Parenthèse bretonne
Et Annie Ebrel célébra ses 30 ans de chanson… entourée, pour ceux que connaissent les lecteurs de ces pages, de Riccardo del Fra, Jacques Pellen, Pierrick Hardy, Hélène Labarrière, Jacky Molard, etc. et quelques centaines d’amis…
Il y a quelques jours, dans un club parisien, un jazzman évoque ses prochains concerts dans un lieu appelé à développer une programmation jazz. Je lui dit que je connais cet endroit pour y avoir été écouté une joueur de cornemuse du Berry (Philippe Prieur pour ceux qui connaîtrait sinon son grand talent musical, du moins son vin de Sancerre). Stupéfaction du jazzman, voir un peu d’ironie que n’aurait probablement pas déclenché mon intérêt pour un concert de musique mandingue, du Haut-Atlas ou d’Anatolie. Quelle ne serait pas sa stupéfaction d’apprendre que le rédacteur en chef de Jazz Magazine a pris le train ce week end pour aller fêter dans un petit village breton les 30 ans de carrière de la chanteuse traditionnelle bretonne Annie Ebrel. Je prête peut-être plus à mon interlocuteur jazzman que ce qu’il a réellement éprouvé, mais la réaction est assez typique et m’est confirmée par le guitariste Pierrick Hardy qui me confirme combien la musique bretonne est méprisée voire détestée par ses confrères et combien sa collaboration avec Annie Ebrel peut lui attirer de sarcasme. On pourrait en étudier les causes, mais il est un fait que la world music n’éveille “l’ouverture à l’autre” qu’à condition d’être balkanique, sub-méditerranéenne ou sub-tropicale. “L’autre” doit être vraiment “autre”, exotique, fun, “colored”, et suscité sinon un plaisir consumériste immédiat, du moins alimenter le discours d’une espèce de bien-pensance contemporaine (la créolité, le métissage, etc ., termes qui ne fonctionnent visiblement que sous certaines latitudes ou destinations touristiques).
Annie Ebrel, donc, fêtait ses trente ans de chanson, après avoir accompagné le Ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, en Pologne où elle est appréciée par son homologue polonais. En France, on lui préfère Nolwen Leroy. Les culs terreux ne sont pas ceux que l’on croit. Trente ans de chanson dont j’ai salué les débuts phonographiques en 1996 dans les pages “musique traditionnelles” du Monde de la musique un peu par hasard, sans trop savoir que nos chemins allaient bientôt se croiser. Car quelque temps plus tard, Riccardo Del Fra, ancien contrebassiste de Chet Baker, aujourd’hui directeur du département jazz du CNSM, m’invitait à venir l’écouter à Quimper pour un concert en duo avec… Annie Ebrel qu’il avait rencontrée dans la “Celtic Procession” du guitariste Jacques Pellen (Kenny Wheeler ou Paolo Fresu, Eric Barret, les frères Jacky et Patrick Molard…). Il en sortirait un CD “Voulouz Loar”, puis d’autres projets avec ou sans Riccardo Del Fra mais le jazz ne serait plus jamais très loin. Je revois encore les yeux ébahis et conquis de mes étudiants en préparation au CA Jazz, tous anciens élèves de Del Fra, découvrir “Voulouz Loar” et “Celtic Procession” lors de mon cours sur le jazz et les musiques du monde.
Me voici donc en Centre Bretagne, piloté par Lors Jouin, grand chanteur traditionnel breton également, dont les pas ont croisé le jazz quelque temps, au sein d’une formation qui n’a hélas jamais reçu l’accueil qu’elle méritait hors Bretagne, Toud’sames. Arrivée à la salle des fêtes de Saint-Nicodème (pas 200 habitants), au cœur de la Bretagne profonde, où Annie, en bonne fille de ferme, a fait dresser cent couverts – et plus encore, pour parer à l’imprévu – afin d’accueillir ses invités, ses proches, ses voisins, les amis de la région et ses amis lointains, et bien sûr de nombreux artistes. Parmi lesquels, le violoniste Jacky Mollard qui a eu la bonne idée de proposer un concours de fars breton en guise de dessert. Sa complice la contrebassiste Hélène Labarrière y a participé avec un fard cuit au feu de bois, mais n’a pas gagné. On ne peut pas être en tête dans tous les domaines. D’ailleurs, le nom du vainqueur s’est perdu dans le brouaha – brouhaha d’autant plus indiscernable pour moi qu’il se tient en breton du pays – de la dégustation des dix concurrents et d’autres encore à l’heure du café alors que le public commence à affluer emmené par un trio de clarinettistes où je reconnais l’une des figures régionales de l’instrument, Jean-Claude Le Lay. Plus de 1000 entrées et plus encore qui, venus des quatre coins de la Bretagne, se massent à l’extérieur de la salle, puis repartiront bredouille.
