Otis Taylor à Rennes
Hier, 21 septembre, à Rennes, au club 1988, concert en avant-première du 5ème Jazz aux écluses qui se tient chaque année à même époque à Hédé-Bazouges au nord de Rennes, le long du canal d’Ille et Rance, sur un site de onze écluses successives. Hier donc, Pierre Durand invité du Erwan Boivent trio et, grandiose, le quintette du bluesman Otis Taylor.
Boutique Harmonia Mundi, Rennes (35), le 21 septembre 2012.
Pierre Durand (guitare électrique, guitare Dobro caisse métallique)
Club 1988, Rennes (35), le 21 septembre 2012.
Pierre Durand (guitare électrique) invité d’Erwan Boivent (guitare électrique), Cédrick Alexandre (contrebasse), Stéphane Stanger (batterie).
Otis Taylor (chant, guitare électrique, guitare-banjo 5 cordes électrique), Anne Harris (violon), Shaw Stachurski (guitare électrique solo), Todd Emunds (basse), Larry Thompson (batterie).
Pas vu encore les écluses qui attisent ma curiosité. Ce premier concert du festival Jazz aux Écluses constitue une sorte d’avant-première, de vitrine en ville, en attendant le véritable lancement cette après-midi sous un soleil promis par une météo plus clémente que la journée d’hier, à partir de 13h au bar à vin de l’écluse de La Madeleine. C’est l’occasion de se faire présenter le programme par son responsable, Guillaume Saint-James saxophoniste et compositeur dont le Jazzarium nous livrait au printemps dernier le disque “Polis” d’une malice orchestrale vivement saluée d’un macaron “révélation” dans notre numéro de mars. Au programme donc aujourd’hui 22 : à 15h30, toujours à l’écluse de la Madeleine, une bataille de big bands de part et d’autre du canal, entre le big band universitaire dirigé par Erwan Boivent et l’Initial Big Band de Jacques Goyet. À 16h00 et 18h00, sur la scène Summertime, le solo de Pierre Durand (voir plus bas). À 17h30 chapiteau, Bilika, un étonnant duo constitué de l’accordéoniste Didier Ithursarry et du chanteur et tambourinaire basque Kristof Hiriart, entre racines régionales et imaginaire à tous vents. À 20h, le formidable programme autour de Bobby Lapointe, conçu par Jean-Marie Machado avec André Minvielle. Demain dimanche 23 septembre : Bojan Z, Journal Intime et Emmanuel Bex Trio (avec Francesco Bearzatti et Simon Goubert).
C’est aussi l’occasion de découvrir le club 1988, l’une des deux nouvelles programmations rennaises imaginées par Yann Martin (par ailleurs patron du label Plus Loin Music), avec le restaurant 47 avenue.
Erwan Boivent et son trio invitent Pierre Durand
Enseignant au Conservatoire de Rennes et à l’Université de Rennes où il dirige le Big Band universitaire, Erwan Boivent présente avec ses deux comparses un trio situé dans un triple héritage Abercrombie / Metheny / Scofield, avec une rythmique active, un jeu nerveux et incisif à dominante staccato, dont les phrases sont entrecoupées de fréquentes séquences en accords. Le répertoire consiste en d’adroits et distanciés arrangements de pièces empruntées à Frank Zappa (A Pound for a Brown, Twenty Small Cigars), Nick Drake et Radiohead. La performance de la soirée étant l’intégration très réussie de Pierre Durand qui apporte un relief et une présence indéniable au trio sans pour autant tirer la couverture à lui, même si sa gestuelle et surtout son expressivité grimaçante captent une partie de l’attention du public. Une gestuelle reposant sur une relation très intime et très décontractée avec son instrument. Un relief et une présence qui ressortent de la construction de ses solos, chacun bâti comme une histoire différente autour de véritables nœuds dramatiques qui font un peu défaut à son hôte.
« Tel un ours bourru… » nous dit le programme. La métaphore est tentante : le système pileux jusque sur le haut des joues, la stature, le geste lourd supposant une lenteur du geste dont on doit cependant s’attendre si la situation l’exige à un détente foudroyante, quelque chose de tout à la fois fauve et placide, rogue et bienveillant, entre rudesse et tendresse. Que faire du blues au début du XXIe siècle. Plus encore qu’on ne le dit du jazz, on est tenté de dire du blues que son histoire est bel et bien finie, tant le blues qui est un art du chanté, donc du texte et du signifiant, nous semble se rattacher une réalité sociale ancienne qui, si elle n’est pas sans prolongement aujourd’hui, s’est trouvé d’autres formes d’expression qui lui sont plus précisément adaptées. Et si les paroles de la gwerz et du kan ha diskan enracinées dans une ruralité aujourd’hui méconnaissable et leurs tournures mélodiques dont le vocabulaire tient dans un mouchoir, sont de nature à faire sourire les bluesfans, qu’en est-il finalement des paroles et des tournures mélodiques du blues. Simulacre ? Ce simulacre auquel n’échappent pas même les clubs de jazz si l’on en croit Francis Marmande dans son plaidoyer pour la Corrida, dernier refuge de l’authentique selon (Le Monde du 21 septembre). Ce simulacre syndrome de la world music et peut-être tout simplement de notre époque. Mais notre époque… Qui ? Quoi ? Où ? Comment ? Les clubs de jazz – certains, certains jours –, sont mon refuge à moi, plus que l’arène que je n’ai certes jamais fréquentée, mais dont les discours qui m’en parviennent à Paris ont un côté bobo assez repoussant.
