Paris-Chicago-Paris-Chicago… : the Bridge
The Bridge est une initiative du Transatlantic Network for Creative Music et de l’anthropologue Alexander Pierrepont, destiné à favoriser un échange durable entre improvisateurs de France et de Chicago. Le premier passage du Bridge était célébré ce soir, 14 octobre, à l’Université de Chicago à Paris avec l’accueil par Jean-Luc Capozzo, Joëlle Léandre et Bernard Santacruz des chicagoans Douglas R. Ewart et Michael Zerang.
À vrai dire, ce Bridge #1 avait déjà fait l’objet de deux avant-premières en février dernier à Sons d’hiver et en avril dernier à Chicago. Alexandre Pierrepont en explique le principe : permettre à des musiciens de Chicago et français de travailler ensemble de part et d’autre de l’Atlantique en ne s’arrêtant pas au seul exercice de la performance musicale, mais en sortant de la salle de concert pour intervenir devant des lycéens comme c’était le cas cette après-midi à Paris (lycéens qui ont été invités à jouer et danser avec les improvisateurs) ou dans les “HLM” du Southside de Chicago. Par ailleurs, le Transatlantic Network for Creative qui a pour partenaire l’Université de Chicago à Paris et l’Université de Chicago à Chicago s’est donné pour tâche de constituer des archives de l’improvisation en faisant s’exprimer les musiciens sur cette pratique. Pour ce faire, Pierrepont a conçu trois questions qui seront posées à chaque équipe musicale invitée à passer le Bridge, concernant les notions de créativité, d’équilibre entre liberté individuelle et responsabilité collective, d’improvisation et société.
Rentrant par métro, RER et marche à pied, j’ai eu tout loisir pour me remémorer, de façon souvent transversale, les moments de cette soirée.
Université de Chicago à Paris (75), le 14 octobre 2013.
Jean-Luc Capozzo (trompette), Douglas R. Ewart (sax soprano, cor anglais, didgeridoo à coulisse, bâton de pluie), Joëlle Léandre, Bernard Santacruz (contrebasse), Michael Zerang (batterie, percussions).
En ouverture du débat qui parut finalement être l’objectif de la soirée, un bref concert pas vraiment soumis à dissection mais plutôt à titre illustratif à travers quatre combinaisons obtenues de ce quintette. J’en garde le souvenir d’un beau duo entre Capozzo et Léandre, Capozzo plus dans l’inarticulé, Léandre plus dans le motif mélodique, cet répartition des rôles sujet à variations allant jusqu’à l’échange momentané et qui tendaient au moins parfois à les faire se rejoindre.
Autre beau moment, lors d’un trio Santacruz / Léandre / Ewart (ce dernier muni d’un bâton de pluie) qui m’évoqua par le chant de Léandre et la répartie d’Ewart (moins précisément que ne le fit Jean Bolcato dans Diola Diola, et probablement pas intentionnellement) la cithare basse inanga et le chant chuchoté du Burundi.
Puis, après un final du quintette au complet, vint la discussion en réponse aux trois questions, la première (celle de la créativité, avec ce présupposé dans la présentation de Pierrepont, toujours un peu agaçant, que la créativité est la propriété exclusive de l’improvisation libre) suscitant de la part d’Ewart une métaphore qui me surprit : celle de la cuisine, avec ses recettes dont on reprend les règles pour les transgresser et les réinventer. Une métaphore qui semble plus relever du jazz straight ahead que de l’improvisation sur grille et qui ne fut pas sans soulever l’objection de l’un des auditeurs. Elle permit en tout cas à Ewart d’évoquer l’une des conditions de l’improvisation, la patience, patience qu’il apprit dans sa jeunesse en Jamaïque lorsqu’il était préposé à la surveillance de la cuisson au charbon. Si Léandre y opposa ou apposa celle d’urgence, elle insista sur le labeur en amont, sans lequel l’improvisation n’est pas possible, et Capozzo sur le recours à un vocabulaire dans une volonté d’échapper aux définitions binaires qui ferait frontière entre l’improvisation et l’écrit (Léandre n’étant pas la seule à rappeler que l’improvisation est une forme d’écriture), entre l’acquis et le jaillissement spontané qui est le lieu du choix dans l’instant parmi ce dont on dispose… Pour aboutir à cette belle conclusion que l’improvisation est une célébration de la vie.
Pour ce qui est de la question du vocabulaire, je dois tout de même avouer, que si au sein des formations de George Lewis où je l’ai entendu autrefois et où son espèce de candeur faisait merveille, j’ai du mal à cerner ce qui constitue le vocabulaire de Douglas Ewart au regard de ce j’ai entendu hier. Mais, personne n’est parfait, et peut-être ces débats m’éclaireront-ils sur la surdité qui m’interdit d’entendre ce que, par exemple, Henry Threadgill ou Dennis Gonzalez ont su entendre chez lui. Au lieu de quoi je perçois un étrange hiatus entre Douglas Ewart et ses comparses auxquels il offrirait plus une forme de décor sonore qu’une répartie.
