Jazz live
Publié le 22 Fév 2025

Où la classe de maître de Didier Levallet m’inspire souvenirs et hommage

Hier, 21 février au Pavillon de la Sirène (Paris 12e arrondissement), débutait l’annuelle Académie de composition créée par l’ONJ et Real Tim Music en 2022, avec – pour partie ouverte au public – la master classe de Didier Levallet.

Jusqu’au 1er mars, trois compositeurs et cinq compositrices européennes travailleront sous le regard et avec les conseils de la saxophoniste norvégienne Sigrid Affret, du trompettiste américain Ralf Alessi, de la compositrice Pascale Criton, du contrebassiste Didier Levallet, de la flûtiste Sylvain Hélary, nouvelle chef de l’ONJ, et de son prédécesseur Frédéric Maurin. Un concert public de restitution sera donné le 1er mars, les œuvres des stagiaires étant confiées à l’Orchestre des jeunes de l’ONJ #6. Mais auparavant le public est invité à assister aux master class animées de 14 à 17h le 24 février par Sigrid Affret, le 25 par Pascale Criton, le 26 par Ralph Alessi. Avec aujourd’hui même, 22 février, des ateliers publics de 10h à 12h, puis de 13h à 18h, une conférence d’Éric Schultz sur Ornette Coleman de 18h à 19h30. La journée se terminera à 20h par un double concert, restitution d’atelier en première partie, puis le Healing Orchestra de Paul Wacrenier.

Hier après-midi, c’est le doyen né en 1944, Didier Levallet qui faisait master class, commençant par confesser un relatif embarras que lui inspirait ce terme de master class pour désigner une communication d’un parfait autodidacte en écriture musicale à de jeunes gens déjà surinformés. Le récit de ses débuts tâtonnant d’un instrument à l’autre avant de se faire coller un contrebasse dans les mains, avec laquelle il a commencé par accompagner des chanteurs (et pas des moindres), puis à accompagnant à l’improvistes les artistes à l’affiche du légendaire  Gill’s Club de Gérard Terronès, aussi divers que Mal Waldron, Frank Lowe, Hal Singer ou Slide Hampton. Jusqu’au jour où, à quelques amis qu’il côtoyait au sein du big band de Claude Cagnasso, il proposa de monter une formation “free” qui devint le quartette Perception avec Yochk’o Seffer, Siegfried Kessler et Jean-My Truong. « Free » insiste-t-il ! Comme si le mot était susceptible de froisser les jeunes oreilles de son public. Préciser que l’idée qu’il se faisait de l’improvisation libre lui avait été inspiré par le concept du compositeur et musicologue Gunther Schuller qui, à l’écoute de Sonny Rollins (réécouter Blue Seven), y avait décelé une façon d’improviser moins sur une grille harmonique que sur le principe de motifs s’engendrant les uns les autres… Soir une improvisation “motivique” ou “thématique” qui fut peu ou prou celle de “l’inventeur du free jazz” Ornette Coleman.

Quoique né neuf ans après Didier Levallet, j’ai connu Perception pour posséder avoir acheté le troisième disque “Mestari” (1973) et pour l’avoir entendu plusieurs fois en concert, à une époque où mon intérêt se portait beaucoup, avec un brin de sectarisme, sur cette scène française qui fleurit dans les années 1970 dans le prolongement du free jazz américain. Et en dépit du recul que j’en ai pris, j’ai été très surpris de redécouvrir ce groupe à ses débuts tel que Levallet nous le fit entendre hier. Le concept d’improvisation motivique à partir d’une bribe de départ m’a semblé là très opérationnelle. « Surtout grâce à l’oreille de Siegfried Kessler » précisait hier Didier Levallet avec un sourire indulgent à son propre égard.

L’étape suivante fut Confluence. Si je ne réécoute plus les disques de cette formation (et Levallet ne se donna pas la peine de les faire entendre hier à son auditoire), j’ai suivi ce groupe avec une relative assiduité dans mes premières chroniques dans la presse mensuelle (Antirouille de 1975 à 1978, puis Jazz Hot en 1979 et 1980). Le mot de Confluence était une autre façon de parler de fusion et Levallet, nous rappela ce que lui avait inspiré les premiers pas du groupe de Chick Corea Return To Forever, tel qu’il se fit d’abord connaître, d’abord sur ECM, avant qu’il ne devienne une formation strictement électrique. L’idée de fusion sans la pyrotechnie du jazz-rock. J’en retiens aujourd’hui, de mémoire, un genre de bonne intention, et surtout les solos de Christian Escoudé qui, à l’époque, me semblait promettre un nouvel avenir à la “guitare française”. Plus la présence de Jean-Charles Capon au violoncelle (associé aux bois de Jean Querlier) et la complicité de Merzak Mouthana et Armand Lemal (batterie et percussions).