Voici plus de quarante ans, de Taj Mahal à Eric Bibb, que se lèvent de jeunes générations de bluesmen cultivés, souvent passés par l’université et l’ethnomusicologie, en tout cas très informés sur l’histoire du peuple noir, conscient de ses racines africaines mais aussi des échanges qu’elle a connus avec les folklores blancs du continent nord-américain, et curieux des musiques du monde. Il en résulte un blues parfois désincarné, exagérément clean, quasi folkloriste… un rien bobo ? Otis Taylor est un homme de ces nouvelles générations “éclairées” mais il échappe à ce folklorisme avec une art d’une intensité inouïe. Quelques accords sur sa guitare-banjo électrique avec ces gestes qui traversèrent l’Atlantique voici quelques siècles des luths d’Afrique de l’Ouest au banjo cinq cordes, quelques brefs aboiements, un batteur à la polyrythmie funk, un bassiste aux gestes minimaux s’accordant à cette marche inexorable qu’il semble entreprendre sur place et qui fera dire à mes côtés lors du rappel : « Mais combien de kilomètres a-t-il bien pu parcourir ? ». À cette pulsation lourde, élastique et velue, la frêle et énergique Anne Harris se désosse dans la tradition de cette art chorégraphique un peu suranné que la chorégraphe noire Katherine Dunham “ramena” des Caraïbes et dont elle tenta d’imposer le “classicisme” noir en réplique à la tradition chorégraphique classique blanche. On s’en moquerait presque, puis l’on s’en réjouit comme d’une sorte d’animation dessinée qui viendrait se superposer comme par distanciation au film noir et blanc qu’on nous projette, tout comme son violon projette sur le son massif du quartette le bourdonnement de son violon, certes enraciné comme ses comparses dans le Delta du Mississippi tout en soulignant ce qu’il doit à l’art musical des plantations (où les Noirs étaient préposés à faire danser les propriétaires blancs) et, en amont, aux traditions folk
lorique des Iles britanniques.
Ici, le mot transe n’est pas un vain mot et la musique d’Otis Taylor, minimaliste et brutale, teintée d’une forme de psychédélisme qui doit tout à la fois au monde du rock hendrixien et à l’onirisme du Delta, lève comme un pâte, vous saisit sans que vous y preniez garde, vous fait traverser des orages guitaristiques déclenchés du tranchant du médiator par Shaw Stachurski, des marigots sonores crépusculaires où l’on surprend des rites païens et des chœurs de fauves inconnus adressés à la lune, et vous dépose haletant au cœur de la nuit sur les trottoirs de Rennes dont vous cherchez à connaître le nom auprès de rares passants ahuris.
Pierre Durand
Étrangement, Pierre Durand nous avait préparé à ce voyage lors de notre visite à la Boutique Harmonia Mundi de Rennes (l’un des trois disquaires bretons subsistant sous le fameux label, avec les boutiques de Nantes et Quimper) qui profitait en fin d’après-midi de la présence en ville du guitariste pour un mini-concert de présentation de son disque “Chapter One: Nola Improvisations“Chapter One: Nola Improvisations”, une belle aventure improbable et presque impromptue. Un beau jour, il part à La Nouvelle-Orléans et, après avoir respiré l’air de la Cité du Croissant et en avoir déjoué quelques stéréotypes, loue sur place un studio pour improviser encore imprégné des sensations et découvertes de son voyage. Ce qu’il donne au public rennais reste largement improvisé, très “americana” comme on dit, très “sudiste”, entre blues du Delta et ballade country, traversé par une soudaine et étrange polyphonie de cordes pincées et de percussions d’Afrique de l’Ouest qu’il obtient avec un ticket de métro et un séquenceur. Un voyage à reprendre avec lui cette après-midi au festival Jazz aux écluses à 16h et 18h.