Alors qu’était abordée la question de l’équilibre entre liberté individuelle et responsabilité collective, Léandre laissa échapper l’idée de l’abeille et de la ruche. Comment s’en sortit-elle ? Je l’ai oublié. La trop chère abeille a distrait mon attention. Je pensais un instant à ce petit animal si obstiné dans son labeur depuis 30 millions à 80 millions d’années selon les sources à ma disposition, autant de millions d’années durant lesquelles le végétal a vécu sous le règne de l’abeille, grâce à l’abeille. Et des soit disant économistes ricanent lorsque l’on s’inquiète de leur disparition. Mais ceci est une autre histoire – où le vivant est quand même en question – à laquelle je m’arrachais en songeant que, non, décidément, l’improvisateur et son groupe ne pouvaient être comparés à l’abeille et sa ruche qui évoquent plutôt la situation du musicien de pupitre dans l’orchestre symphonique. Mais peut-être ai-je été inattentif, l’intention de Léandre ayant été de comparer justement l’abeille au musicien de pupitre. Car, comme le rappelle Santacruz, et là on aborde les questions de société, l’improvisateur est un rebelle, en ce qu’il met en question l’ordre établi, les hiérarchies, les conventions, le partage des rôles, en une espèce de laboratoire de la vie en société.
Ewart rebondit alors avec la notion de tolérance, plus fondamentale à ses yeux dans l’improvisation que la volonté de puissance, et nécessaire à la cohabitation des egos. À vrai dire, j’ai le sentiment – et c’est contenu dans l’expressi
on reprise à son compte par Ewart “vivre et laisser vivre” – que l’improvisation ne fonctionne que dans un équilibre précaire qu’illustre pas seulement l’improvisation libre mais qui traverse toute l’histoire du jazz, de la folle confrontation de Weather Bird entre Earl Hines et Louis Armstrong à celle non moins folle entre Philly Joe Jones et Joachim Kühn sur le disque “The Fabulous Slide Hampton Quartet”, en passant par l’anecdote du fameux “trou de Monk”. Intéressant de voir comme Léandre se réfère au jazz à plusieurs reprises comme faisant partie de cette histoire. Au passage, dans un échange vif, tournant vite au dialogue de sourds, avec un jeune compositeur (instrumentiste) présent dans le public, on la vit plutôt régler son compte aux compositeurs, leur reprochant finalement moins leur despotisme que leur éloignement historique de l’instrument au XXème siècle pour ne plus le traiter qu’à distance, par l’intermédiaire de la prescription sur partition. L’improvisation, c’est l’instrument, proclame-t-elle, c’est le jeu avec l’instrument, un jeu qui ne peut être improvisé totalement que dans le format réduit de “l’orchestre de chambre”, entendez par là, quatre instrumentistes maximum. Ce qui fournit la répartie de Capozzo à un spécialiste de je ne sais plus quoi ayant trait au sujet, qui demandait : « comment faîtes-vous pour vous entendre ? – Mais comme dans une conversation, avec cette facilité que nous ne sommes pas affectés par un sens articulé, codifié » [je reconstitue de mémoire à ma façon]. L’absence de sens articulé, serait-ce qui rend la musique instrumentale si insupportable à France Culture qui ne conçoit la musique que chantée ?
Parvenu à ce moment de ma réflexion, j’avais déjà quitté mon RER et me dirigeait à grand pas vers mon domicile, à l’heure où, dans les banlieues, on sort une dernière fois le chien, ce qui me valut de me laisser à nouveau distraire de mes pensées par plusieurs scènes plus cocasses les unes que les autres, du propriétaire traîné par son chien-chien à la dame du monde ramassant sa crotte en veillant qu’on ne la voit pas faire. Ce qui ne doit pas me faire oublier de vous signaler que The Bridge #1 sera demain 15 octobre à Dijon (Théâtre des Feuillants), le 16 à Toulouse-Le Mirail (La Fabrique), le 23 à Nantes (Pannonica), le 19 à Brest (Atlantique Jazz Festival, important relai de la scène chicagoane en Bretagne du 9 au 20 octobre), le 24 à Poitiers (Carré bleu), le 25 à Tours (le Petit Faucheux), le 26 à Avignon (AJMI). En novembre, le voyage se fera en sens inverse vers Chicago, Milwaukee et Houston avec les Français Aymeric Avice et Benjamin Sanz qui formeront un quintette avec les Chicagoans Joshua Abrams, Jason Adasiewicz et Avreeayl Ra.
