réalisé tous les dessins de cette chronique, se tourne de mon côté : « T’as les cheveux plaqués en arrière ». « Toi aussi » lui dis-je aussitôt, avec ce sens de la répartie qui tue qui m’a valu une réputation extrêmement flatteuse dans le milieu des chroniqueurs de jazz parisiens. Puis Lovano quitte la scène. Dans la salle je repère des choses étonnantes. Dans certains coins, des courants d’air inhabituels, des tourbillons étranges, des portes qui claquent. « Cherche pas à comprendre, et ne te retourne pas » me dis-je en quittant le New Morning.
Texte JF Mondot
Dessins AC Alvoët (autres dessins et peintures à découvrir sur son site www.annie-claire.com. Ceux qui veulent acquérir l’un des dessins de cette chronique peuvent lui écrire à l’adresse suivante annie_claire@hotmail.com )