Franck Bergerot
Reportage de Culture Box sur France 3 Bretagne
http://www.francetv.fr/culturebox/le-1988-rennes-possede-enfin-sa-salle-jazz-116951
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Hier, 21 septembre, à Rennes, au club 1988, concert en avant-première du 5ème Jazz aux écluses qui se tient chaque année à même époque à Hédé-Bazouges au nord de Rennes, le long du canal d’Ille et Rance, sur un site de onze écluses successives. Hier donc, Pierre Durand invité du Erwan Boivent trio et, grandiose, le quintette du bluesman Otis Taylor.
Boutique Harmonia Mundi, Rennes (35), le 21 septembre 2012.
Pierre Durand (guitare électrique, guitare Dobro caisse métallique)
Club 1988, Rennes (35), le 21 septembre 2012.
Pierre Durand (guitare électrique) invité d’Erwan Boivent (guitare électrique), Cédrick Alexandre (contrebasse), Stéphane Stanger (batterie).
Otis Taylor (chant, guitare électrique, guitare-banjo 5 cordes électrique), Anne Harris (violon), Shaw Stachurski (guitare électrique solo), Todd Emunds (basse), Larry Thompson (batterie).
Pas vu encore les écluses qui attisent ma curiosité. Ce premier concert du festival Jazz aux Écluses constitue une sorte d’avant-première, de vitrine en ville, en attendant le véritable lancement cette après-midi sous un soleil promis par une météo plus clémente que la journée d’hier, à partir de 13h au bar à vin de l’écluse de La Madeleine. C’est l’occasion de se faire présenter le programme par son responsable, Guillaume Saint-James saxophoniste et compositeur dont le Jazzarium nous livrait au printemps dernier le disque “Polis” d’une malice orchestrale vivement saluée d’un macaron “révélation” dans notre numéro de mars. Au programme donc aujourd’hui 22 : à 15h30, toujours à l’écluse de la Madeleine, une bataille de big bands de part et d’autre du canal, entre le big band universitaire dirigé par Erwan Boivent et l’Initial Big Band de Jacques Goyet. À 16h00 et 18h00, sur la scène Summertime, le solo de Pierre Durand (voir plus bas). À 17h30 chapiteau, Bilika, un étonnant duo constitué de l’accordéoniste Didier Ithursarry et du chanteur et tambourinaire basque Kristof Hiriart, entre racines régionales et imaginaire à tous vents. À 20h, le formidable programme autour de Bobby Lapointe, conçu par Jean-Marie Machado avec André Minvielle. Demain dimanche 23 septembre : Bojan Z, Journal Intime et Emmanuel Bex Trio (avec Francesco Bearzatti et Simon Goubert).
C’est aussi l’occasion de découvrir le club 1988, l’une des deux nouvelles programmations rennaises imaginées par Yann Martin (par ailleurs patron du label Plus Loin Music), avec le restaurant 47 avenue.
Erwan Boivent et son trio invitent Pierre Durand
Enseignant au Conservatoire de Rennes et à l’Université de Rennes où il dirige le Big Band universitaire, Erwan Boivent présente avec ses deux comparses un trio situé dans un triple héritage Abercrombie / Metheny / Scofield, avec une rythmique active, un jeu nerveux et incisif à dominante staccato, dont les phrases sont entrecoupées de fréquentes séquences en accords. Le répertoire consiste en d’adroits et distanciés arrangements de pièces empruntées à Frank Zappa (A Pound for a Brown, Twenty Small Cigars), Nick Drake et Radiohead. La performance de la soirée étant l’intégration très réussie de Pierre Durand qui apporte un relief et une présence indéniable au trio sans pour autant tirer la couverture à lui, même si sa gestuelle et surtout son expressivité grimaçante captent une partie de l’attention du public. Une gestuelle reposant sur une relation très intime et très décontractée avec son instrument. Un relief et une présence qui ressortent de la construction de ses solos, chacun bâti comme une histoire différente autour de véritables nœuds dramatiques qui font un peu défaut à son hôte.
« Tel un ours bourru… » nous dit le programme. La métaphore est tentante : le système pileux jusque sur le haut des joues, la stature, le geste lourd supposant une lenteur du geste dont on doit cependant s’attendre si la situation l’exige à un détente foudroyante, quelque chose de tout à la fois fauve et placide, rogue et bienveillant, entre rudesse et tendresse. Que faire du blues au début du XXIe siècle. Plus encore qu’on ne le dit du jazz, on est tenté de dire du blues que son histoire est bel et bien finie, tant le blues qui est un art du chanté, donc du texte et du signifiant, nous semble se rattacher une réalité sociale ancienne qui, si elle n’est pas sans prolongement aujourd’hui, s’est trouvé d’autres formes d’expression qui lui sont plus précisément adaptées. Et si les paroles de la gwerz et du kan ha diskan enracinées dans une ruralité aujourd’hui méconnaissable et leurs tournures mélodiques dont le vocabulaire tient dans un mouchoir, sont de nature à faire sourire les bluesfans, qu’en est-il finalement des paroles et des tournures mélodiques du blues. Simulacre ? Ce simulacre auquel n’échappent pas même les clubs de jazz si l’on en croit Francis Marmande dans son plaidoyer pour la Corrida, dernier refuge de l’authentique selon (Le Monde du 21 septembre). Ce simulacre syndrome de la world music et peut-être tout simplement de notre époque. Mais notre époque… Qui ? Quoi ? Où ? Comment ? Les clubs de jazz – certains, certains jours –, sont mon refuge à moi, plus que l’arène que je n’ai certes jamais fréquentée, mais dont les discours qui m’en parviennent à Paris ont un côté bobo assez repoussant.