Franck Bergerot
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The Bridge est une initiative du Transatlantic Network for Creative Music et de l’anthropologue Alexander Pierrepont, destiné à favoriser un échange durable entre improvisateurs de France et de Chicago. Le premier passage du Bridge était célébré ce soir, 14 octobre, à l’Université de Chicago à Paris avec l’accueil par Jean-Luc Capozzo, Joëlle Léandre et Bernard Santacruz des chicagoans Douglas R. Ewart et Michael Zerang.
À vrai dire, ce Bridge #1 avait déjà fait l’objet de deux avant-premières en février dernier à Sons d’hiver et en avril dernier à Chicago. Alexandre Pierrepont en explique le principe : permettre à des musiciens de Chicago et français de travailler ensemble de part et d’autre de l’Atlantique en ne s’arrêtant pas au seul exercice de la performance musicale, mais en sortant de la salle de concert pour intervenir devant des lycéens comme c’était le cas cette après-midi à Paris (lycéens qui ont été invités à jouer et danser avec les improvisateurs) ou dans les “HLM” du Southside de Chicago. Par ailleurs, le Transatlantic Network for Creative qui a pour partenaire l’Université de Chicago à Paris et l’Université de Chicago à Chicago s’est donné pour tâche de constituer des archives de l’improvisation en faisant s’exprimer les musiciens sur cette pratique. Pour ce faire, Pierrepont a conçu trois questions qui seront posées à chaque équipe musicale invitée à passer le Bridge, concernant les notions de créativité, d’équilibre entre liberté individuelle et responsabilité collective, d’improvisation et société.
Rentrant par métro, RER et marche à pied, j’ai eu tout loisir pour me remémorer, de façon souvent transversale, les moments de cette soirée.
Université de Chicago à Paris (75), le 14 octobre 2013.
Jean-Luc Capozzo (trompette), Douglas R. Ewart (sax soprano, cor anglais, didgeridoo à coulisse, bâton de pluie), Joëlle Léandre, Bernard Santacruz (contrebasse), Michael Zerang (batterie, percussions).
En ouverture du débat qui parut finalement être l’objectif de la soirée, un bref concert pas vraiment soumis à dissection mais plutôt à titre illustratif à travers quatre combinaisons obtenues de ce quintette. J’en garde le souvenir d’un beau duo entre Capozzo et Léandre, Capozzo plus dans l’inarticulé, Léandre plus dans le motif mélodique, cet répartition des rôles sujet à variations allant jusqu’à l’échange momentané et qui tendaient au moins parfois à les faire se rejoindre.
Autre beau moment, lors d’un trio Santacruz / Léandre / Ewart (ce dernier muni d’un bâton de pluie) qui m’évoqua par le chant de Léandre et la répartie d’Ewart (moins précisément que ne le fit Jean Bolcato dans Diola Diola, et probablement pas intentionnellement) la cithare basse inanga et le chant chuchoté du Burundi.
Puis, après un final du quintette au complet, vint la discussion en réponse aux trois questions, la première (celle de la créativité, avec ce présupposé dans la présentation de Pierrepont, toujours un peu agaçant, que la créativité est la propriété exclusive de l’improvisation libre) suscitant de la part d’Ewart une métaphore qui me surprit : celle de la cuisine, avec ses recettes dont on reprend les règles pour les transgresser et les réinventer. Une métaphore qui semble plus relever du jazz straight ahead que de l’improvisation sur grille et qui ne fut pas sans soulever l’objection de l’un des auditeurs. Elle permit en tout cas à Ewart d’évoquer l’une des conditions de l’improvisation, la patience, patience qu’il apprit dans sa jeunesse en Jamaïque lorsqu’il était préposé à la surveillance de la cuisson au charbon. Si Léandre y opposa ou apposa celle d’urgence, elle insista sur le labeur en amont, sans lequel l’improvisation n’est pas possible, et Capozzo sur le recours à un vocabulaire dans une volonté d’échapper aux définitions binaires qui ferait frontière entre l’improvisation et l’écrit (Léandre n’étant pas la seule à rappeler que l’improvisation est une forme d’écriture), entre l’acquis et le jaillissement spontané qui est le lieu du choix dans l’instant parmi ce dont on dispose… Pour aboutir à cette belle conclusion que l’improvisation est une célébration de la vie.
Pour ce qui est de la question du vocabulaire, je dois tout de même avouer, que si au sein des formations de George Lewis où je l’ai entendu autrefois et où son espèce de candeur faisait merveille, j’ai du mal à cerner ce qui constitue le vocabulaire de Douglas Ewart au regard de ce j’ai entendu hier. Mais, personne n’est parfait, et peut-être ces débats m’éclaireront-ils sur la surdité qui m’interdit d’entendre ce que, par exemple, Henry Threadgill ou Dennis Gonzalez ont su entendre chez lui. Au lieu de quoi je perçois un étrange hiatus entre Douglas Ewart et ses comparses auxquels il offrirait plus une forme de décor sonore qu’une répartie.