Ouverture du concert avec Enora Berardy, nièce d’Annie, histoire de montrer que la relève de la tradition est assurée, puis duo kan a diskan avec un vieux complice, Yannik Larvor, puis apparitions des maîtres : Yann-Fanch Kemener, pionnier du renouveau qui reconnut le talent d’Annie dès 1984, et “l’ancêtre”, Marcel Guilloux, auprès duquel elle se forma et qui ce soir ne chante pas mais conte une histoire, un art qu’il a fait perdurer jusqu’à nos jours. Plus tard on entendra Anne Auffret qui compta dans les jeunes années d’Annie. Un univers aux codes certes peu perméables pour les lecteurs de ce blog mais qu’il faut savoir accueillir, l’âme ouverte. Mais voici Dibenn, qui leur parlera plus et témoigne des outils que le jazz fournit à la musique bretonne depuis des lustres pour trouver sa place dans le siècle. Le groupe fut formé en 1990 et connut divers personnels tous perméables au jazz, chacun à sa manière : Jean-Luc Thomas (flûte traversière), Ronan Pellen (mandole), Olivier Urvoy (saxophone), Yann Guirec (guitare), Pierrick Tardivel (contrebasse). Groove, solos, arrangements… Le jazz s’y fait sentir comme une source d’inspiration permanente.
Il s’invite évidemment lorsque paraît Riccardo Del Fra qui, au sein du duo qu’il partagea avec Annie, tira toutes les ressources du jazz pour multiplier sur sa seule contrebasse toutes façons possibles de soutenir, enrichir, répliquer aux chants traditionnels d’Annie : chromatismes, pédales toniques ou dissonantes, ostinatos, décalages, unissons, répons, contrepoints. Retrouvailles pleines d’émotion suivies de celle avec le quartette qu’elle forma en 2003 avec Pierrick Hardy (guitare), Olivier Ker Ourio (harmonica), Bijan Chemirani (zarb) ce soir remplacé par Kevin Seddiki.
On entendra encore Triskan, trio réduit à un duo avec Jacky Molard, l’organiste Julien Padovani n’ayant pu se déplacer. Jacky Molard que l’on avait su blessé à la main gauche lors d’un accident de jardinage, ici au som
met de son art où l’improvisation jazz se métisse avec les traditions bretonnes, irlandaises et balkaniques pour une répartie au chant d’Annie qui n’est pas sans évoquer un certain Bela Bartok. Changement de registre avec les “disputes” qu’Annie aime échanger en breton chanté, selon une vieille tradition locale, avec son camarade Lors Jouin. Moment de littérature avec André Marcowitz que l’on a pu voir ces derniers temps auprès d’Annie Ebrel comme auprès de Laurent Jouin, en traducteur simultané ou alterné des textes qu’ils chantaient. Ce soir, il le déclare de façon péremptoire, il ne traduira pas du breton, mais il se lance dans une belle déclamation en double version originale et traduite d’un poème de Boris Pasternak.
Autre genre de poèmes, Les Séries empruntése au recueil mythique du Barzaz Breizh d’après un vieux projet de Jacques Pellen avec sa regrettée compagne, la harpiste Kristen Noguès, qu’il recréa au festival de Malguénac avec Annie et le groupe One Shot : James MacGaw (guitare électrique), Bruno Ruder (piano électrique Fender-Rhodes), Daniel Jeand’heur (batterie) et Hélène Labarrière dont l’héroïque contrebasse remplace la basse de Philippe Bussonnet. Je vous laisse relire le compte rendu de l’époque . À quoi succède le programme du dernier disque qu’Annie signa au sein d’un trio qu’elle partage avec deux autres chanteuses : Nolùen Le Buhé et Marthe Vassalo. Trois voix qui se complètent par leurs timbres et s’entrelacent en unissons, en harmonie, en contrepoint, en polyvitesse, en solo soudain accompagné de chœurs en sourdine à la manière albanaise.
Après trois heures de musique et un final par l’autre nièce d’Annie, Marie Berardy, les chaises et les bancs s’empilent et le fest-noz commence animé à tour de rôle par des couples de kan a diskan (le chant à répons) et de sonneurs (biniou-bombarde ou clarinettes). Le temps de l’accord, de lancer la mélodie, les chaînes se forment, se mettent en mouvement, se nouent en une seule dont les méandres glissent lentement à contresens l’un de l’autre, visage se croisant réjouis, concentrés, fervents ou distants, le grand serpent de la gavotte animé d’un mouvement cadencé plus ou moins sauté ou glissé selon les danses et les personnalités, où le sol se mettra à gronder sous le martellement de pieds des danseurs lorsqu’avec la danse fisel (nous sommes en plein pays fisel) le cérémonial semblera atteindre son acmé sacrifitiel. Laurent Jouin qui doit chanter vers minuit et demi avec son compère des Ours du Scorff, Gigi Bourdin, regarde sa montre. Vu le retard pris dans le programme, il ne sera pas sur scène avant trois heures du matin. Il me suggère de nous échapper. La route est longue jusqu’à chez lui, à Landeleau, où je suis logé. Plus longue encore demain matin où il doit me ramener au train. Nous fuyons Saint-Nicodème entre les files de voiture abandonnées au bord des routes par les danseurs jusque loin dans la campagne fouettée par la pluie… laissant Annie Ebrel à ses hôtes et sa fête de 30 ans de carrière au cours desquels elle s’est donnée à la musique, sans frontières, avec une telle générosité.
