Oloron : Fresu, Youssef pour un jazz migrant trans Méditerranée
Paolo Fresu s’approche du micro. D’une voix douce, accent grave il lâche ces mots porteurs d’un fort ressenti: « J’ai eu le plaisir, l’honneur sans doute de me produire au sein d’une des formations de Carla Bley. Auourd’hui qu’on la sait malade, dans l’impossibilité de se produire sur scène j’ai une pensée profonde pour elle. Jouer à ses côtés reste un des moments fort de ma carrière »
Bugge Wesseltoft (p, elec)
Marc Guiliana (dm), Jason Rigby (ts), Fabian Almazan (p), Chris Morrissey (b)
Des Rives et des Notes, Espace Jéliote, Oloron sainte Marie, 7 juillet
Programmer Bugge Wesseltoft en formule piano solo dans un festival d’été, fusse à Oloron, franchement, faut oser. Très concentré, visage impavide sous des lunettes à grosses montures le pianiste norvégien démontre d’entrée beaucoup de sensibilité dans son expression pianistique. Un discours musical clair, quasi linéaire, sans nulle fioriture accrocheuse, simplement parsemé de silences par petites touches, comme autant de besoins de respiration « Je fais partie sans doute de la dernière génération de musiciens norvégiens, scandinaves aussi sans doute qui n’est pas passée par une école internationale type Berkley. Mon père était guitariste. Avec lui j’ai appris les fondements du jazz… » Un jazz naturel auquel, dès son apparition sur les cènes européennes, la France en particulier à la fin des années 90 – « votre pays est une occasion formidable de trouver des scènes, des écoutes de qualité en Europe » – il n’a pas hésité à ajouter des teintes électroniques en mode d’élans appuyés. Une manière, un style qu’il pratique encore à partir du piano acoustique, mais par petites doses désormais. Des sons triturés par réverbération, des « loops » (notamment à partir de notes sur une sanza africaine), quelques réverbérations pour donner du relief, les suites mélodiques s’en trouvent colorées d’autant. Pourtant Bugge Wesseltoft, comme assez rapidement rassasié de tels échos numériques, en revient à des notes simples, jouées nature avec le soutien d’une main gauche en accords très souple…IL terminera malgré tout debout devant son piano, ayant produit un leitmotiv mélodique basique remis en boucle via un séquenceur, livré brut sans plus d’ornements. Le regard fixé sur le clavier, sans plus d’expression que ça affiché sur son visage. Concentré, enveloppé dans son propos musical…
Quand on arrive sur scène alors que dans le flyer présentant le programme vous associe au travail d’un certain Brad Meldhau, aux élans flamboyants d’Avishai Cohen et peut être et surtout à la dernière oeuvre « testament » de David Bowie, l’auditoire par ces odeurs forcément alléché, s’en trouve un tantinet influencé dans son envie de mordre à pleine oreille dans un tel mets jazz. Donc mis en appétit carrément dans une forte attente. Marc Guiliana, 37 ans, présente à Oloron son propre quartet. Et livre sa version -que l’on sait brillante, originale bien sur- de la batterie: Accentuations au millimètre, colorisation des thèmes ou des soli toujours placées gagnantes, le jazz ainsi construit s’avère complet dans ses lignes, riches de sonorités, plutôt compact « Ces thèmes figurent dans notre dernier album, Jersey » précise sobrement le batteur américain. September, l’un d’entr’eux signé Jason Rigby donne au saxophoniste, école Michael Brecker, l’occasion de tirer l’orchestre vers le haut à partir d’un chorus intense, souffle au ténor en puissance directe . Sorte de prolongement d’une voix qui ne cesse de s’amplifier. Sur la pulsion (l’impulsion) de Marc Guiliana le trio sax/basse/batterie tire profit de l’échange. La musique du quartet ainsi nourrie du collectif vit en une évolution mouvante au fil du concert. Mention spéciale aux relances intelligentes, alimentant le courant de la part du piano de Fabian Almazan. Dommage que l’on n’entende pas davantage le jeune pianiste cubain de New York développer davantage ses idées par le biais de chorus plus fréquents encore.
Paolo Fresu (tp, bu), Bebo Ferra ((g), Paolina Dalla Porta (b), Stefano Bagnoli (dm)
Dhafer Youssef (oud, vol), Aaron Parks (p), Joe Sanders (b), Ferenc Nemeth
(dm)
Peut-être certains verront-ils dans ce propos juste une lubie de journaliste perdu dans le décorticage des membres des orchestres pré-cités. Mais enfin paradoxe, hasard ou pas, on retrouve en tant que leader des deux groupes un italien (sarde plus précisément, donc issue d’une île) et un tunisien exposant du jazz, musique trouvant ses origines en Afrique, musique migrante s’il en est, aujourd’hui diffusée dans tous les continents, et passée par le filtre créatif de ces deux méditerranéens nés de part et d’autre du dit Mare Nostrum. Si l’on ajoute, à fouiller encore davantage, le fait qu’un des protagonistes musiciens se trouve être de nationalité hongroise ( Ferenc Nemeth parti vivre et travailler aux Etats Unis) on se situe bien au croisement d’une problématique sociétale aigüe, cruelle dans ses drames répétés, caractéristique de l’’Europe politique d’aujourd’hui. Vie et mort des migrants ici mise en perspective, en relief sans y paraître par le jeu d’une musique d’essence improvisée, qui a toujours refusé les barrières, les frontières, et a valorisé toutes les couleurs humaines y compris dans l’illustration de conflits politiques, de revendication de droits civiques essentiels.…De quoi réfléchir encore, non ?