Alors qu’était abordée la question de l’équilibre entre liberté individuelle et responsabilité collective, Léandre laissa échapper l’idée de l’abeille et de la ruche. Comment s’en sortit-elle ? Je l’ai oublié. La trop chère abeille a distrait mon attention. Je pensais un instant à ce petit animal si obstiné dans son labeur depuis 30 millions à 80 millions d’années selon les sources à ma disposition, autant de millions d’années durant lesquelles le végétal a vécu sous le règne de l’abeille, grâce à l’abeille. Et des soit disant économistes ricanent lorsque l’on s’inquiète de leur disparition. Mais ceci est une autre histoire – où le vivant est quand même en question – à laquelle je m’arrachais en songeant que, non, décidément, l’improvisateur et son groupe ne pouvaient être comparés à l’abeille et sa ruche qui évoquent plutôt la situation du musicien de pupitre dans l’orchestre symphonique. Mais peut-être ai-je été inattentif, l’intention de Léandre ayant été de comparer justement l’abeille au musicien de pupitre. Car, comme le rappelle Santacruz, et là on aborde les questions de société, l’improvisateur est un rebelle, en ce qu’il met en question l’ordre établi, les hiérarchies, les conventions, le partage des rôles, en une espèce de laboratoire de la vie en société.
Ewart rebondit alors avec la notion de tolérance, plus fondamentale à ses yeux dans l’improvisation que la volonté de puissance, et nécessaire à la cohabitation des egos. À vrai dire, j’ai le sentiment – et c’est contenu dans l’expressi
on reprise à son compte par Ewart “vivre et laisser vivre” – que l’improvisation ne fonctionne que dans un équilibre précaire qu’illustre pas seulement l’improvisation libre mais qui traverse toute l’histoire du jazz, de la folle confrontation de Weather Bird entre Earl Hines et Louis Armstrong à celle non moins folle entre Philly Joe Jones et Joachim Kühn sur le disque “The Fabulous Slide Hampton Quartet”, en passant par l’anecdote du fameux “trou de Monk”. Intéressant de voir comme Léandre se réfère au jazz à plusieurs reprises comme faisant partie de cette histoire. Au passage, dans un échange vif, tournant vite au dialogue de sourds, avec un jeune compositeur (instrumentiste) présent dans le public, on la vit plutôt régler son compte aux compositeurs, leur reprochant finalement moins leur despotisme que leur éloignement historique de l’instrument au XXème siècle pour ne plus le traiter qu’à distance, par l’intermédiaire de la prescription sur partition. L’improvisation, c’est l’instrument, proclame-t-elle, c’est le jeu avec l’instrument, un jeu qui ne peut être improvisé totalement que dans le format réduit de “l’orchestre de chambre”, entendez par là, quatre instrumentistes maximum. Ce qui fournit la répartie de Capozzo à un spécialiste de je ne sais plus quoi ayant trait au sujet, qui demandait : « comment faîtes-vous pour vous entendre ? – Mais comme dans une conversation, avec cette facilité que nous ne sommes pas affectés par un sens articulé, codifié » [je reconstitue de mémoire à ma façon]. L’absence de sens articulé, serait-ce qui rend la musique instrumentale si insupportable à France Culture qui ne conçoit la musique que chantée ?
Parvenu à ce moment de ma réflexion, j’avais déjà quitté mon RER et me dirigeait à grand pas vers mon domicile, à l’heure où, dans les banlieues, on sort une dernière fois le chien, ce qui me valut de me laisser à nouveau distraire de mes pensées par plusieurs scènes plus cocasses les unes que les autres, du propriétaire traîné par son chien-chien à la dame du monde ramassant sa crotte en veillant qu’on ne la voit pas faire. Ce qui ne doit pas me faire oublier de vous signaler que The Bridge #1 sera demain 15 octobre à Dijon (Théâtre des Feuillants), le 16 à Toulouse-Le Mirail (La Fabrique), le 23 à Nantes (Pannonica), le 19 à Brest (Atlantique Jazz Festival, important relai de la scène chicagoane en Bretagne du 9 au 20 octobre), le 24 à Poitiers (Carré bleu), le 25 à Tours (le Petit Faucheux), le 26 à Avignon (AJMI). En novembre, le voyage se fera en sens inverse vers Chicago, Milwaukee et Houston avec les Français Aymeric Avice et Benjamin Sanz qui formeront un quintette avec les Chicagoans Joshua Abrams, Jason Adasiewicz et Avreeayl Ra.