Voici plus de quarante ans, de Taj Mahal à Eric Bibb, que se lèvent de jeunes générations de bluesmen cultivés, souvent passés par l’université et l’ethnomusicologie, en tout cas très informés sur l’histoire du peuple noir, conscient de ses racines africaines mais aussi des échanges qu’elle a connus avec les folklores blancs du continent nord-américain, et curieux des musiques du monde. Il en résulte un blues parfois désincarné, exagérément clean, quasi folkloriste… un rien bobo ? Otis Taylor est un homme de ces nouvelles générations “éclairées” mais il échappe à ce folklorisme avec une art d’une intensité inouïe. Quelques accords sur sa guitare-banjo électrique avec ces gestes qui traversèrent l’Atlantique voici quelques siècles des luths d’Afrique de l’Ouest au banjo cinq cordes, quelques brefs aboiements, un batteur à la polyrythmie funk, un bassiste aux gestes minimaux s’accordant à cette marche inexorable qu’il semble entreprendre sur place et qui fera dire à mes côtés lors du rappel : « Mais combien de kilomètres a-t-il bien pu parcourir ? ». À cette pulsation lourde, élastique et velue, la frêle et énergique Anne Harris se désosse dans la tradition de cette art chorégraphique un peu suranné que la chorégraphe noire Katherine Dunham “ramena” des Caraïbes et dont elle tenta d’imposer le “classicisme” noir en réplique à la tradition chorégraphique classique blanche. On s’en moquerait presque, puis l’on s’en réjouit comme d’une sorte d’animation dessinée qui viendrait se superposer comme par distanciation au film noir et blanc qu’on nous projette, tout comme son violon projette sur le son massif du quartette le bourdonnement de son violon, certes enraciné comme ses comparses dans le Delta du Mississippi tout en soulignant ce qu’il doit à l’art musical des plantations (où les Noirs étaient préposés à faire danser les propriétaires blancs) et, en amont, aux traditions folk
lorique des Iles britanniques.
Ici, le mot transe n’est pas un vain mot et la musique d’Otis Taylor, minimaliste et brutale, teintée d’une forme de psychédélisme qui doit tout à la fois au monde du rock hendrixien et à l’onirisme du Delta, lève comme un pâte, vous saisit sans que vous y preniez garde, vous fait traverser des orages guitaristiques déclenchés du tranchant du médiator par Shaw Stachurski, des marigots sonores crépusculaires où l’on surprend des rites païens et des chœurs de fauves inconnus adressés à la lune, et vous dépose haletant au cœur de la nuit sur les trottoirs de Rennes dont vous cherchez à connaître le nom auprès de rares passants ahuris.
Pierre Durand
Étrangement, Pierre Durand nous avait préparé à ce voyage lors de notre visite à la Boutique Harmonia Mundi de Rennes (l’un des trois disquaires bretons subsistant sous le fameux label, avec les boutiques de Nantes et Quimper) qui profitait en fin d’après-midi de la présence en ville du guitariste pour un mini-concert de présentation de son disque “Chapter One: Nola Improvisations“Chapter One: Nola Improvisations”, une belle aventure improbable et presque impromptue. Un beau jour, il part à La Nouvelle-Orléans et, après avoir respiré l’air de la Cité du Croissant et en avoir déjoué quelques stéréotypes, loue sur place un studio pour improviser encore imprégné des sensations et découvertes de son voyage. Ce qu’il donne au public rennais reste largement improvisé, très “americana” comme on dit, très “sudiste”, entre blues du Delta et ballade country, traversé par une soudaine et étrange polyphonie de cordes pincées et de percussions d’Afrique de l’Ouest qu’il obtient avec un ticket de métro et un séquenceur. Un voyage à reprendre avec lui cette après-midi au festival Jazz aux écluses à 16h et 18h.