C’est avec un plaisir et une fierté manifeste que Didier Levallet a évoqué hier son Swing Strings System (1978), nous en faisant entendre deux morceaux dont la très belle reprise de Sing Me Softly Of The Blues de Carla Bley, avec Didier Lockwood en vedette. J’y ai retrouvés l’élégance et la niaque que j’avais apprécié à l’époque sur scène et sur disque, d’ailleurs beaucoup plus que les Swing String System et Super Swing Strings System de 1988 et 1989, en dépit de la présence de Dominique Pifarély dont j’appréciais tout autrement la contribution au trio de Didier Levallet Instants Charivés avec le guitariste Gérard Maris (1981).

Entre temps un événement était survenu, que Didier Levallet soulignait hier dans son exposé : l’irruption simultanée en France de deux écoles de jazz en 1976, et l’élévation rapide du niveau technique et théorique qui s’ensuivit sur la scène française (à laquelle participaient les musiciens s’étant aventuré à la Berklee School en ramenant de précieuses informations, notamment sous la forme du fameux et clandestin Real Book). L’IACP affiche une histoire singulière et incertaine, si l’on songe qu’il fut créé par Allan Silva (figure historique du free jazz) sous le nom d’Institut for Art and Culture Perception, pour passer dans les années 1990 sous la direction pédagogique de Lionel Belmondo. Le CIM à l’appellation également très vague (Centre d’information musicale, avec vocation d’agence artistique, de centre de documentation et de “conseil pédagogique“) devint en quelques mois, sous la pression de la demande, une école de jazz où l’on apprenait les gestes instrumentaux spécifique au jazz, le répertoire et les savoirs harmoniques d’une tradition qui tendait alors, pour faire simple, à se substituer à l’élan créatif d’une musique passée en l’espace de moins d’un siècle du “plain chant” néo-orléanais (en fait l’impro collective autour de thèmes rudimentaires) à l’harmolodie ornettienne.

Comme disait hier sur facebook le valeureux producteur Stéphane Berland (Ayler Records) : « Et c’est là que tout a commencé à ‘merder’. Les « écoles de jazz », c’est un peu ‘antinomique’, non ? » Ce ça à quoi je réagissais « pas si simple ». Il n’y a pas eu seul et unique canal de transmission du savoir improviser, arranger, diriger et composer le jazz. Il y a eu mille façons d’apprendre et mille “écoles”, de l’écoute des 78-tours (bonjour le sport !) au relevé et à l’écoute ralentie sur nos logiciels d’écoute un casque sur les oreilles, du cours de musique officieux donné au coin d’un bar au diplôme de troisième année. Et cette multiplicité des apprentissages fit la richesse du jazz si l’on songe que Fletcher Henderson (en qui ses camarades de faculté voyait un futur Rachmaninov) fit se côtoyer Coleman Hawkins, féru d’harmonie passé par le violoncelle et le piano, et le “plouc du Sud” et génialissime Louis Armstrong, qu’Hawkins méprisait presque autant qu’il l’admirait. Et ce paradoxe du hard bop des années 1950 professant un retour aux sources de la musique noire avec dans ses rangs des musiciens bénéficiaires du GI’s Bill pour leur années sous les drapeaux et qui avaient profité pour reprendre des études musicales. Voir l’édifiant parcours de John Coltrane. Enfin, songeons à la diversité des profils sortis du Département jazz du CNSMDP, de Fred Nardin à Bruno Ruder.

Des raisons diverses m’avaient amené à fréquenter le CIM et, sans parvenir à quoique ce soit avec un saxophone entre les mains, à y prendre une foule d’informations qui me constitue aujourd’hui. Et à ébranler quelques convictions un peu simples concernant la créativité du jazz contemporain. Et je me souviens d’avoir vu le jazz français se scinder en deux tendances (mais il en allaient un peu de même aux États-Unis). D’une part une scène associative qui sut susciter et profiter très tôt de la manne des subventions sous le règne de François Mitterand, son ministre de la Culture Jack Lang et son directeur de la musique Jacques Lang. On y vit moult “créations” sans lendemain, plus ou moins bien conçues à l’initiative d’un réseau de festivals et d’associations auto-proclamé créatrif et innovant, se distinguer de ce qui se passait dans le monde des clubs autofinancé au nombre de litres de bière vendu, et où se débattait une autre famille musicale. Au risque de la simplification, dans la première, on apprenait à produire des doubles sons, le souffle continu, les gammes exotiques et les rythmes à impairs, à épanouir sa personnalité hors des cadres conventionnels, à créer collectivement. Dans la seconde, à l’école, à travers les informations qui parvenaient de la Berklee School par l’intermédiaire de ceux qui s’y étaient rendus ou simplement “au coin du bar” des rue des Lombards ou Saint-Opportune, on apprenait les standards, l’anatole et les secretes de l’harmonie fonctionnelle, l’ear training, l’anatole. Deux mondes qui s’ignoraient. On n’aurait pas vu Daunik Lazro au Petit Opportun (ou alors on ne m’en a rien dit) et les festivals auto-proclamés innovants prêtèrent une attention distante voire inexistante à des musiciens comme Marc Ducret et Andy Emler. Combien d’années Marc Ducret ne s’est-il pas entendu dire : « Bon, ton trio, c’est bien ! Mais tu n’as pas un projet ? » L’obsession du projet qui hante nos sociétés, du collège aux portes du CNM.