Franck Bergerot
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Et Annie Ebrel célébra ses 30 ans de chanson… entourée, pour ceux que connaissent les lecteurs de ces pages, de Riccardo del Fra, Jacques Pellen, Pierrick Hardy, Hélène Labarrière, Jacky Molard, etc. et quelques centaines d’amis…
Il y a quelques jours, dans un club parisien, un jazzman évoque ses prochains concerts dans un lieu appelé à développer une programmation jazz. Je lui dit que je connais cet endroit pour y avoir été écouté une joueur de cornemuse du Berry (Philippe Prieur pour ceux qui connaîtrait sinon son grand talent musical, du moins son vin de Sancerre). Stupéfaction du jazzman, voir un peu d’ironie que n’aurait probablement pas déclenché mon intérêt pour un concert de musique mandingue, du Haut-Atlas ou d’Anatolie. Quelle ne serait pas sa stupéfaction d’apprendre que le rédacteur en chef de Jazz Magazine a pris le train ce week end pour aller fêter dans un petit village breton les 30 ans de carrière de la chanteuse traditionnelle bretonne Annie Ebrel. Je prête peut-être plus à mon interlocuteur jazzman que ce qu’il a réellement éprouvé, mais la réaction est assez typique et m’est confirmée par le guitariste Pierrick Hardy qui me confirme combien la musique bretonne est méprisée voire détestée par ses confrères et combien sa collaboration avec Annie Ebrel peut lui attirer de sarcasme. On pourrait en étudier les causes, mais il est un fait que la world music n’éveille “l’ouverture à l’autre” qu’à condition d’être balkanique, sub-méditerranéenne ou sub-tropicale. “L’autre” doit être vraiment “autre”, exotique, fun, “colored”, et suscité sinon un plaisir consumériste immédiat, du moins alimenter le discours d’une espèce de bien-pensance contemporaine (la créolité, le métissage, etc ., termes qui ne fonctionnent visiblement que sous certaines latitudes ou destinations touristiques).
Annie Ebrel, donc, fêtait ses trente ans de chanson, après avoir accompagné le Ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, en Pologne où elle est appréciée par son homologue polonais. En France, on lui préfère Nolwen Leroy. Les culs terreux ne sont pas ceux que l’on croit. Trente ans de chanson dont j’ai salué les débuts phonographiques en 1996 dans les pages “musique traditionnelles” du Monde de la musique un peu par hasard, sans trop savoir que nos chemins allaient bientôt se croiser. Car quelque temps plus tard, Riccardo Del Fra, ancien contrebassiste de Chet Baker, aujourd’hui directeur du département jazz du CNSM, m’invitait à venir l’écouter à Quimper pour un concert en duo avec… Annie Ebrel qu’il avait rencontrée dans la “Celtic Procession” du guitariste Jacques Pellen (Kenny Wheeler ou Paolo Fresu, Eric Barret, les frères Jacky et Patrick Molard…). Il en sortirait un CD “Voulouz Loar”, puis d’autres projets avec ou sans Riccardo Del Fra mais le jazz ne serait plus jamais très loin. Je revois encore les yeux ébahis et conquis de mes étudiants en préparation au CA Jazz, tous anciens élèves de Del Fra, découvrir “Voulouz Loar” et “Celtic Procession” lors de mon cours sur le jazz et les musiques du monde.
Me voici donc en Centre Bretagne, piloté par Lors Jouin, grand chanteur traditionnel breton également, dont les pas ont croisé le jazz quelque temps, au sein d’une formation qui n’a hélas jamais reçu l’accueil qu’elle méritait hors Bretagne, Toud’sames. Arrivée à la salle des fêtes de Saint-Nicodème (pas 200 habitants), au cœur de la Bretagne profonde, où Annie, en bonne fille de ferme, a fait dresser cent couverts – et plus encore, pour parer à l’imprévu – afin d’accueillir ses invités, ses proches, ses voisins, les amis de la région et ses amis lointains, et bien sûr de nombreux artistes. Parmi lesquels, le violoniste Jacky Mollard qui a eu la bonne idée de proposer un concours de fars breton en guise de dessert. Sa complice la contrebassiste Hélène Labarrière y a participé avec un fard cuit au feu de bois, mais n’a pas gagné. On ne peut pas être en tête dans tous les domaines. D’ailleurs, le nom du vainqueur s’est perdu dans le brouaha – brouhaha d’autant plus indiscernable pour moi qu’il se tient en breton du pays – de la dégustation des dix concurrents et d’autres encore à l’heure du café alors que le public commence à affluer emmené par un trio de clarinettistes où je reconnais l’une des figures régionales de l’instrument, Jean-Claude Le Lay. Plus de 1000 entrées et plus encore qui, venus des quatre coins de la Bretagne, se massent à l’extérieur de la salle, puis repartiront bredouille.