Franck Bergerot
Reportage de Culture Box sur France 3 Bretagne
http://www.francetv.fr/culturebox/le-1988-rennes-possede-enfin-sa-salle-jazz-116951
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Hier, 21 septembre, à Rennes, au club 1988, concert en avant-première du 5ème Jazz aux écluses qui se tient chaque année à même époque à Hédé-Bazouges au nord de Rennes, le long du canal d’Ille et Rance, sur un site de onze écluses successives. Hier donc, Pierre Durand invité du Erwan Boivent trio et, grandiose, le quintette du bluesman Otis Taylor.
Boutique Harmonia Mundi, Rennes (35), le 21 septembre 2012.
Pierre Durand (guitare électrique, guitare Dobro caisse métallique)
Club 1988, Rennes (35), le 21 septembre 2012.
Pierre Durand (guitare électrique) invité d’Erwan Boivent (guitare électrique), Cédrick Alexandre (contrebasse), Stéphane Stanger (batterie).
Otis Taylor (chant, guitare électrique, guitare-banjo 5 cordes électrique), Anne Harris (violon), Shaw Stachurski (guitare électrique solo), Todd Emunds (basse), Larry Thompson (batterie).
Pas vu encore les écluses qui attisent ma curiosité. Ce premier concert du festival Jazz aux Écluses constitue une sorte d’avant-première, de vitrine en ville, en attendant le véritable lancement cette après-midi sous un soleil promis par une météo plus clémente que la journée d’hier, à partir de 13h au bar à vin de l’écluse de La Madeleine. C’est l’occasion de se faire présenter le programme par son responsable, Guillaume Saint-James saxophoniste et compositeur dont le Jazzarium nous livrait au printemps dernier le disque “Polis” d’une malice orchestrale vivement saluée d’un macaron “révélation” dans notre numéro de mars. Au programme donc aujourd’hui 22 : à 15h30, toujours à l’écluse de la Madeleine, une bataille de big bands de part et d’autre du canal, entre le big band universitaire dirigé par Erwan Boivent et l’Initial Big Band de Jacques Goyet. À 16h00 et 18h00, sur la scène Summertime, le solo de Pierre Durand (voir plus bas). À 17h30 chapiteau, Bilika, un étonnant duo constitué de l’accordéoniste Didier Ithursarry et du chanteur et tambourinaire basque Kristof Hiriart, entre racines régionales et imaginaire à tous vents. À 20h, le formidable programme autour de Bobby Lapointe, conçu par Jean-Marie Machado avec André Minvielle. Demain dimanche 23 septembre : Bojan Z, Journal Intime et Emmanuel Bex Trio (avec Francesco Bearzatti et Simon Goubert).
C’est aussi l’occasion de découvrir le club 1988, l’une des deux nouvelles programmations rennaises imaginées par Yann Martin (par ailleurs patron du label Plus Loin Music), avec le restaurant 47 avenue.
Erwan Boivent et son trio invitent Pierre Durand
Enseignant au Conservatoire de Rennes et à l’Université de Rennes où il dirige le Big Band universitaire, Erwan Boivent présente avec ses deux comparses un trio situé dans un triple héritage Abercrombie / Metheny / Scofield, avec une rythmique active, un jeu nerveux et incisif à dominante staccato, dont les phrases sont entrecoupées de fréquentes séquences en accords. Le répertoire consiste en d’adroits et distanciés arrangements de pièces empruntées à Frank Zappa (A Pound for a Brown, Twenty Small Cigars), Nick Drake et Radiohead. La performance de la soirée étant l’intégration très réussie de Pierre Durand qui apporte un relief et une présence indéniable au trio sans pour autant tirer la couverture à lui, même si sa gestuelle et surtout son expressivité grimaçante captent une partie de l’attention du public. Une gestuelle reposant sur une relation très intime et très décontractée avec son instrument. Un relief et une présence qui ressortent de la construction de ses solos, chacun bâti comme une histoire différente autour de véritables nœuds dramatiques qui font un peu défaut à son hôte.
« Tel un ours bourru… » nous dit le programme. La métaphore est tentante : le système pileux jusque sur le haut des joues, la stature, le geste lourd supposant une lenteur du geste dont on doit cependant s’attendre si la situation l’exige à un détente foudroyante, quelque chose de tout à la fois fauve et placide, rogue et bienveillant, entre rudesse et tendresse. Que faire du blues au début du XXIe siècle. Plus encore qu’on ne le dit du jazz, on est tenté de dire du blues que son histoire est bel et bien finie, tant le blues qui est un art du chanté, donc du texte et du signifiant, nous semble se rattacher une réalité sociale ancienne qui, si elle n’est pas sans prolongement aujourd’hui, s’est trouvé d’autres formes d’expression qui lui sont plus précisément adaptées. Et si les paroles de la gwerz et du kan ha diskan enracinées dans une ruralité aujourd’hui méconnaissable et leurs tournures mélodiques dont le vocabulaire tient dans un mouchoir, sont de nature à faire sourire les bluesfans, qu’en est-il finalement des paroles et des tournures mélodiques du blues. Simulacre ? Ce simulacre auquel n’échappent pas même les clubs de jazz si l’on en croit Francis Marmande dans son plaidoyer pour la Corrida, dernier refuge de l’authentique selon (Le Monde du 21 septembre). Ce simulacre syndrome de la world music et peut-être tout simplement de notre époque. Mais notre époque… Qui ? Quoi ? Où ? Comment ? Les clubs de jazz – certains, certains jours –, sont mon refuge à moi, plus que l’arène que je n’ai certes jamais fréquentée, mais dont les discours qui m’en parviennent à Paris ont un côté bobo assez repoussant.