Franck Bergerot
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The Bridge est une initiative du Transatlantic Network for Creative Music et de l’anthropologue Alexander Pierrepont, destiné à favoriser un échange durable entre improvisateurs de France et de Chicago. Le premier passage du Bridge était célébré ce soir, 14 octobre, à l’Université de Chicago à Paris avec l’accueil par Jean-Luc Capozzo, Joëlle Léandre et Bernard Santacruz des chicagoans Douglas R. Ewart et Michael Zerang.
À vrai dire, ce Bridge #1 avait déjà fait l’objet de deux avant-premières en février dernier à Sons d’hiver et en avril dernier à Chicago. Alexandre Pierrepont en explique le principe : permettre à des musiciens de Chicago et français de travailler ensemble de part et d’autre de l’Atlantique en ne s’arrêtant pas au seul exercice de la performance musicale, mais en sortant de la salle de concert pour intervenir devant des lycéens comme c’était le cas cette après-midi à Paris (lycéens qui ont été invités à jouer et danser avec les improvisateurs) ou dans les “HLM” du Southside de Chicago. Par ailleurs, le Transatlantic Network for Creative qui a pour partenaire l’Université de Chicago à Paris et l’Université de Chicago à Chicago s’est donné pour tâche de constituer des archives de l’improvisation en faisant s’exprimer les musiciens sur cette pratique. Pour ce faire, Pierrepont a conçu trois questions qui seront posées à chaque équipe musicale invitée à passer le Bridge, concernant les notions de créativité, d’équilibre entre liberté individuelle et responsabilité collective, d’improvisation et société.
Rentrant par métro, RER et marche à pied, j’ai eu tout loisir pour me remémorer, de façon souvent transversale, les moments de cette soirée.
Université de Chicago à Paris (75), le 14 octobre 2013.
Jean-Luc Capozzo (trompette), Douglas R. Ewart (sax soprano, cor anglais, didgeridoo à coulisse, bâton de pluie), Joëlle Léandre, Bernard Santacruz (contrebasse), Michael Zerang (batterie, percussions).
En ouverture du débat qui parut finalement être l’objectif de la soirée, un bref concert pas vraiment soumis à dissection mais plutôt à titre illustratif à travers quatre combinaisons obtenues de ce quintette. J’en garde le souvenir d’un beau duo entre Capozzo et Léandre, Capozzo plus dans l’inarticulé, Léandre plus dans le motif mélodique, cet répartition des rôles sujet à variations allant jusqu’à l’échange momentané et qui tendaient au moins parfois à les faire se rejoindre.
Autre beau moment, lors d’un trio Santacruz / Léandre / Ewart (ce dernier muni d’un bâton de pluie) qui m’évoqua par le chant de Léandre et la répartie d’Ewart (moins précisément que ne le fit Jean Bolcato dans Diola Diola, et probablement pas intentionnellement) la cithare basse inanga et le chant chuchoté du Burundi.
Puis, après un final du quintette au complet, vint la discussion en réponse aux trois questions, la première (celle de la créativité, avec ce présupposé dans la présentation de Pierrepont, toujours un peu agaçant, que la créativité est la propriété exclusive de l’improvisation libre) suscitant de la part d’Ewart une métaphore qui me surprit : celle de la cuisine, avec ses recettes dont on reprend les règles pour les transgresser et les réinventer. Une métaphore qui semble plus relever du jazz straight ahead que de l’improvisation sur grille et qui ne fut pas sans soulever l’objection de l’un des auditeurs. Elle permit en tout cas à Ewart d’évoquer l’une des conditions de l’improvisation, la patience, patience qu’il apprit dans sa jeunesse en Jamaïque lorsqu’il était préposé à la surveillance de la cuisson au charbon. Si Léandre y opposa ou apposa celle d’urgence, elle insista sur le labeur en amont, sans lequel l’improvisation n’est pas possible, et Capozzo sur le recours à un vocabulaire dans une volonté d’échapper aux définitions binaires qui ferait frontière entre l’improvisation et l’écrit (Léandre n’étant pas la seule à rappeler que l’improvisation est une forme d’écriture), entre l’acquis et le jaillissement spontané qui est le lieu du choix dans l’instant parmi ce dont on dispose… Pour aboutir à cette belle conclusion que l’improvisation est une célébration de la vie.
Pour ce qui est de la question du vocabulaire, je dois tout de même avouer, que si au sein des formations de George Lewis où je l’ai entendu autrefois et où son espèce de candeur faisait merveille, j’ai du mal à cerner ce qui constitue le vocabulaire de Douglas Ewart au regard de ce j’ai entendu hier. Mais, personne n’est parfait, et peut-être ces débats m’éclaireront-ils sur la surdité qui m’interdit d’entendre ce que, par exemple, Henry Threadgill ou Dennis Gonzalez ont su entendre chez lui. Au lieu de quoi je perçois un étrange hiatus entre Douglas Ewart et ses comparses auxquels il offrirait plus une forme de décor sonore qu’une répartie.
