pAn-G et Moutin Factory : jazz sur le vif à Radio France
Hier 15 juin, la fabrique Moutin Frères et la forge sonore pAn-G d’Aloïs Benoit & co usinèrent passionnément sur la scène du Studio 104 de la Maison de Radio pour le dernier concert “Jazz sur le vif” de la saison, à retrouver cet été sur les ondes de France Musique.
Un public moins abondant qu’à l’ordinaire. La faute au soleil qui invitait hier enfin à filer sur les chemins d’Ile de France ? Ou à la concurrence du week end Jazz en VF qui bat son plein à la Philharmonie de Paris et où, hier, un débat posait la question : Y a-t-il un jazz français ? Une question qui ne se pose pas à Radio France grâce aux programmations successives du regretté André Francis, de Xavier Prévost (aujourd’hui retraité, mais auquel je vole aujourd’hui la plume pour rendre compte d’un programme auquel il est resté fidèle dans ces pages) et d’Arnaud Merlin qui leur a succédé. Solal, Konitz, Cohelmec, Art Ensemble of Chicago, Ping, Hersch… les studios 104 et 105 de la Maison ronde les ont accueillis dans les mêmes programmes, pour un public fidèle qui ne manquait pas hier soir de venir remercier Merlin en fin de concert ou à l’entracte pour cette pérennité.
pAn-G : Aloïs Benoît (euphonium, trombone, direction, compositions), Gabriel Levasseur (trompette), Jean Dousteyssier (clarinettes), Rémi Fox (saxes), Thomas Letellier (sax ténor), Thibault Florent (guitare électrique), Yannick Lestra (Fender Rhodes), Romain Lay (vibraphone, steel drums), Alexandre Perrot (contrebasse), Ariel Tessier (batterie)… auxquels s’ajoutent petites percussions et conques passant de mains en mains.
Comme beaucoup d’autres formations françaises qui nous ont passionnés depuis une vingtaine d’années (Matthieu Donarier Trio, DPZ de Thomas de Pourquery et Daniel Zimmermann, Sacre du Tympan de Fred Pallem, Yes Is a Pleasant Country de Jeanne Added, Bruno Ruder et Vincent Lê Quang, Radiation 10 du collectif Coax, n0x.3 des frères Fox, Post-K des frères Dousteyssier…), pAn-G est né sinon dans les murs, du moins au voisinage du département jazz du CNSMDP d’où est issue la quasi totalité de ses membres.
Mais c’est moins d’un “conservatoire” qu’il s’agissait hier que d’une “confrérie” si l’on m’autorise à détourner le nom de la Brotherhood of Breath au sein de laquelle le pianiste Chris McGregor rassembla tout au long des années 1970 l’avant-garde anglaise (Mark Charig, Malcolm Griffiths, Evan Parker…) et la communauté sud-africaine de Londres (Mongezi Feza, Dudu Pukwana, Louis Moholo…). Dans la façon dont Aloïs Benoît et ses comparses revisitent les musiques des Antilles, de la biguine au calypso en passant par le zouk, je retrouve cette puissance des masses pneumatiques et percussives, ce crépitement joyeux, sauvage, exalté des riffs, des contrepoints, des fugues et des questions réponses qui semblaient surgir spontanément du collectif sur les motifs inspirés du marabi aux partitions d’Andromeda, Mra, The Bride ou Kongi’s Theme… Certes, le terreau des Antilles est différent (mais non sans points communs) et nos jeunes gens se sont nourris de bien d’autres choses, peut-être Fela (sinon peut-être à leur insu), certainement John Zorn ou Meshuggha, mais j’y retrouve cette énergie et cette même fraîcheur de la formation afro-britannique. Leur manque juste les heures de route du Brootherhood of Breath (pAn-G n’avait joué ce nouveau et difficile répertoire qu’une fois, en septembre dernier), à affiner leur disposition scénique et / ou leur sonorisation (mais la bande à McGregor n’était pas à ça près), des problèmes d’accord avec le steel drum (mais Dudu Pukwana n’avait cure du diapason…) et peut-être aussi à nous réserver des moments de silence, de contraste, d’espace, des respirations, sans se départir de la folie ni de l’onirisme de leur entreprise… et pour avoir entendu Tessier, Perrot, Benoît, Fox, Dousteyssier et Benoît dans d’autres contextes, on les en sait capables.