Ouverture du concert avec Enora Berardy, nièce d’Annie, histoire de montrer que la relève de la tradition est assurée, puis duo kan a diskan avec un vieux complice, Yannik Larvor, puis apparitions des maîtres : Yann-Fanch Kemener, pionnier du renouveau qui reconnut le talent d’Annie dès 1984, et “l’ancêtre”, Marcel Guilloux, auprès duquel elle se forma et qui ce soir ne chante pas mais conte une histoire, un art qu’il a fait perdurer jusqu’à nos jours. Plus tard on entendra Anne Auffret qui compta dans les jeunes années d’Annie. Un univers aux codes certes peu perméables pour les lecteurs de ce blog mais qu’il faut savoir accueillir, l’âme ouverte. Mais voici Dibenn, qui leur parlera plus et témoigne des outils que le jazz fournit à la musique bretonne depuis des lustres pour trouver sa place dans le siècle. Le groupe fut formé en 1990 et connut divers personnels tous perméables au jazz, chacun à sa manière : Jean-Luc Thomas (flûte traversière), Ronan Pellen (mandole), Olivier Urvoy (saxophone), Yann Guirec (guitare), Pierrick Tardivel (contrebasse). Groove, solos, arrangements… Le jazz s’y fait sentir comme une source d’inspiration permanente.
Il s’invite évidemment lorsque paraît Riccardo Del Fra qui, au sein du duo qu’il partagea avec Annie, tira toutes les ressources du jazz pour multiplier sur sa seule contrebasse toutes façons possibles de soutenir, enrichir, répliquer aux chants traditionnels d’Annie : chromatismes, pédales toniques ou dissonantes, ostinatos, décalages, unissons, répons, contrepoints. Retrouvailles pleines d’émotion suivies de celle avec le quartette qu’elle forma en 2003 avec Pierrick Hardy (guitare), Olivier Ker Ourio (harmonica), Bijan Chemirani (zarb) ce soir remplacé par Kevin Seddiki.
On entendra encore Triskan, trio réduit à un duo avec Jacky Molard, l’organiste Julien Padovani n’ayant pu se déplacer. Jacky Molard que l’on avait su blessé à la main gauche lors d’un accident de jardinage, ici au som
met de son art où l’improvisation jazz se métisse avec les traditions bretonnes, irlandaises et balkaniques pour une répartie au chant d’Annie qui n’est pas sans évoquer un certain Bela Bartok. Changement de registre avec les “disputes” qu’Annie aime échanger en breton chanté, selon une vieille tradition locale, avec son camarade Lors Jouin. Moment de littérature avec André Marcowitz que l’on a pu voir ces derniers temps auprès d’Annie Ebrel comme auprès de Laurent Jouin, en traducteur simultané ou alterné des textes qu’ils chantaient. Ce soir, il le déclare de façon péremptoire, il ne traduira pas du breton, mais il se lance dans une belle déclamation en double version originale et traduite d’un poème de Boris Pasternak.
Autre genre de poèmes, Les Séries empruntése au recueil mythique du Barzaz Breizh d’après un vieux projet de Jacques Pellen avec sa regrettée compagne, la harpiste Kristen Noguès, qu’il recréa au festival de Malguénac avec Annie et le groupe One Shot : James MacGaw (guitare électrique), Bruno Ruder (piano électrique Fender-Rhodes), Daniel Jeand’heur (batterie) et Hélène Labarrière dont l’héroïque contrebasse remplace la basse de Philippe Bussonnet. Je vous laisse relire le compte rendu de l’époque . À quoi succède le programme du dernier disque qu’Annie signa au sein d’un trio qu’elle partage avec deux autres chanteuses : Nolùen Le Buhé et Marthe Vassalo. Trois voix qui se complètent par leurs timbres et s’entrelacent en unissons, en harmonie, en contrepoint, en polyvitesse, en solo soudain accompagné de chœurs en sourdine à la manière albanaise.
Après trois heures de musique et un final par l’autre nièce d’Annie, Marie Berardy, les chaises et les bancs s’empilent et le fest-noz commence animé à tour de rôle par des couples de kan a diskan (le chant à répons) et de sonneurs (biniou-bombarde ou clarinettes). Le temps de l’accord, de lancer la mélodie, les chaînes se forment, se mettent en mouvement, se nouent en une seule dont les méandres glissent lentement à contresens l’un de l’autre, visage se croisant réjouis, concentrés, fervents ou distants, le grand serpent de la gavotte animé d’un mouvement cadencé plus ou moins sauté ou glissé selon les danses et les personnalités, où le sol se mettra à gronder sous le martellement de pieds des danseurs lorsqu’avec la danse fisel (nous sommes en plein pays fisel) le cérémonial semblera atteindre son acmé sacrifitiel. Laurent Jouin qui doit chanter vers minuit et demi avec son compère des Ours du Scorff, Gigi Bourdin, regarde sa montre. Vu le retard pris dans le programme, il ne sera pas sur scène avant trois heures du matin. Il me suggère de nous échapper. La route est longue jusqu’à chez lui, à Landeleau, où je suis logé. Plus longue encore demain matin où il doit me ramener au train. Nous fuyons Saint-Nicodème entre les files de voiture abandonnées au bord des routes par les danseurs jusque loin dans la campagne fouettée par la pluie… laissant Annie Ebrel à ses hôtes et sa fête de 30 ans de carrière au cours desquels elle s’est donnée à la musique, sans frontières, avec une telle générosité.