Alors qu’était abordée la question de l’équilibre entre liberté individuelle et responsabilité collective, Léandre laissa échapper l’idée de l’abeille et de la ruche. Comment s’en sortit-elle ? Je l’ai oublié. La trop chère abeille a distrait mon attention. Je pensais un instant à ce petit animal si obstiné dans son labeur depuis 30 millions à 80 millions d’années selon les sources à ma disposition, autant de millions d’années durant lesquelles le végétal a vécu sous le règne de l’abeille, grâce à l’abeille. Et des soit disant économistes ricanent lorsque l’on s’inquiète de leur disparition. Mais ceci est une autre histoire – où le vivant est quand même en question – à laquelle je m’arrachais en songeant que, non, décidément, l’improvisateur et son groupe ne pouvaient être comparés à l’abeille et sa ruche qui évoquent plutôt la situation du musicien de pupitre dans l’orchestre symphonique. Mais peut-être ai-je été inattentif, l’intention de Léandre ayant été de comparer justement l’abeille au musicien de pupitre. Car, comme le rappelle Santacruz, et là on aborde les questions de société, l’improvisateur est un rebelle, en ce qu’il met en question l’ordre établi, les hiérarchies, les conventions, le partage des rôles, en une espèce de laboratoire de la vie en société.
Ewart rebondit alors avec la notion de tolérance, plus fondamentale à ses yeux dans l’improvisation que la volonté de puissance, et nécessaire à la cohabitation des egos. À vrai dire, j’ai le sentiment – et c’est contenu dans l’expressi
on reprise à son compte par Ewart “vivre et laisser vivre” – que l’improvisation ne fonctionne que dans un équilibre précaire qu’illustre pas seulement l’improvisation libre mais qui traverse toute l’histoire du jazz, de la folle confrontation de Weather Bird entre Earl Hines et Louis Armstrong à celle non moins folle entre Philly Joe Jones et Joachim Kühn sur le disque “The Fabulous Slide Hampton Quartet”, en passant par l’anecdote du fameux “trou de Monk”. Intéressant de voir comme Léandre se réfère au jazz à plusieurs reprises comme faisant partie de cette histoire. Au passage, dans un échange vif, tournant vite au dialogue de sourds, avec un jeune compositeur (instrumentiste) présent dans le public, on la vit plutôt régler son compte aux compositeurs, leur reprochant finalement moins leur despotisme que leur éloignement historique de l’instrument au XXème siècle pour ne plus le traiter qu’à distance, par l’intermédiaire de la prescription sur partition. L’improvisation, c’est l’instrument, proclame-t-elle, c’est le jeu avec l’instrument, un jeu qui ne peut être improvisé totalement que dans le format réduit de “l’orchestre de chambre”, entendez par là, quatre instrumentistes maximum. Ce qui fournit la répartie de Capozzo à un spécialiste de je ne sais plus quoi ayant trait au sujet, qui demandait : « comment faîtes-vous pour vous entendre ? – Mais comme dans une conversation, avec cette facilité que nous ne sommes pas affectés par un sens articulé, codifié » [je reconstitue de mémoire à ma façon]. L’absence de sens articulé, serait-ce qui rend la musique instrumentale si insupportable à France Culture qui ne conçoit la musique que chantée ?
Parvenu à ce moment de ma réflexion, j’avais déjà quitté mon RER et me dirigeait à grand pas vers mon domicile, à l’heure où, dans les banlieues, on sort une dernière fois le chien, ce qui me valut de me laisser à nouveau distraire de mes pensées par plusieurs scènes plus cocasses les unes que les autres, du propriétaire traîné par son chien-chien à la dame du monde ramassant sa crotte en veillant qu’on ne la voit pas faire. Ce qui ne doit pas me faire oublier de vous signaler que The Bridge #1 sera demain 15 octobre à Dijon (Théâtre des Feuillants), le 16 à Toulouse-Le Mirail (La Fabrique), le 23 à Nantes (Pannonica), le 19 à Brest (Atlantique Jazz Festival, important relai de la scène chicagoane en Bretagne du 9 au 20 octobre), le 24 à Poitiers (Carré bleu), le 25 à Tours (le Petit Faucheux), le 26 à Avignon (AJMI). En novembre, le voyage se fera en sens inverse vers Chicago, Milwaukee et Houston avec les Français Aymeric Avice et Benjamin Sanz qui formeront un quintette avec les Chicagoans Joshua Abrams, Jason Adasiewicz et Avreeayl Ra.