« Depuis quelques années ce Devil Quartet nous a donné l’occasion de présenter une musique très électrique. Maintenant nous revenons au plus pur cadre acoustique. D’ailleurs regardez bien, Stéfano notre batteur ne va pas quitter ses ballets des mains durant tout le concert… » Paolo Fresu, très en verve joint le geste à la parole pour une entrée en matière en douceur et profondeur, trompette bouchée puis note tenue longuement, pour point d’orgue en mode souffle contenu. Ce beau son pur que l’on retient souvent es qualité chez le musicien issu du nord de la Sardaigne (Secret Love, ballade du dernier album, Carpe diem, ECM, Universal) La trame harmonique, la base des mélodies en arpège ou accord revient à Beba Ferrara. Le guitariste italien, assis, tient entre ses mains une très belle guitare de luthier faite pour exprimer au mieux ce type de sonorité. Instrument qu’il pratique, bas de caisse posée sur ses genoux, manche dressé à la verticale tel un guitariste classique. Le propos est donc attaché au visage soft du jazz restitué, douceur des sonorités jusques et y compris dans les attaques de Paolo Fresu, les articulations ciselées très nettes, en mode rondeur de la basse. En revanche, Fresu comme son compère Ferra rivalisent en matière de relances rythmiques, l’initiative venant de l’un ou l’autre selon la nature du thème. La guitare dans un mouvement de passages d’accords dynamiques; Fresu jouant lui avec un lot jamais épuisé de motifs rythmiques en quelques notes appuyées, calculées pour tomber pile, appuyées par le travail du batteur aux éternels balais (Tema per Roma) Quelques séquences très latines laissent couler des appels d’air venus de rythmes du Brésil. Point de mièvrerie donc, même si l’on ne se trouve plus dans les montées en tension, les accélérations de tempo de la première version du Devil Quartet. Il faut écouter pour, à ce jazz, bien goûter. Car on le sait, le diable se cache dans les détails…
Dhafer Youssef est un faiseur qui sait y faire. En matière de musique comme dans la conduite de son orchestre. On l’a vérifié également, le musicien Tunisien, aime à se mettre au premier plan. Chanteur, « entertainer, » un peu comédien dans l’attitude ou la posture (combien de fois a-t-il posé, ôté puis replacé le tabouret de bar sur lequel il vient s’assoir pour chanter ses mélopées aux modes typiques orientaux ?) Un début de concert en ce sens relativement classique, sans véritable surprise pour qui l’a déjà vu sur une scène (troisième passage au festival d’Oloron): voix grave lancée comme autant de syllabes allégoriques en échos rauques ou suraigus, expressionnistes . Puis vient la marque du rythme qui s’égrène sur les 14 cordes de l’oud. Dans les cartes abattues ce ce jeu attendu, celui qui fait son succès sur différents continents, Youssef opère pourtant déjà une coupe franche profitant de la présentation de ces musiciens : »Je suis musulman, oui mais par exemple je pense moi qu’Allah n’est en rien contre le bio. Donc je profite de cette pensée pour apprécier le vin bio. Et de sa mansuétude pour inclure dans mon orchestre un musicien juif de New York, ville ouverte… » Les musiciens du groupe actuel de Dhafer Youssef font effectivement la différence. A commencer par Aaron Parks qu’ venait d’évoquer. lequel apporte des idées, une manière, une présence marquante, une prise en compte originale des contenus harmoniques, plus un vrai savoir faire rythmique. Paradoxalement -et le musicien tunisien provoquait sciemment ces séquences en se plaçant en retrait un instant- les moments à trois piano/basse/batterie, mode trio jazz libre, très improvisés, demeureront comme autant de moments forts du concert de clôture du festival 2018. Surtout dès lors que Ferenc Nemeth, vraie machine rythmique sur les mesures composées complexes, revenait dans ce cadre du triangle jazz à un mode plus souple, de celui qui à la musique donne de l’air, laisse des temps en suspension comme autant d’objets de surprise. Dès son retour aux affaires, Dhafer Youssef n’a de cesse que d’aller chercher chacun de ses musiciens, le challenger, le pousser à se dépasser. Tel ce formidable duo au final avec Joe Sanders, chapeau (Pork Pie Hat) contre chapeau (, Stetson de feutre bleu pour le bassiste américain installé à Paris), duel de notes et syncopes savantes produites corde à corde, claquement de l’oued contre ronflement de la basse. Intensité maximum transmise à tout le quartet pour une conclusion en mode feu d’artifice. Public en feu.
Pour sa 25 e édition Des Rives et des Notes aura sans doute battu un record d’audience en matière de public. D’où des remerciements appuyés de la part de Sege Dumond à l’égard des bénévoles de la cité béarnaise « Nous somme d’autant plus satisfaits que l’on du faire face au dernier moment au forfait de Carla Bley, l’une des têtes d’affiches de cette édition anniversaire. Il faut compter aussi, nous comme d’autres désormais, avec la baisse des aides publiques « Ce qui n’empêche pas Des Rives et des Notes, un des premiers rendez vous de jazz de début d’été de travailler dans un angle de programmation original. Philosophie appliquée d’une ‘petite machine qui veut y croire » Et qui a désigné en ce sens comme lauréat du concours d’orchestres le trio du pianiste réunionnais Guillaume Ramaye
(site web http://guillaumeramaye.com) « Une démarche originale, une musique qui vit » selon le premier commentaire de notre collègue et ami Pierre Henri Ardonceau, membre du jury. A suivre sur les bords du Gave et ailleurs puisque voilà bien un autre jazz migrant qui a réussi lui à traverser les mers.
Vous avez dit symbole ?
Robert Latxague