Franck Bergerot
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Et Annie Ebrel célébra ses 30 ans de chanson… entourée, pour ceux que connaissent les lecteurs de ces pages, de Riccardo del Fra, Jacques Pellen, Pierrick Hardy, Hélène Labarrière, Jacky Molard, etc. et quelques centaines d’amis…
Il y a quelques jours, dans un club parisien, un jazzman évoque ses prochains concerts dans un lieu appelé à développer une programmation jazz. Je lui dit que je connais cet endroit pour y avoir été écouté une joueur de cornemuse du Berry (Philippe Prieur pour ceux qui connaîtrait sinon son grand talent musical, du moins son vin de Sancerre). Stupéfaction du jazzman, voir un peu d’ironie que n’aurait probablement pas déclenché mon intérêt pour un concert de musique mandingue, du Haut-Atlas ou d’Anatolie. Quelle ne serait pas sa stupéfaction d’apprendre que le rédacteur en chef de Jazz Magazine a pris le train ce week end pour aller fêter dans un petit village breton les 30 ans de carrière de la chanteuse traditionnelle bretonne Annie Ebrel. Je prête peut-être plus à mon interlocuteur jazzman que ce qu’il a réellement éprouvé, mais la réaction est assez typique et m’est confirmée par le guitariste Pierrick Hardy qui me confirme combien la musique bretonne est méprisée voire détestée par ses confrères et combien sa collaboration avec Annie Ebrel peut lui attirer de sarcasme. On pourrait en étudier les causes, mais il est un fait que la world music n’éveille “l’ouverture à l’autre” qu’à condition d’être balkanique, sub-méditerranéenne ou sub-tropicale. “L’autre” doit être vraiment “autre”, exotique, fun, “colored”, et suscité sinon un plaisir consumériste immédiat, du moins alimenter le discours d’une espèce de bien-pensance contemporaine (la créolité, le métissage, etc ., termes qui ne fonctionnent visiblement que sous certaines latitudes ou destinations touristiques).
Annie Ebrel, donc, fêtait ses trente ans de chanson, après avoir accompagné le Ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, en Pologne où elle est appréciée par son homologue polonais. En France, on lui préfère Nolwen Leroy. Les culs terreux ne sont pas ceux que l’on croit. Trente ans de chanson dont j’ai salué les débuts phonographiques en 1996 dans les pages “musique traditionnelles” du Monde de la musique un peu par hasard, sans trop savoir que nos chemins allaient bientôt se croiser. Car quelque temps plus tard, Riccardo Del Fra, ancien contrebassiste de Chet Baker, aujourd’hui directeur du département jazz du CNSM, m’invitait à venir l’écouter à Quimper pour un concert en duo avec… Annie Ebrel qu’il avait rencontrée dans la “Celtic Procession” du guitariste Jacques Pellen (Kenny Wheeler ou Paolo Fresu, Eric Barret, les frères Jacky et Patrick Molard…). Il en sortirait un CD “Voulouz Loar”, puis d’autres projets avec ou sans Riccardo Del Fra mais le jazz ne serait plus jamais très loin. Je revois encore les yeux ébahis et conquis de mes étudiants en préparation au CA Jazz, tous anciens élèves de Del Fra, découvrir “Voulouz Loar” et “Celtic Procession” lors de mon cours sur le jazz et les musiques du monde.
Me voici donc en Centre Bretagne, piloté par Lors Jouin, grand chanteur traditionnel breton également, dont les pas ont croisé le jazz quelque temps, au sein d’une formation qui n’a hélas jamais reçu l’accueil qu’elle méritait hors Bretagne, Toud’sames. Arrivée à la salle des fêtes de Saint-Nicodème (pas 200 habitants), au cœur de la Bretagne profonde, où Annie, en bonne fille de ferme, a fait dresser cent couverts – et plus encore, pour parer à l’imprévu – afin d’accueillir ses invités, ses proches, ses voisins, les amis de la région et ses amis lointains, et bien sûr de nombreux artistes. Parmi lesquels, le violoniste Jacky Mollard qui a eu la bonne idée de proposer un concours de fars breton en guise de dessert. Sa complice la contrebassiste Hélène Labarrière y a participé avec un fard cuit au feu de bois, mais n’a pas gagné. On ne peut pas être en tête dans tous les domaines. D’ailleurs, le nom du vainqueur s’est perdu dans le brouaha – brouhaha d’autant plus indiscernable pour moi qu’il se tient en breton du pays – de la dégustation des dix concurrents et d’autres encore à l’heure du café alors que le public commence à affluer emmené par un trio de clarinettistes où je reconnais l’une des figures régionales de l’instrument, Jean-Claude Le Lay. Plus de 1000 entrées et plus encore qui, venus des quatre coins de la Bretagne, se massent à l’extérieur de la salle, puis repartiront bredouille.
