Orthez: Marcus, au delà du Jazz Naturel

Ici à Orthez, Paul Lay est l’enfant du pays. Pourtant dans le décor cossu du Théâtre Francis Planté curieusement installé à l’étage, le final d’une introduction en piano solo résonne dans un silence poli. Point d’émotion soulevée? Elle vient tandis que le pianiste dédie le morceau suivant à sa première prof de piano. Assise au premier rang, sous les applaudissements nourris, Paule passe alors furtivement la pointe de son index au bord de sa paupière. Juste un déclic et le jazz a retrouvé son naturel.

Paul Lay (prononcez Laille): sa musique se veut libre, partagée par les membres du quartet dans son ensemble, ou par séquences à deux, à trois en contrepoint. Très évolutive elle déroule dans le mouvement des étapes construites, complexes. Concentré sur son clavier, toujours attentif aux autres, Paul Lay donne le top des impulsions nécessaires. Antonin Tri-Huong et ses sonorités acides, Dré Pellemaerts (surtout) poussent à des moments de tension, à l’explosion d’un cadre trop strict au besoin. Les compositions issues de Mikado (Laborie Jazz/Abeille Musique, Grand Prix de l’Académie Charles Cros 2014) défilent marquées en autant d’’oppositions entre tableaux en à plat (Chao Phraya) et ruptures rythmiques (Workaholic) génératrices d’intensité maximum.

Bojan Z voulait du neuf « J’ai bataillé ferme pour aboutir à cette formule, en moyens comme en musiciens Exemple: je n’ai trouvé la voix cadrant avec cette musique que dix jours avant la première date, grâce à un coup de fil de dernière minute donné par hasard sur la recommandation d’un copain musicien… » Une voix et quelle voix ! Brandy Butler, voix noire, voix jazz aux accents pure soul tranche telle l’ombre (apaisante) sur la lumière (éclatante) dans la musique électrique cent mille volts proposée maintenant live par le pianiste de Belgrade. Les mots, les couplets distillés avec un ton juste, un phrasé adapté (August song, Beautiful Life) sans trop de tension ni d’impromptues détentes confèrent un supplément de sens jazz à la substance hybride générée par le nouveau groupe de Bojan Z. Sorte de fenêtre apaisante donnant sur un arrière plan de magma en fusion. Électro comme branchée sur courant continu, éclectique, rock par mise sous tension, gorgée de sève par des jets d’improvisation répétées, la musique du quartet vit par et pour un plus de reliefs « On se laisse aller vers du plaisir ce qui me parait salvateur dans les drôles de moments que l’on vit maintenant » plaide le pianiste leader. Ses (jeunes) musiciens, par l’échange des regards autant que l’implication mise en total partage, accréditent pareille note d’intention. Mention spéciale au guitariste Nenad Gagin, belgradois lui aussi, singulier dans son jeu (richesse dans les passages d’accords, contrechants, fluidité du phrasé) s’affiche aussi judicieux dans ses trouvailles, son apport musical. Les contrastes ainsi directement exposés avec ou sans la présence de la voix s’avèrent une véritable source de richesse sonore. Et d’originalité assumée.

Orthez, salle de la Moutéte (salle culte du Béarn puisque successivement réceptacle traditionnel du marché au gras local et antre de l’Elan Béarnais, écurie phare du basket français lors de la décennie 80-90) premier concert de la tournée dans l’hexagone pour Marcus Miller suite à la parution de son nouvel album Afrodeezia (Blue Note/Universal Music) « J’ai cherché à inscrire l’orchestre dans une nouvelle dimension » Un premier titre, Hylife -celui qui ouvre le disque- et déjà pesé avec les métriques africaines: emballé c’est gagné! Cohésion, travail orchestral réglé au millimètre, impact sur l’exposé des thèmes: au delà même de la maitrise marquant l’enregistrement studio on perçoit live la précision apportée à l’orchestration -place et rôle des instruments- sans compter la qualité des arrangements « Sur scène il faut laisser une tranche d’expression propre à chaque musicien » A ce titre le sax alto d’Alex Han, les notes fines de Lee Hogan dans les pas de Miles sur Tutu (« Une émotion quand même d’entrer dans cette partition avec ma trompette »), les échappées belles fort triturées de la guitare d’Adam Agati, chaque développeur solo creuse à sa guise un sillon dans le jeu collectif « Et puis je me dois de transmettre à ces jeunes musiciens complices quelques clefs du patrimoine de la Black Music » Papa was a Rolling Stone, hit de la Motown des servantes représente à cet effet un mode de réceptacle idéal. Effet rehaussé ce faisant par une ébouriffante séquence façon slap solo de la part de Marcus lui même. Plaisir intact et assumé. Le concert dans son déroulé retrace les étapes, le cheminement du projet autour de la Route des Esclaves, lequel a valu à Marcus Miller d’être adoubé en tant que musicien ambassadeur spécial de l’UNESCO. Cette qualité musicale, cet étalage de sonorités hautes en couleurs, la force du groove rémanent, tous ces éléments pensés, ordonnés et portés sur scène in vivo, retracent un héritage assumé d’élans/courants musicaux de l’Afrique vers les Amériques en passant par la Caraïbe. Au fil de l’histoire, d’hier à aujourd’hui.

Et s’il fallait une conclusion à Jazz Naturel elle pourrait s’inscrire elle aussi au présent dans la bouche de son Directeur Artistique « Le pari d’un festival comme le nôtre, dans une petite ville, se résume à deux mots: exister d’abord, continuer toujours » Dans les tourbillons de la vie d’une commune aujourd’hui, le jazz n’est pas chose forcément naturelle « On est aidé certes, mais pour durer un festival doit s’inscrire non seulement dans le coeur de la cité mais dans sa vraie vie surtout explicite Jacques Canet. Et lorsque l’on sait que pour accueillir mille personnes dans notre salle fétiche de La Moutéte c’est 20 000 € de déboursé tout de suite pour l’équiper à peine la porte ouverte… » A Orthez, finances et fait culturel obligent, le Festival de Jazz devra se battre encore pour définitivement bien se sentir dans ses baskets.

Robert Latxague