Jazz live
Publié le 10 Oct 2024

Ouverture du 38e Jazz sur son 31 : Steve Coleman & Five Elements

Crédit photo : Patrick ARFI

Pour lancer sa 38e édition, le festival Jazz sur son 31, organisé par le Conseil Départemental de Haute-Garonne, proposait trois concerts à la même heure sur autant de lieux différents. Entre El Comite, Aquaserge et les Five Elements, Jazz Magazine a jeté son dévolu sur la première date d’une nouvelle tournée européenne de Steve Coleman – qui le fera passer ensuite au Rocher Palmer de Cenon (le 10 octobre) avant l’Espagne, l’Autriche, la Croatie puis au Carré Sévigné de Cesson-Sévigné (le 17 octobre).

Steve Coleman & Five Elements

Jonathan Finleyson (tp, vcl, perc), Steve Coleman (as, vcl, perc), Rich Brown (elb), Sean Rickman (dr)

Mercredi 9 octobre 2024, Jazz sur son 31, Altigone, Saint-Orens (31), 20h30

Photographie : Patrick ARFI

Sans affirmer que Steve Coleman soit un régulier du Sud-Ouest, il s’y est produit relativement souvent depuis le début de sa carrière, en particulier à Montpellier où il enregistra son album Resistance Is Futile au début du XXIe siècle. En Haute Garonne, il y a joué la dernière fois en 2019, déjà dans le cadre de Jazz sur son 31, à Bruguières. Je me souviens aussi d’un excellent concert en 2010 à l’Odyssud de Blagnac. De là qu’on lui dresse une statue comme pour Wynton Marsalis à Marciac, il reste un cap à franchir tout de même. À moins que le concert d’hier soir n’ait changé la donne ? La réaction du public à une musique qui ne va pas toujours de soi, loin s’en faut, fut on ne peut plus enthousiaste, le tout nouveau disque de Steve Coleman, pas encore dans les bacs, se vendant ensuite comme des petits pains à l’issue du concert !

Sans préambule, Steve Coleman lance le concert seul, en une sorte de méditation musicale. Les trois autres sont aux aguets – et oui, ce soir les Five Elements ne sont que 4. Bientôt, il joue une longue ligne mélodique a tempo, qu’il répète plusieurs fois. Le bassiste, Rich Brown, tente de la rejouer : il a compris qu’il s’agit d’une ligne de basse inventée par Coleman dans l’instant. Il ne parvient pas à la reproduire d’emblée, certains détails de répétitions de notes lui échappant tout d’abord. Au quatrième tour, cette fois il l’a tient. Sean Rickman a de son côté déjà intégré, et peut adjoindre sa batterie. Ceci établi, Coleman lance une autre ligne mélodique, en valeurs longues cette fois, qui fera office de thème, et dont Jonathan Finlayson doit s’emparer à son tour. Peu à peu, une « composition spontanée » (pour reprendre les propres termes de Coleman) vient d’être élaborée face à nous. Le jazz dans toute sa splendeur (mot que Coleman ne valide pourtant pas au sujet de sa musique), en droite ligne de ce que pratiquaient Count Basie (songeons à ses head arrangements pour big band) ou Charles Mingus (qui faisait apprendre sans partition ses compositions aux musiciens de son workshop) !

Après avoir tourné un bon moment, la première mécanique musicale s’interrompt pour laisser la place à une nouvelle phase méditative en solo de Coleman. S’ensuit une autre évolution musicale générée couche musicale après couche musicale. Rares semblent ceux qui parviennent à s’y retrouver instantanément – parfois même ses musiciens ! Et pourtant, elle groove (« E pur si groove ! » aurait pu dire Galilée). Car peu importe les rouages complexes de cette musique, y compris les subdivisions métriques ajoutées/suggérées par Coleman lui-même : que l’on tape du pied à côté ou au bon endroit, cette musique fait de toute façon bouger les corps et remue l’âme.

Comparé au Coleman des débuts jusqu’à la décennie 2010, il semble que le saxophoniste ait atteint un stade de son évolution qui le conduit à restreindre son débit. Il y a quelque chose qui pourrait relever de la sagesse dans cette démarche. Je n’irai pas jusqu’à parler d’une essentialité, mais quoi qu’il en soit cette aspiration au primordial transsude dans l’approche des autres musiciens. Ainsi, aucun d’eux ne donnera l’impression d’avoir « suer sang et eau » à la fin du concert, alors même qu’ils auront tout donné. Voilà donc les Five Elements entrés dans une phase que l’on pourrait nommer « de pleine maturité ». Musique de grooves emboîtés, sa visée dépasse celle d’atteindre « simplement », « seulement » à un état de transe. Car il faut rester bien en éveil pour jouer à plein le jeu proposé par Coleman ; du moins, semble-t-il aux musiciens difficile de s’abandonner tout à fait au cours de leur prestation – ce que peuvent s’autoriser les auditeurs, certains ne s’en étant pas privés au cours du concert, de façon fort appropriée !

À y écouter de près – c’est possible également –, on constate que les interventions solistes proposées ne sont plus des solos au sens traditionnel jazzique du terme. En réalité, leurs fonctions relève davantage d’un passage au travers de la rythmique-en-jeu plutôt qu’à la prise en main d’une direction précise vers où entraîner le groupe. Et dans ce cadre, la construction par développement de brefs motifs par Jonathan Finlayson apparaît plus « lisible » que les interventions de Coleman.

En-dehors d’un Round Midnight arrangé sur un cycle de 18 temps (bien qu’il ne faille pas parlé de « temps » dans le cas de Coleman, mais de drum chant, selon ses propres dires) et d’un Confirmation de Charlie Parker assez allusif, la partie du public un peu connaisseuse du répertoire des Five Elements (et elle était assez fournie, compte tenu des applaudissements lancés une fois la ligne de basse énoncée) eu le plaisir d’entendre une version manipulée en temps de réel de Drop Kick – dont les lecteurs assidus de Jazz Magazine (re)trouveront une description-analyse de Stéphane Payen dans le numéro de septembre 2015.

Voilà, c’est déjà fini. Un bis, en tempo très rapide, rappelle que les musiciens n’en demeurent pas moins incisifs, produisant une musique au scalpel qui entraîna les vivas de la foule. Comment mieux lancer sur de très bons rails cette nouvelle édition de Jazz sur son 31 ?

Ludovic Florin