Ouverture du concert avec Enora Berardy, nièce d’Annie, histoire de montrer que la relève de la tradition est assurée, puis duo kan a diskan avec un vieux complice, Yannik Larvor, puis apparitions des maîtres : Yann-Fanch Kemener, pionnier du renouveau qui reconnut le talent d’Annie dès 1984, et “l’ancêtre”, Marcel Guilloux, auprès duquel elle se forma et qui ce soir ne chante pas mais conte une histoire, un art qu’il a fait perdurer jusqu’à nos jours. Plus tard on entendra Anne Auffret qui compta dans les jeunes années d’Annie. Un univers aux codes certes peu perméables pour les lecteurs de ce blog mais qu’il faut savoir accueillir, l’âme ouverte. Mais voici Dibenn, qui leur parlera plus et témoigne des outils que le jazz fournit à la musique bretonne depuis des lustres pour trouver sa place dans le siècle. Le groupe fut formé en 1990 et connut divers personnels tous perméables au jazz, chacun à sa manière : Jean-Luc Thomas (flûte traversière), Ronan Pellen (mandole), Olivier Urvoy (saxophone), Yann Guirec (guitare), Pierrick Tardivel (contrebasse). Groove, solos, arrangements… Le jazz s’y fait sentir comme une source d’inspiration permanente.
Il s’invite évidemment lorsque paraît Riccardo Del Fra qui, au sein du duo qu’il partagea avec Annie, tira toutes les ressources du jazz pour multiplier sur sa seule contrebasse toutes façons possibles de soutenir, enrichir, répliquer aux chants traditionnels d’Annie : chromatismes, pédales toniques ou dissonantes, ostinatos, décalages, unissons, répons, contrepoints. Retrouvailles pleines d’émotion suivies de celle avec le quartette qu’elle forma en 2003 avec Pierrick Hardy (guitare), Olivier Ker Ourio (harmonica), Bijan Chemirani (zarb) ce soir remplacé par Kevin Seddiki.
On entendra encore Triskan, trio réduit à un duo avec Jacky Molard, l’organiste Julien Padovani n’ayant pu se déplacer. Jacky Molard que l’on avait su blessé à la main gauche lors d’un accident de jardinage, ici au som
met de son art où l’improvisation jazz se métisse avec les traditions bretonnes, irlandaises et balkaniques pour une répartie au chant d’Annie qui n’est pas sans évoquer un certain Bela Bartok. Changement de registre avec les “disputes” qu’Annie aime échanger en breton chanté, selon une vieille tradition locale, avec son camarade Lors Jouin. Moment de littérature avec André Marcowitz que l’on a pu voir ces derniers temps auprès d’Annie Ebrel comme auprès de Laurent Jouin, en traducteur simultané ou alterné des textes qu’ils chantaient. Ce soir, il le déclare de façon péremptoire, il ne traduira pas du breton, mais il se lance dans une belle déclamation en double version originale et traduite d’un poème de Boris Pasternak.
Autre genre de poèmes, Les Séries empruntése au recueil mythique du Barzaz Breizh d’après un vieux projet de Jacques Pellen avec sa regrettée compagne, la harpiste Kristen Noguès, qu’il recréa au festival de Malguénac avec Annie et le groupe One Shot : James MacGaw (guitare électrique), Bruno Ruder (piano électrique Fender-Rhodes), Daniel Jeand’heur (batterie) et Hélène Labarrière dont l’héroïque contrebasse remplace la basse de Philippe Bussonnet. Je vous laisse relire le compte rendu de l’époque . À quoi succède le programme du dernier disque qu’Annie signa au sein d’un trio qu’elle partage avec deux autres chanteuses : Nolùen Le Buhé et Marthe Vassalo. Trois voix qui se complètent par leurs timbres et s’entrelacent en unissons, en harmonie, en contrepoint, en polyvitesse, en solo soudain accompagné de chœurs en sourdine à la manière albanaise.
Après trois heures de musique et un final par l’autre nièce d’Annie, Marie Berardy, les chaises et les bancs s’empilent et le fest-noz commence animé à tour de rôle par des couples de kan a diskan (le chant à répons) et de sonneurs (biniou-bombarde ou clarinettes). Le temps de l’accord, de lancer la mélodie, les chaînes se forment, se mettent en mouvement, se nouent en une seule dont les méandres glissent lentement à contresens l’un de l’autre, visage se croisant réjouis, concentrés, fervents ou distants, le grand serpent de la gavotte animé d’un mouvement cadencé plus ou moins sauté ou glissé selon les danses et les personnalités, où le sol se mettra à gronder sous le martellement de pieds des danseurs lorsqu’avec la danse fisel (nous sommes en plein pays fisel) le cérémonial semblera atteindre son acmé sacrifitiel. Laurent Jouin qui doit chanter vers minuit et demi avec son compère des Ours du Scorff, Gigi Bourdin, regarde sa montre. Vu le retard pris dans le programme, il ne sera pas sur scène avant trois heures du matin. Il me suggère de nous échapper. La route est longue jusqu’à chez lui, à Landeleau, où je suis logé. Plus longue encore demain matin où il doit me ramener au train. Nous fuyons Saint-Nicodème entre les files de voiture abandonnées au bord des routes par les danseurs jusque loin dans la campagne fouettée par la pluie… laissant Annie Ebrel à ses hôtes et sa fête de 30 ans de carrière au cours desquels elle s’est donnée à la musique, sans frontières, avec une telle générosité.
