On a jazzé au château !
Première édition très réussie de “Ça va jazzer au château !”, qui a eu lieu les 17 et 18 juin à Vézac en plein cœur du Cantal, avec comme écrin bucolique le château de Salles.
Niché à 700 mètres d’altitude au cœur d’un parc de huit hectares, élégamment perché sur une colline surplombant la vallée de la Cère, cet ancien château de guet du XVème siècle offre un panorama verdoyant sur les monts du Cantal. Le château de Salles est depuis moins d’un an la propriété de Christian Vabret qui l’a transformé en hostellerie haut de gamme qui allie gastronomie cantalienne à l’harmonie du lieu. Ancien Meilleur ouvrier de France, Christian Vabret est aussi président de la confédération européenne de la boulangerie-pâtisserie. C’est à ce titre que samedi matin 16 juin, le jour même du début du festival, il a fait un aller retour express Aurillac-Rome pour y rencontrer le pape François afin que ce dernier soutienne la croisade de la confédération en vue de l’inscription par l’Unesco du pain au patrimoine mondial de l’humanité. Le pape a-t-il divulgué ce jour-là à Christian Vabret le secret de la multiplication des pains ? Mystère.
La première édition de ce festival n’aurait jamais existé sans la rencontre de Christian Vabret et Patricia Teyssier, organisatrice de spectacles. J’avais connu Patricia en 2002 à ses débuts comme administratrice de l’Union des Musiciens de Jazz (UMJ). Après avoir ensuite fait ses armes professionnelles dans la gestion administratrice et financière d’un grosse maison de production Ki M’Aime Me Suive, elle a décidé il y a cinq ans de rentrer au pays pour créer la société aurillacoise Teyna Production avec l’envie chevillée au cœur de monter un festival de jazz dans son département. Elle a choisi le Château de Salles.
Le pari était risqué parce que le château se situe dans la vallée de Vézac, très enclavée et difficile d’accès pour les musiciens. Plus de 6h30 de train entre Paris et Aurillac. Il faut oublier la SNCF. Pas de liaison le week-end entre la Capitale et la préfecture du Cantal. Seule solution, l’aéroport de Clermont Ferrand ou de Brive avec, en supplément, plus de 2h30 de voiture pour des routes magnifiques mais sinueuses. Tous les musiciens fort heureusement sont arrivés à l’heure à bon port. La qualité et la chaleur du public de l’accueil les a vite réconfortés et fait oublier les fatigues du voyage.
Au menu des festivités, dans la roseraie du château (300 places), quatre têtes d’affiche de choix. Quatre Victoires du jazz qui se sont succédées sur un même plateau, deux jours durant, concert à 18h et 21h. Quatre groupes très différents et contrastés qui partagent tous le même point commun : le plaisir, mieux la furia de jouer, ensemble, tous pour un et un pour tous, une musique festive, énergique et généreuse. Le public “cantalou ” ne s’y est pas trompé en faisant un triomphe à chaque groupe, à savoir Théo Ceccaldi Freaks, Hugh Coltman, Thomas de Pourquery Supersonic et Sly Johnson. Une affiche alléchante !
Pour ouvrir le festival, Patricia Teyssier a eu l’audace d’offrir au public cantalou composé, comme dans de nombreux festivals aujourd’hui, de moultes têtes chenues (Question : le jazz est-il joué par des musiciens de plus en plus jeunes pour un public de plus en plus vieux ?) un véritable électrochoc. A savoir l’ouragan Théo Ceccaldi et ses Freaks. Personne n’avait pensé à avertir les spectateurs que des protections auditives en mousse, tant le volume sonore dans la salle à très forte réverbération de la roseraie, était puissant, s’avéraient vraiment utiles. Heureusement que mon collègue journaliste Louis Michaud me donna une paire de bouchon d’oreille. Ainsi paré, je puis mieux apprécier en toute sécurité pour l’outil de travail qu’est mon ouïe, toutes les subtilités de cette musique tellurique et sauvage qui, avec ses sautes et ses voltes, ses loopings et décrochages permanents, oscille entre deux Z comme jazz, comme Zorn et Zappa. A la vitesse de l’éclair, on passe librement, sans prévenir, de punk en free, d’easy listening en trash métal, de sunshine pop en jazz fusion. Oui, Théo Ceccaldi, sorcier surdoué du violon enfiévré, est bien ce zappeur sans peur ni reproche qui aime à zigzaguer savamment entre des zones de turbulence musicale très contrastées. Ceci explique qu’il interdit toute distinction pertinente entre les genres et les styles.
Pendant plus d’une heure, « ce groupe de jazz déguisé en rock » comme il le présenta, éberlua, estomaqua, dérouta le public, longtemps en état de sidération totale devant cette apocalypse sonore. Il faut dire que pour un public non préparé ça hurle, ça crisse, ça chaloupe, ça hirsute, ça griffe, ça percute, ça cogne. Un vrai manège post-moderne à grande vitesse. De quoi faire tourner la tête ! On peut comprendre que certains furent déconcertés « Bien sûr, ça me change du public de la Gare à Paris, me confie Théo après le concert. Mais j’ai été touché par les réactions très positives de certaines personnes âgées qui n’ont pas été insensibles.”