Voici plus de quarante ans, de Taj Mahal à Eric Bibb, que se lèvent de jeunes générations de bluesmen cultivés, souvent passés par l’université et l’ethnomusicologie, en tout cas très informés sur l’histoire du peuple noir, conscient de ses racines africaines mais aussi des échanges qu’elle a connus avec les folklores blancs du continent nord-américain, et curieux des musiques du monde. Il en résulte un blues parfois désincarné, exagérément clean, quasi folkloriste… un rien bobo ? Otis Taylor est un homme de ces nouvelles générations “éclairées” mais il échappe à ce folklorisme avec une art d’une intensité inouïe. Quelques accords sur sa guitare-banjo électrique avec ces gestes qui traversèrent l’Atlantique voici quelques siècles des luths d’Afrique de l’Ouest au banjo cinq cordes, quelques brefs aboiements, un batteur à la polyrythmie funk, un bassiste aux gestes minimaux s’accordant à cette marche inexorable qu’il semble entreprendre sur place et qui fera dire à mes côtés lors du rappel : « Mais combien de kilomètres a-t-il bien pu parcourir ? ». À cette pulsation lourde, élastique et velue, la frêle et énergique Anne Harris se désosse dans la tradition de cette art chorégraphique un peu suranné que la chorégraphe noire Katherine Dunham “ramena” des Caraïbes et dont elle tenta d’imposer le “classicisme” noir en réplique à la tradition chorégraphique classique blanche. On s’en moquerait presque, puis l’on s’en réjouit comme d’une sorte d’animation dessinée qui viendrait se superposer comme par distanciation au film noir et blanc qu’on nous projette, tout comme son violon projette sur le son massif du quartette le bourdonnement de son violon, certes enraciné comme ses comparses dans le Delta du Mississippi tout en soulignant ce qu’il doit à l’art musical des plantations (où les Noirs étaient préposés à faire danser les propriétaires blancs) et, en amont, aux traditions folk
lorique des Iles britanniques.
Ici, le mot transe n’est pas un vain mot et la musique d’Otis Taylor, minimaliste et brutale, teintée d’une forme de psychédélisme qui doit tout à la fois au monde du rock hendrixien et à l’onirisme du Delta, lève comme un pâte, vous saisit sans que vous y preniez garde, vous fait traverser des orages guitaristiques déclenchés du tranchant du médiator par Shaw Stachurski, des marigots sonores crépusculaires où l’on surprend des rites païens et des chœurs de fauves inconnus adressés à la lune, et vous dépose haletant au cœur de la nuit sur les trottoirs de Rennes dont vous cherchez à connaître le nom auprès de rares passants ahuris.
Pierre Durand
Étrangement, Pierre Durand nous avait préparé à ce voyage lors de notre visite à la Boutique Harmonia Mundi de Rennes (l’un des trois disquaires bretons subsistant sous le fameux label, avec les boutiques de Nantes et Quimper) qui profitait en fin d’après-midi de la présence en ville du guitariste pour un mini-concert de présentation de son disque “Chapter One: Nola Improvisations“Chapter One: Nola Improvisations”, une belle aventure improbable et presque impromptue. Un beau jour, il part à La Nouvelle-Orléans et, après avoir respiré l’air de la Cité du Croissant et en avoir déjoué quelques stéréotypes, loue sur place un studio pour improviser encore imprégné des sensations et découvertes de son voyage. Ce qu’il donne au public rennais reste largement improvisé, très “americana” comme on dit, très “sudiste”, entre blues du Delta et ballade country, traversé par une soudaine et étrange polyphonie de cordes pincées et de percussions d’Afrique de l’Ouest qu’il obtient avec un ticket de métro et un séquenceur. Un voyage à reprendre avec lui cette après-midi au festival Jazz aux écluses à 16h et 18h.