Franck Bergerot
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The Bridge est une initiative du Transatlantic Network for Creative Music et de l’anthropologue Alexander Pierrepont, destiné à favoriser un échange durable entre improvisateurs de France et de Chicago. Le premier passage du Bridge était célébré ce soir, 14 octobre, à l’Université de Chicago à Paris avec l’accueil par Jean-Luc Capozzo, Joëlle Léandre et Bernard Santacruz des chicagoans Douglas R. Ewart et Michael Zerang.
À vrai dire, ce Bridge #1 avait déjà fait l’objet de deux avant-premières en février dernier à Sons d’hiver et en avril dernier à Chicago. Alexandre Pierrepont en explique le principe : permettre à des musiciens de Chicago et français de travailler ensemble de part et d’autre de l’Atlantique en ne s’arrêtant pas au seul exercice de la performance musicale, mais en sortant de la salle de concert pour intervenir devant des lycéens comme c’était le cas cette après-midi à Paris (lycéens qui ont été invités à jouer et danser avec les improvisateurs) ou dans les “HLM” du Southside de Chicago. Par ailleurs, le Transatlantic Network for Creative qui a pour partenaire l’Université de Chicago à Paris et l’Université de Chicago à Chicago s’est donné pour tâche de constituer des archives de l’improvisation en faisant s’exprimer les musiciens sur cette pratique. Pour ce faire, Pierrepont a conçu trois questions qui seront posées à chaque équipe musicale invitée à passer le Bridge, concernant les notions de créativité, d’équilibre entre liberté individuelle et responsabilité collective, d’improvisation et société.
Rentrant par métro, RER et marche à pied, j’ai eu tout loisir pour me remémorer, de façon souvent transversale, les moments de cette soirée.
Université de Chicago à Paris (75), le 14 octobre 2013.
Jean-Luc Capozzo (trompette), Douglas R. Ewart (sax soprano, cor anglais, didgeridoo à coulisse, bâton de pluie), Joëlle Léandre, Bernard Santacruz (contrebasse), Michael Zerang (batterie, percussions).
En ouverture du débat qui parut finalement être l’objectif de la soirée, un bref concert pas vraiment soumis à dissection mais plutôt à titre illustratif à travers quatre combinaisons obtenues de ce quintette. J’en garde le souvenir d’un beau duo entre Capozzo et Léandre, Capozzo plus dans l’inarticulé, Léandre plus dans le motif mélodique, cet répartition des rôles sujet à variations allant jusqu’à l’échange momentané et qui tendaient au moins parfois à les faire se rejoindre.
Autre beau moment, lors d’un trio Santacruz / Léandre / Ewart (ce dernier muni d’un bâton de pluie) qui m’évoqua par le chant de Léandre et la répartie d’Ewart (moins précisément que ne le fit Jean Bolcato dans Diola Diola, et probablement pas intentionnellement) la cithare basse inanga et le chant chuchoté du Burundi.
Puis, après un final du quintette au complet, vint la discussion en réponse aux trois questions, la première (celle de la créativité, avec ce présupposé dans la présentation de Pierrepont, toujours un peu agaçant, que la créativité est la propriété exclusive de l’improvisation libre) suscitant de la part d’Ewart une métaphore qui me surprit : celle de la cuisine, avec ses recettes dont on reprend les règles pour les transgresser et les réinventer. Une métaphore qui semble plus relever du jazz straight ahead que de l’improvisation sur grille et qui ne fut pas sans soulever l’objection de l’un des auditeurs. Elle permit en tout cas à Ewart d’évoquer l’une des conditions de l’improvisation, la patience, patience qu’il apprit dans sa jeunesse en Jamaïque lorsqu’il était préposé à la surveillance de la cuisson au charbon. Si Léandre y opposa ou apposa celle d’urgence, elle insista sur le labeur en amont, sans lequel l’improvisation n’est pas possible, et Capozzo sur le recours à un vocabulaire dans une volonté d’échapper aux définitions binaires qui ferait frontière entre l’improvisation et l’écrit (Léandre n’étant pas la seule à rappeler que l’improvisation est une forme d’écriture), entre l’acquis et le jaillissement spontané qui est le lieu du choix dans l’instant parmi ce dont on dispose… Pour aboutir à cette belle conclusion que l’improvisation est une célébration de la vie.
Pour ce qui est de la question du vocabulaire, je dois tout de même avouer, que si au sein des formations de George Lewis où je l’ai entendu autrefois et où son espèce de candeur faisait merveille, j’ai du mal à cerner ce qui constitue le vocabulaire de Douglas Ewart au regard de ce j’ai entendu hier. Mais, personne n’est parfait, et peut-être ces débats m’éclaireront-ils sur la surdité qui m’interdit d’entendre ce que, par exemple, Henry Threadgill ou Dennis Gonzalez ont su entendre chez lui. Au lieu de quoi je perçois un étrange hiatus entre Douglas Ewart et ses comparses auxquels il offrirait plus une forme de décor sonore qu’une répartie.