Franck Bergerot
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Et Annie Ebrel célébra ses 30 ans de chanson… entourée, pour ceux que connaissent les lecteurs de ces pages, de Riccardo del Fra, Jacques Pellen, Pierrick Hardy, Hélène Labarrière, Jacky Molard, etc. et quelques centaines d’amis…
Il y a quelques jours, dans un club parisien, un jazzman évoque ses prochains concerts dans un lieu appelé à développer une programmation jazz. Je lui dit que je connais cet endroit pour y avoir été écouté une joueur de cornemuse du Berry (Philippe Prieur pour ceux qui connaîtrait sinon son grand talent musical, du moins son vin de Sancerre). Stupéfaction du jazzman, voir un peu d’ironie que n’aurait probablement pas déclenché mon intérêt pour un concert de musique mandingue, du Haut-Atlas ou d’Anatolie. Quelle ne serait pas sa stupéfaction d’apprendre que le rédacteur en chef de Jazz Magazine a pris le train ce week end pour aller fêter dans un petit village breton les 30 ans de carrière de la chanteuse traditionnelle bretonne Annie Ebrel. Je prête peut-être plus à mon interlocuteur jazzman que ce qu’il a réellement éprouvé, mais la réaction est assez typique et m’est confirmée par le guitariste Pierrick Hardy qui me confirme combien la musique bretonne est méprisée voire détestée par ses confrères et combien sa collaboration avec Annie Ebrel peut lui attirer de sarcasme. On pourrait en étudier les causes, mais il est un fait que la world music n’éveille “l’ouverture à l’autre” qu’à condition d’être balkanique, sub-méditerranéenne ou sub-tropicale. “L’autre” doit être vraiment “autre”, exotique, fun, “colored”, et suscité sinon un plaisir consumériste immédiat, du moins alimenter le discours d’une espèce de bien-pensance contemporaine (la créolité, le métissage, etc ., termes qui ne fonctionnent visiblement que sous certaines latitudes ou destinations touristiques).
Annie Ebrel, donc, fêtait ses trente ans de chanson, après avoir accompagné le Ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, en Pologne où elle est appréciée par son homologue polonais. En France, on lui préfère Nolwen Leroy. Les culs terreux ne sont pas ceux que l’on croit. Trente ans de chanson dont j’ai salué les débuts phonographiques en 1996 dans les pages “musique traditionnelles” du Monde de la musique un peu par hasard, sans trop savoir que nos chemins allaient bientôt se croiser. Car quelque temps plus tard, Riccardo Del Fra, ancien contrebassiste de Chet Baker, aujourd’hui directeur du département jazz du CNSM, m’invitait à venir l’écouter à Quimper pour un concert en duo avec… Annie Ebrel qu’il avait rencontrée dans la “Celtic Procession” du guitariste Jacques Pellen (Kenny Wheeler ou Paolo Fresu, Eric Barret, les frères Jacky et Patrick Molard…). Il en sortirait un CD “Voulouz Loar”, puis d’autres projets avec ou sans Riccardo Del Fra mais le jazz ne serait plus jamais très loin. Je revois encore les yeux ébahis et conquis de mes étudiants en préparation au CA Jazz, tous anciens élèves de Del Fra, découvrir “Voulouz Loar” et “Celtic Procession” lors de mon cours sur le jazz et les musiques du monde.
Me voici donc en Centre Bretagne, piloté par Lors Jouin, grand chanteur traditionnel breton également, dont les pas ont croisé le jazz quelque temps, au sein d’une formation qui n’a hélas jamais reçu l’accueil qu’elle méritait hors Bretagne, Toud’sames. Arrivée à la salle des fêtes de Saint-Nicodème (pas 200 habitants), au cœur de la Bretagne profonde, où Annie, en bonne fille de ferme, a fait dresser cent couverts – et plus encore, pour parer à l’imprévu – afin d’accueillir ses invités, ses proches, ses voisins, les amis de la région et ses amis lointains, et bien sûr de nombreux artistes. Parmi lesquels, le violoniste Jacky Mollard qui a eu la bonne idée de proposer un concours de fars breton en guise de dessert. Sa complice la contrebassiste Hélène Labarrière y a participé avec un fard cuit au feu de bois, mais n’a pas gagné. On ne peut pas être en tête dans tous les domaines. D’ailleurs, le nom du vainqueur s’est perdu dans le brouaha – brouhaha d’autant plus indiscernable pour moi qu’il se tient en breton du pays – de la dégustation des dix concurrents et d’autres encore à l’heure du café alors que le public commence à affluer emmené par un trio de clarinettistes où je reconnais l’une des figures régionales de l’instrument, Jean-Claude Le Lay. Plus de 1000 entrées et plus encore qui, venus des quatre coins de la Bretagne, se massent à l’extérieur de la salle, puis repartiront bredouille.