Franck Bergerot
Reportage de Culture Box sur France 3 Bretagne
http://www.francetv.fr/culturebox/le-1988-rennes-possede-enfin-sa-salle-jazz-116951
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Hier, 21 septembre, à Rennes, au club 1988, concert en avant-première du 5ème Jazz aux écluses qui se tient chaque année à même époque à Hédé-Bazouges au nord de Rennes, le long du canal d’Ille et Rance, sur un site de onze écluses successives. Hier donc, Pierre Durand invité du Erwan Boivent trio et, grandiose, le quintette du bluesman Otis Taylor.
Boutique Harmonia Mundi, Rennes (35), le 21 septembre 2012.
Pierre Durand (guitare électrique, guitare Dobro caisse métallique)
Club 1988, Rennes (35), le 21 septembre 2012.
Pierre Durand (guitare électrique) invité d’Erwan Boivent (guitare électrique), Cédrick Alexandre (contrebasse), Stéphane Stanger (batterie).
Otis Taylor (chant, guitare électrique, guitare-banjo 5 cordes électrique), Anne Harris (violon), Shaw Stachurski (guitare électrique solo), Todd Emunds (basse), Larry Thompson (batterie).
Pas vu encore les écluses qui attisent ma curiosité. Ce premier concert du festival Jazz aux Écluses constitue une sorte d’avant-première, de vitrine en ville, en attendant le véritable lancement cette après-midi sous un soleil promis par une météo plus clémente que la journée d’hier, à partir de 13h au bar à vin de l’écluse de La Madeleine. C’est l’occasion de se faire présenter le programme par son responsable, Guillaume Saint-James saxophoniste et compositeur dont le Jazzarium nous livrait au printemps dernier le disque “Polis” d’une malice orchestrale vivement saluée d’un macaron “révélation” dans notre numéro de mars. Au programme donc aujourd’hui 22 : à 15h30, toujours à l’écluse de la Madeleine, une bataille de big bands de part et d’autre du canal, entre le big band universitaire dirigé par Erwan Boivent et l’Initial Big Band de Jacques Goyet. À 16h00 et 18h00, sur la scène Summertime, le solo de Pierre Durand (voir plus bas). À 17h30 chapiteau, Bilika, un étonnant duo constitué de l’accordéoniste Didier Ithursarry et du chanteur et tambourinaire basque Kristof Hiriart, entre racines régionales et imaginaire à tous vents. À 20h, le formidable programme autour de Bobby Lapointe, conçu par Jean-Marie Machado avec André Minvielle. Demain dimanche 23 septembre : Bojan Z, Journal Intime et Emmanuel Bex Trio (avec Francesco Bearzatti et Simon Goubert).
C’est aussi l’occasion de découvrir le club 1988, l’une des deux nouvelles programmations rennaises imaginées par Yann Martin (par ailleurs patron du label Plus Loin Music), avec le restaurant 47 avenue.
Erwan Boivent et son trio invitent Pierre Durand
Enseignant au Conservatoire de Rennes et à l’Université de Rennes où il dirige le Big Band universitaire, Erwan Boivent présente avec ses deux comparses un trio situé dans un triple héritage Abercrombie / Metheny / Scofield, avec une rythmique active, un jeu nerveux et incisif à dominante staccato, dont les phrases sont entrecoupées de fréquentes séquences en accords. Le répertoire consiste en d’adroits et distanciés arrangements de pièces empruntées à Frank Zappa (A Pound for a Brown, Twenty Small Cigars), Nick Drake et Radiohead. La performance de la soirée étant l’intégration très réussie de Pierre Durand qui apporte un relief et une présence indéniable au trio sans pour autant tirer la couverture à lui, même si sa gestuelle et surtout son expressivité grimaçante captent une partie de l’attention du public. Une gestuelle reposant sur une relation très intime et très décontractée avec son instrument. Un relief et une présence qui ressortent de la construction de ses solos, chacun bâti comme une histoire différente autour de véritables nœuds dramatiques qui font un peu défaut à son hôte.
« Tel un ours bourru… » nous dit le programme. La métaphore est tentante : le système pileux jusque sur le haut des joues, la stature, le geste lourd supposant une lenteur du geste dont on doit cependant s’attendre si la situation l’exige à un détente foudroyante, quelque chose de tout à la fois fauve et placide, rogue et bienveillant, entre rudesse et tendresse. Que faire du blues au début du XXIe siècle. Plus encore qu’on ne le dit du jazz, on est tenté de dire du blues que son histoire est bel et bien finie, tant le blues qui est un art du chanté, donc du texte et du signifiant, nous semble se rattacher une réalité sociale ancienne qui, si elle n’est pas sans prolongement aujourd’hui, s’est trouvé d’autres formes d’expression qui lui sont plus précisément adaptées. Et si les paroles de la gwerz et du kan ha diskan enracinées dans une ruralité aujourd’hui méconnaissable et leurs tournures mélodiques dont le vocabulaire tient dans un mouchoir, sont de nature à faire sourire les bluesfans, qu’en est-il finalement des paroles et des tournures mélodiques du blues. Simulacre ? Ce simulacre auquel n’échappent pas même les clubs de jazz si l’on en croit Francis Marmande dans son plaidoyer pour la Corrida, dernier refuge de l’authentique selon (Le Monde du 21 septembre). Ce simulacre syndrome de la world music et peut-être tout simplement de notre époque. Mais notre époque… Qui ? Quoi ? Où ? Comment ? Les clubs de jazz – certains, certains jours –, sont mon refuge à moi, plus que l’arène que je n’ai certes jamais fréquentée, mais dont les discours qui m’en parviennent à Paris ont un côté bobo assez repoussant.