Les années 1990 verraient les choses évoluer, ou mon point de vue s’élargir. C’est la décennie qui débute avec l’hybride ONJ de Claude Barthélémy et où l’on voit émerger l’Acoustic Quartet de Ducret/Sclavis/Pifarély/Chevillon, où Ducret rencontrera Tim Berne, ce dernier marquant une nouvelle génération également sous l’influence de Steve Coleman. Pour ne rien dire de ce qui se tramait au Smalls de New York. Fin de ce “siècle court” où l’Histoire du jazz –comme toute l’Histoire des Arts à court d’avant-garde depuis le ready made et le monochrome blanc – semble à bout de course, incapable d’un nouveau récit, et où s’y substitue une sorte de géographie esthétique dont des territoires bien établis côtoient des frontières mouvantes et se voient traversés par des population de musiciens nomades, sans étiquettes.

L’exposé de Didier Levallet reflète cette transversalité préfigurée par Confluence et son Swing Strings System. Ayant traversé les années 1970 et entrant dans les années 1980 avec une stature militante et de porte-parole sur laquelle il s’est fait discret hier, son récit raconte comment il sympathisa avec l’avant-garde anglaise à travers sa collaboration “sud-africaniste” avec Chris McGregor, les invités britanniques de “Scoop” et sa fidélité à Chris Biscoe, parrainant avec Gunther Sommer les débuts de Sylvain Kassap, jouant la carte intergénérationnelle avec “Generations” (de Jean-Louis Chautemps à Vincent Courtois) et enfin prenant la direction d’un ONJ où il nous fit entendre Harry Beckett, Yves Robert, Daunik Lazro et Ramon Lopez aux côtés de Nicolas Folmer, Phil Abraham, Éric Barret et François Laizeau.

Le dernier exemple sonore de l’exposé de Didier Levallet fut son quintette de 2013 avec notamment Airelle Besson qui fit ses débuts dans le stage annuel mis en place dès 1977. Et ce qu’il nous en fit entendre fut une longue introduction de flûte improvisée par Sylvaine Hélary et ce très personnel vocabulaire d’improvisatrice que déployait déjà à l’époque la nouvelle cheffe de l’ONJ. Admirable conclusion.

C’est cette transversalité qu’il nous est invité à revisiter à travers le répertoire cet ONJ fin de siècle que dirigea Didier Levallet, recréé un quart de siècle plus tard par la sixième mouture de l’Orchestre des jeunes, dispositif imaginé par Frédéric Maurin pendant son mandat à la tête de l’ONJ, orchestre renouvelé à chaque édition par de nouvelles générations, toujours plus féminisé vague après vague. Chaque édition se voyant confier le répertoire d’un ancien chef de l’ONJ, l’an passé le répertoire Claude Barthélémy y avait connu une sorte de rédemption. Cette année, c’est Didier Levallet qui est à l’honneur et dont on pourra réentendre le répertoire sous la direction de sa pianiste de l’époque, Sophia Domancich. À découvrir le 28 en ce même Pavillon de la Sirène, le 9 mars au Conservatoire de Dreux dans le cadre de jazz de Mars, le 20 avril au Conservatoire d’Orléans et le 18 mai au Petit Faucheux de Tours.

Mais pour l’heure, je file à la Sirène pour le programme signalé en tête de ce billet et comme j’ai une bonne heure pour y parvenir alors que les festivités ont commencé depuis ce matin, il n’est pas sûr que ne laisse pas derrière moi dans ce texte quelque coquilles, j’espère pas trop énormes.

Franck Bergerot

PS : Plus de détails. j’apprends que l’intervention de Didier Levallet a été diffusée sur la page facebook de l’ONJ. Vous serez probablement plus doués que moi pour la retrouver.