Moutin Factory Quintet : Christophe Monniot (sax alto), Manu Codjia (guitare électrique), Paul Lay (piano), François Moutin (contrebasse), Louis Moutin (batterie).
Les heures de route n’ont pas manqué à la Moutin Factory. Et c’est avec la même énergie employée à emmener leur entreprise sur les routes d’Europe et d’Amérique qu’ils entrent dans ce concert, sur un groove fiévreux, aux combinaisons impaires dont ils alternent les interprétations métriques. Paul Lay structure ce foisonnement de ses deux mains dont l’activité et la complémentarité dans certains solos fait parfois penser à une seule grande et même main. Manu Codjia souligne les lignes mélodiques de ce répertoire du dernier album “Mythical River” de la Factory ou use de cet art polyphonique qu’il a développé notamment au sein du Matthieu Donarier Trio sans jamais embarrasser ici le pianiste, développe enfin d’exaltants solos d’un élégant lyrisme tout en ligne claire. Christophe Monniot poétise l’ensemble d’un lyrisme folâtre, exacerbé, doux-dingue et grandiose.
On a lu ici et là des réserves, voire des charges sérieuses, sur le formatage des nouvelles générations par l’enseignement du jazz. Révisons nos histoires du jazz… Max Roach a-t-il été formaté par son passage à la Manhattan School ou John Coltrane par sa fréquentation assidue de la Granoff School Of Music ? Quel est donc ce fameux moule unique dont on aurait formaté des personnalités aussi complexes, atypiques et contrastées qu’Aloïs Benoît, Daniel Zimmermann et Bastien Ballaz, Paul Lay, Carl-Henri Morisset et Fred Nardin, Christophe Monniot, Vincent Lê Quang et Jean Dousteyssier, Manu Codjia, Pierre Durand et Gabriel Gosse, Jeanne Added, Vincent Peirani et Eve Risser ? Toutes les écoles ont accouché de premiers de la classe (qui n’auraient pu exister sans elles) et de cancres géniaux (qui y entrèrent surement déjà avec un potentiel suffisamment fort pour profiter pleinement de ce qu’on allait leur y enseigner) et parfois aussi les premiers de la classe s’avérèrent-ils également géniaux.
Fermons cette parenthèses par une autre : les concerts des Moutin ont leurs rites, la présentation réciproque des deux frères jumeaux, la fraternité en action aux limites de la télépathie et l’intermède obligé en duo qui hier soir rendait hommage à Wayne Shorter. Du fond de leurs abstractions sonores et de leurs grooves enivrés, Louis fredonne la ritournelle rêveuse de Fall que soudain François interrompt par la projection de Pinocchio sur ses cordes, sans totalement exclure le charme tenace du premier thème qui perdure. Wayne Shorter aurait ri !
Les concerts Jazz sur le vif que l’on a exclu des ondes de France Musique hors été, remplaceront en juillet et en août les directs et retransmissions des festivals dont les chaînes de Radio France (Musique, Inter, voire Culture) pouvaient s’enorgueillir autrefois et devenus la portion congrue sur le seul France Musique. Reste heureusement la manifestation maison, le Festival Radio France Montpellier Occitanie programmé par Pascal Rozat qu’il présentera lui-même cet été de 22h à minuit, en alternance avec les diffusions Jazz sur le vif de la saison 2018-2019, en semaine à partir de 23h, dont pAn-G le 19 août et la Moutin Factory le 20. Arnaud Merlin reprendra ses concerts Jazz sur le vif le 21 septembre avec Das Kapital et Nils Wogram invité du Bojan Z Trio, puis Andy Emler, une création de l’ONJ, Lady M de Marc Ducret, John Surman, Jim Black, Steve Coleman, Laurent de Wilde, etc… Franck Bergerot