ONJ : dernière française d’Ex Machina
Pour l’ultime tournée du programme Ex Machina avec Steve Lehman, l’ONJ donnait son unique concert français au studio de l’ermitage à Paris. En 2022, sur ce même site, Xavier Prévost avait donné un compte-rendu d’une des premières interprétations des compositions de Steve Lehmann et Frédéric Maurin. Deux ans plus tard, nouveau regard extérieur sur un répertoire identique.
L’Orchestre National de Jazz – Ex Machina
Fanny Ménégoz (afl, fl), Catherine Delaunay (cl, cor de basset), Steve Lehman (as), Julien Soro (ts, cl), Fabien Debellefontaine (fl, cl, bs), Fabien Norbert (tp, fh), Jonathan Finlayson (tp), Christiane Bopp, Daniel Zimmermann (tb), Fanny Meteier (tu), Chris Dingman (vib), Stéphan Caracci (marimba, vib, glockenspiel, perc, synth), Bruno Ruder (p, synth), Sarah Murcia (cb), Rafaël Koerner (dr), Serge Lemouton (électroniques), Frédéric Maurin (dir, électroniques).
Mardi 4 juin 2024, Studio de l’ermitage, Paris (75020)
Rappelons que le projet Ex Machina a pris forme à partir d’une volonté de Fred Maurin de travailler avec Steve Lehman du fait d’une attirance commune vers la musique dite spectrale appliquée au jazz.
De ce fait, rappelons aussi que la musique spectrale est un courant musical apparu au milieu des années 1970 qui repose sur une analyse des composantes d’un son, son spectre, un préalable qui permet ensuite au compositeur d’imaginer une musique faite d’« harmonies-timbres », « autrement dit, des accords dont les différentes “notes”, en raison de leur étagement fréquentiel, fusionn[e]nt en une sonorité globale, mi-accord, mi-timbre » comme l’explique Marc-André Dalbavie (Le Son en tout sens¸ Gérard Billaudot Éditeur, Paris, 2005, p. 61). L’une des conséquences de cette approche concerne en particulier le développement de techniques propres à engendrer des structurations du temps et de la forme musicale nouvelles, en particulier à base de processus de transformation progressive du son. D’une certaine manière, et pour le dire simplement, il s’agit en quelque sorte d’un zoom temporel du déploiement d’un son-timbre.
Tenter de restituer pour partie la richesse du mi bémol d’un vibraphone, par exemple, nécessite le plus souvent un grand orchestre symphonique, ce qui dépasse largement la seulement quinzaine d’instruments d’un big band jazz. Pour pallier à cela, Fred Maurin et Steve Lehmann ont travaillé avec des ingénieurs de l’IRCAM (Institut de recherche et coordination acoustique/musique) pour créer des compléments électroniques s’ajoutant de façon discrète aux harmonies-timbres produites par le grand ensemble acoustique.
Artistes de leur temps, ils ont aussi demandé à ces mêmes ingénieurs d’imaginer de nouveaux outils électroniques à même d’interagir en temps réel avec les divers improvisateurs de l’ONJ, l’électronique amplifiant de la sorte les possibilités d’expression.
À titre personnel, c’est moins cette dernière dimension que la précédente qui m’a frappé, l’interaction homme-machine n’étant à mon sens encore qu’à ses débuts vers une expressivité effective. En revanche, la synthèse sonore sous la forme d’une fusion acoustique-électronique est/reste passionnante. D’autant qu’elle pose la question du déploiement temporel de la musique en jazz. Comment mettre en œuvre une pensée musicale du continu sans réduire à peau de chagrin la place des improvisateurs ?
Pour Steve Lehman, la solution a été d’associer aux techniques spectrales des approches rythmiques cousines du M-Base. Le débit en double croches est perceptible, mais la mesure est soit contrariée par des riffs rythmiques non toujours explicites, soit des mesures asymétriques sont insérées dans un cycle fondé sur les 3/4 ou 4/4 habituels. Il en résulte un jeu de temps superposés : les vents et les instruments résonants expriment pour leur part la transformation d’une harmonie-timbre sur un temps long, tandis que la rythmique génère un jeu, par exemple, de stop-and-go, qui strie les à-plats (y compris dynamiques) de la couche précédente. Sur cette complexion se pose ensuite des solistes dont les interventions apparaissent dès lors comme des mises en lumière mouvantes de constituants de l’harmonie-timbre, sorte de mise en vibration de celle-ci – un clignotement de leurs harmoniques et inharmoniques si l’on devait tenter de donner une image – tout en maintenant un jeu interactif avec la rythmique. De la sorte, l’ensemble consiste en une fusion – pour rester dans le champ lexical spectral – entre force (groove) et mystère (harmonie-timbre).
Telle est ainsi l’une des plus passionnantes orientations du jazz du XXIe siècle remarquablement incarnée par l’Ex Machina de l’ONJ.
Ludovic Florin