Voici plus de quarante ans, de Taj Mahal à Eric Bibb, que se lèvent de jeunes générations de bluesmen cultivés, souvent passés par l’université et l’ethnomusicologie, en tout cas très informés sur l’histoire du peuple noir, conscient de ses racines africaines mais aussi des échanges qu’elle a connus avec les folklores blancs du continent nord-américain, et curieux des musiques du monde. Il en résulte un blues parfois désincarné, exagérément clean, quasi folkloriste… un rien bobo ? Otis Taylor est un homme de ces nouvelles générations “éclairées” mais il échappe à ce folklorisme avec une art d’une intensité inouïe. Quelques accords sur sa guitare-banjo électrique avec ces gestes qui traversèrent l’Atlantique voici quelques siècles des luths d’Afrique de l’Ouest au banjo cinq cordes, quelques brefs aboiements, un batteur à la polyrythmie funk, un bassiste aux gestes minimaux s’accordant à cette marche inexorable qu’il semble entreprendre sur place et qui fera dire à mes côtés lors du rappel : « Mais combien de kilomètres a-t-il bien pu parcourir ? ». À cette pulsation lourde, élastique et velue, la frêle et énergique Anne Harris se désosse dans la tradition de cette art chorégraphique un peu suranné que la chorégraphe noire Katherine Dunham “ramena” des Caraïbes et dont elle tenta d’imposer le “classicisme” noir en réplique à la tradition chorégraphique classique blanche. On s’en moquerait presque, puis l’on s’en réjouit comme d’une sorte d’animation dessinée qui viendrait se superposer comme par distanciation au film noir et blanc qu’on nous projette, tout comme son violon projette sur le son massif du quartette le bourdonnement de son violon, certes enraciné comme ses comparses dans le Delta du Mississippi tout en soulignant ce qu’il doit à l’art musical des plantations (où les Noirs étaient préposés à faire danser les propriétaires blancs) et, en amont, aux traditions folk
lorique des Iles britanniques.
Ici, le mot transe n’est pas un vain mot et la musique d’Otis Taylor, minimaliste et brutale, teintée d’une forme de psychédélisme qui doit tout à la fois au monde du rock hendrixien et à l’onirisme du Delta, lève comme un pâte, vous saisit sans que vous y preniez garde, vous fait traverser des orages guitaristiques déclenchés du tranchant du médiator par Shaw Stachurski, des marigots sonores crépusculaires où l’on surprend des rites païens et des chœurs de fauves inconnus adressés à la lune, et vous dépose haletant au cœur de la nuit sur les trottoirs de Rennes dont vous cherchez à connaître le nom auprès de rares passants ahuris.
Pierre Durand
Étrangement, Pierre Durand nous avait préparé à ce voyage lors de notre visite à la Boutique Harmonia Mundi de Rennes (l’un des trois disquaires bretons subsistant sous le fameux label, avec les boutiques de Nantes et Quimper) qui profitait en fin d’après-midi de la présence en ville du guitariste pour un mini-concert de présentation de son disque “Chapter One: Nola Improvisations“Chapter One: Nola Improvisations”, une belle aventure improbable et presque impromptue. Un beau jour, il part à La Nouvelle-Orléans et, après avoir respiré l’air de la Cité du Croissant et en avoir déjoué quelques stéréotypes, loue sur place un studio pour improviser encore imprégné des sensations et découvertes de son voyage. Ce qu’il donne au public rennais reste largement improvisé, très “americana” comme on dit, très “sudiste”, entre blues du Delta et ballade country, traversé par une soudaine et étrange polyphonie de cordes pincées et de percussions d’Afrique de l’Ouest qu’il obtient avec un ticket de métro et un séquenceur. Un voyage à reprendre avec lui cette après-midi au festival Jazz aux écluses à 16h et 18h.
Franck Bergerot
Reportage de Culture Box sur France 3 Bretagne
http://www.francetv.fr/culturebox/le-1988-rennes-possede-enfin-sa-salle-jazz-116951