Rappelons que Freaks est un groupe composé de doux forcenés “very noisy”. A savoir, outre Théo au violon, Quentin Biardeau (ténor), Benjamin Dousteyssier (baryton et alto) et Valentin Ceccaldi à l’horizoncelle (guitare basse accordée comme un violoncelle). Deux excellents remplaçants ce dimanche dans cette équipe à six têtes : l’étonnant batteur Théo Lanau à la place d’Etienne Ziemniak et Guillaume Aknine à la place du guitariste titulaire Gianni Caserotto .
Ce fut ensuite au tour de Hugh Coltman de nous prouver avec son charisme naturel qu’il est aujourd’hui sur scène visiblement « fuckin’ happy » de chanter en si bonne compagnie le répertoire de son dernier album qui connaît déjà un grand succès. Quelques semaines seulement après la première délivrance publique au Pan Pipper de son nouveau projet puisé aux sources grondantes du rhythm and blues de la Nouvelle Orléans et ensuite une quinzaine de concerts de rodage au compteur, le résultat ne s’est pas fait attendre : une nouvelle fois, comme au Pan Pipper, je suis tombé sous le charme du plus francophile des chanteurs anglais, de sa musique tout à la fois gaie et mélancolique, toujours effervescente, aujourd’hui subtilement épicée à la sauce louisianaise et surtout de “cette voix d’une plasticité inégalée, entre soie et acier” comme l’a écrit Guy Darol dans sa chronique CHOC de “Who’s Happy ?” datée de mars dernier.
Tous les musiciens, à commencer par le guitariste Freddy Koella qui l’accompagna pour l’enregistrement dans la Cité du Croissant jusqu’à Frédéric Couderc qui s’éclate à réveiller avec ferveur et ardeur le fantôme de Pepper Adams, son maître incontesté sur le saxophone baryton, prennent à l’évidence un immense plaisir à l’accompagner dans son joyeux et festif jambalaya musical. Au final, standing ovation tout à fait méritée.
Le lendemain, en fin d’après-midi, le couvert des festivités a été brillamment remis avec la prestation enthousiasmante (une fois encore) du Supersonic piloté par Thomas de Pourquery avec malice et folie, mesure et démesure mais aussi, dans ses interludes entre deux morceaux, une bonne dose de surréalisme drôlement improvisé. En ce dimanche, un seul changement dans le personnel du groupe. Toujours composé du très « albert-aylerien » Laurent Bardainne (saxophones), Frédérik Galiay (basse), Edward Perraud (batterie) et Arnaud Roullin (claviers), il bénéfice pour ce concert de la présence, à la place de Fabrice Martinez indisponible, de l’excellent trompettiste Guillaume Dutrieux, membre actif de Cheptel Aleikoum qu’on a déjà entendu et apprécié au sein du Surnatural Orchestra et de la première mouture du Sacre du Tympan. « Quand je dois remplacer un musicien, nous confie Thomas de Pourquery, je choisis toujours un musicien aux antipodes du titulaire. Ainsi, quand Perraud n’est pas libre, je fais appel à Frank Vaillant, batteur très rock, à l’opposé d’Edward. C’est comme ça, par ce choc des contraires que la musique du groupe peut avancer”. CQFD avec Dutrieux qui donna un souffle nouveau au groupe.
Cette constellation de pointures fraîches est avant tout une joyeuse confrérie de formidables musiciens qui jouent chacun avec leur personnalité forte et singulière, mais toujours de façon organique au service de l’ensemble. Sur scène, l’orchestre est composé d’une front line de feu (2 sax et une trompette qui savent aussi chanter) et, derrière, une section rythmique infernale drivée par Edward Perraud, beau diable monté sur ressorts, fascinant par sa superbe gestuelle faite de mouvements amples et de grands moulinets dans l’espace. Comme je l’avais écrit dans un précédent compte-rendu en août dernier lors de leur prestation au Tremplin Jazz d’Avignon : « Supersonic est vraiment un drôle de vaisseau spatial qui sait apprivoiser le chaos et flirter avec l’extase, mélangeant, sans entraves de styles et de genres, transe et jouissance, intelligence et truculence, comique et cosmique, violence et insouciance, ivresse et tendresse, beauté et générosité. ” Je persiste et signe.
Beat boxeur, rappeur et surtout en ce dimanche soir de clôture du festival chanteur de R&B et soul au coffre vraiment très impressionnant, Sly Johnson mit le feu à la roseraie avec son funk incendiaire au groove très abrasif. Pas de doute, cet athlète des cordes vocales dégage sur scène une énergie euphorisante. Propulsé par des musiciens de choc (Martin Wangermée à la batterie, l’explosif Laurent Coulondre aux claviers, Laurent Salzard à la basse et Ralph Lavital à la guitare), En vrai showman et performeur irrésistible, Sly embarqua avec une générosité sans fond dans une fiesta jubilatoire toute l’assistance en transe et visiblement aux anges. Ce qui nous valut à l’arrière de la salle, au beau milieu du concert, quand le natif de Montrouge attaqua son nouveau titre You Got to Move, un spectacle tout à fait étonnant : une danse endiablé dans le style “Blues Brothers” entre Edward Perraud et Thomas de Pourquery.
Conclusion : il fut vraiment impossible en ce beau week-end de juin en Auvergne d’attraper le Cantal Blues (composition trop peu connue de Zool Fleischer). On redemande la même potion magique l’année prochaine ! •
Photos : @ Pascale Poujols.