Alors qu’était abordée la question de l’équilibre entre liberté individuelle et responsabilité collective, Léandre laissa échapper l’idée de l’abeille et de la ruche. Comment s’en sortit-elle ? Je l’ai oublié. La trop chère abeille a distrait mon attention. Je pensais un instant à ce petit animal si obstiné dans son labeur depuis 30 millions à 80 millions d’années selon les sources à ma disposition, autant de millions d’années durant lesquelles le végétal a vécu sous le règne de l’abeille, grâce à l’abeille. Et des soit disant économistes ricanent lorsque l’on s’inquiète de leur disparition. Mais ceci est une autre histoire – où le vivant est quand même en question – à laquelle je m’arrachais en songeant que, non, décidément, l’improvisateur et son groupe ne pouvaient être comparés à l’abeille et sa ruche qui évoquent plutôt la situation du musicien de pupitre dans l’orchestre symphonique. Mais peut-être ai-je été inattentif, l’intention de Léandre ayant été de comparer justement l’abeille au musicien de pupitre. Car, comme le rappelle Santacruz, et là on aborde les questions de société, l’improvisateur est un rebelle, en ce qu’il met en question l’ordre établi, les hiérarchies, les conventions, le partage des rôles, en une espèce de laboratoire de la vie en société.
Ewart rebondit alors avec la notion de tolérance, plus fondamentale à ses yeux dans l’improvisation que la volonté de puissance, et nécessaire à la cohabitation des egos. À vrai dire, j’ai le sentiment – et c’est contenu dans l’expressi
on reprise à son compte par Ewart “vivre et laisser vivre” – que l’improvisation ne fonctionne que dans un équilibre précaire qu’illustre pas seulement l’improvisation libre mais qui traverse toute l’histoire du jazz, de la folle confrontation de Weather Bird entre Earl Hines et Louis Armstrong à celle non moins folle entre Philly Joe Jones et Joachim Kühn sur le disque “The Fabulous Slide Hampton Quartet”, en passant par l’anecdote du fameux “trou de Monk”. Intéressant de voir comme Léandre se réfère au jazz à plusieurs reprises comme faisant partie de cette histoire. Au passage, dans un échange vif, tournant vite au dialogue de sourds, avec un jeune compositeur (instrumentiste) présent dans le public, on la vit plutôt régler son compte aux compositeurs, leur reprochant finalement moins leur despotisme que leur éloignement historique de l’instrument au XXème siècle pour ne plus le traiter qu’à distance, par l’intermédiaire de la prescription sur partition. L’improvisation, c’est l’instrument, proclame-t-elle, c’est le jeu avec l’instrument, un jeu qui ne peut être improvisé totalement que dans le format réduit de “l’orchestre de chambre”, entendez par là, quatre instrumentistes maximum. Ce qui fournit la répartie de Capozzo à un spécialiste de je ne sais plus quoi ayant trait au sujet, qui demandait : « comment faîtes-vous pour vous entendre ? – Mais comme dans une conversation, avec cette facilité que nous ne sommes pas affectés par un sens articulé, codifié » [je reconstitue de mémoire à ma façon]. L’absence de sens articulé, serait-ce qui rend la musique instrumentale si insupportable à France Culture qui ne conçoit la musique que chantée ?
Parvenu à ce moment de ma réflexion, j’avais déjà quitté mon RER et me dirigeait à grand pas vers mon domicile, à l’heure où, dans les banlieues, on sort une dernière fois le chien, ce qui me valut de me laisser à nouveau distraire de mes pensées par plusieurs scènes plus cocasses les unes que les autres, du propriétaire traîné par son chien-chien à la dame du monde ramassant sa crotte en veillant qu’on ne la voit pas faire. Ce qui ne doit pas me faire oublier de vous signaler que The Bridge #1 sera demain 15 octobre à Dijon (Théâtre des Feuillants), le 16 à Toulouse-Le Mirail (La Fabrique), le 23 à Nantes (Pannonica), le 19 à Brest (Atlantique Jazz Festival, important relai de la scène chicagoane en Bretagne du 9 au 20 octobre), le 24 à Poitiers (Carré bleu), le 25 à Tours (le Petit Faucheux), le 26 à Avignon (AJMI). En novembre, le voyage se fera en sens inverse vers Chicago, Milwaukee et Houston avec les Français Aymeric Avice et Benjamin Sanz qui formeront un quintette avec les Chicagoans Joshua Abrams, Jason Adasiewicz et Avreeayl Ra.
Franck Bergerot