Ouverture du concert avec Enora Berardy, nièce d’Annie, histoire de montrer que la relève de la tradition est assurée, puis duo kan a diskan avec un vieux complice, Yannik Larvor, puis apparitions des maîtres : Yann-Fanch Kemener, pionnier du renouveau qui reconnut le talent d’Annie dès 1984, et “l’ancêtre”, Marcel Guilloux, auprès duquel elle se forma et qui ce soir ne chante pas mais conte une histoire, un art qu’il a fait perdurer jusqu’à nos jours. Plus tard on entendra Anne Auffret qui compta dans les jeunes années d’Annie. Un univers aux codes certes peu perméables pour les lecteurs de ce blog mais qu’il faut savoir accueillir, l’âme ouverte. Mais voici Dibenn, qui leur parlera plus et témoigne des outils que le jazz fournit à la musique bretonne depuis des lustres pour trouver sa place dans le siècle. Le groupe fut formé en 1990 et connut divers personnels tous perméables au jazz, chacun à sa manière : Jean-Luc Thomas (flûte traversière), Ronan Pellen (mandole), Olivier Urvoy (saxophone), Yann Guirec (guitare), Pierrick Tardivel (contrebasse). Groove, solos, arrangements… Le jazz s’y fait sentir comme une source d’inspiration permanente.
Il s’invite évidemment lorsque paraît Riccardo Del Fra qui, au sein du duo qu’il partagea avec Annie, tira toutes les ressources du jazz pour multiplier sur sa seule contrebasse toutes façons possibles de soutenir, enrichir, répliquer aux chants traditionnels d’Annie : chromatismes, pédales toniques ou dissonantes, ostinatos, décalages, unissons, répons, contrepoints. Retrouvailles pleines d’émotion suivies de celle avec le quartette qu’elle forma en 2003 avec Pierrick Hardy (guitare), Olivier Ker Ourio (harmonica), Bijan Chemirani (zarb) ce soir remplacé par Kevin Seddiki.
On entendra encore Triskan, trio réduit à un duo avec Jacky Molard, l’organiste Julien Padovani n’ayant pu se déplacer. Jacky Molard que l’on avait su blessé à la main gauche lors d’un accident de jardinage, ici au som
met de son art où l’improvisation jazz se métisse avec les traditions bretonnes, irlandaises et balkaniques pour une répartie au chant d’Annie qui n’est pas sans évoquer un certain Bela Bartok. Changement de registre avec les “disputes” qu’Annie aime échanger en breton chanté, selon une vieille tradition locale, avec son camarade Lors Jouin. Moment de littérature avec André Marcowitz que l’on a pu voir ces derniers temps auprès d’Annie Ebrel comme auprès de Laurent Jouin, en traducteur simultané ou alterné des textes qu’ils chantaient. Ce soir, il le déclare de façon péremptoire, il ne traduira pas du breton, mais il se lance dans une belle déclamation en double version originale et traduite d’un poème de Boris Pasternak.
Autre genre de poèmes, Les Séries empruntése au recueil mythique du Barzaz Breizh d’après un vieux projet de Jacques Pellen avec sa regrettée compagne, la harpiste Kristen Noguès, qu’il recréa au festival de Malguénac avec Annie et le groupe One Shot : James MacGaw (guitare électrique), Bruno Ruder (piano électrique Fender-Rhodes), Daniel Jeand’heur (batterie) et Hélène Labarrière dont l’héroïque contrebasse remplace la basse de Philippe Bussonnet. Je vous laisse relire le compte rendu de l’époque . À quoi succède le programme du dernier disque qu’Annie signa au sein d’un trio qu’elle partage avec deux autres chanteuses : Nolùen Le Buhé et Marthe Vassalo. Trois voix qui se complètent par leurs timbres et s’entrelacent en unissons, en harmonie, en contrepoint, en polyvitesse, en solo soudain accompagné de chœurs en sourdine à la manière albanaise.
Après trois heures de musique et un final par l’autre nièce d’Annie, Marie Berardy, les chaises et les bancs s’empilent et le fest-noz commence animé à tour de rôle par des couples de kan a diskan (le chant à répons) et de sonneurs (biniou-bombarde ou clarinettes). Le temps de l’accord, de lancer la mélodie, les chaînes se forment, se mettent en mouvement, se nouent en une seule dont les méandres glissent lentement à contresens l’un de l’autre, visage se croisant réjouis, concentrés, fervents ou distants, le grand serpent de la gavotte animé d’un mouvement cadencé plus ou moins sauté ou glissé selon les danses et les personnalités, où le sol se mettra à gronder sous le martellement de pieds des danseurs lorsqu’avec la danse fisel (nous sommes en plein pays fisel) le cérémonial semblera atteindre son acmé sacrifitiel. Laurent Jouin qui doit chanter vers minuit et demi avec son compère des Ours du Scorff, Gigi Bourdin, regarde sa montre. Vu le retard pris dans le programme, il ne sera pas sur scène avant trois heures du matin. Il me suggère de nous échapper. La route est longue jusqu’à chez lui, à Landeleau, où je suis logé. Plus longue encore demain matin où il doit me ramener au train. Nous fuyons Saint-Nicodème entre les files de voiture abandonnées au bord des routes par les danseurs jusque loin dans la campagne fouettée par la pluie… laissant Annie Ebrel à ses hôtes et sa fête de 30 ans de carrière au cours desquels elle s’est donnée à la musique, sans frontières, avec une telle générosité.
Franck Bergerot