Jazz live
Publié le 26 Fév 2018

Paul Bley et Bill Evans, l’antithèse

Parallèlement à la préparation du spécial Bill Evans de Jazz Magazine en kiosque le 28 février, Franck Bergerot a lu Stopping Time, Paul Bley and the Transformation of Jazz. On y assiste notamment à la séance “Jazz in the Space Age” de George Russel où Bill Evans et Paul Bley se livrèrent à un face à face que l’on dirait complice, mais qui les révèle, en coulisses, comme l’antithèse l’un de l’autre. Reportage en studio après quelques détours éclairants par Lester Young et Ornette Coleman.

 

Il y a du Bonaparte chez Paul Bley, mais sans Napoléon. Un ambitieux, parfois jusqu’à la fanfaronnade, un audacieux, un explorateur espiègle, un aventurier visionnaire, un conquistador… mais qui aurait abandonné chacune de ses conquêtes à mesure qu’il en concevait de nouvelles, trop impatient pour regarder en arrière. Et l’humour, teinté de forfanterie, avec lequel il raconte ses aventures et mésaventures, le plaisir avec lequel il raconte les aléas de la vie sur la route, les ruses et les roueries qu’il faut déployer pour y rester maître de son destin, ou plutôt se laisser rouler par lui sans y perdre son âme, est peut-être le corollaire de ce que d’aucuns qualifieraient de défaitisme et qui n’est peut-être que la marque d’un esprit épris de liberté et jouisseur d’imprévu.

Avant de raconter sa rencontre avec Bill Evans, qui fait l’objet de ce petit billet, j’aimerais évoquer l’épisode “Lester Young” – vous comprendrez pourquoi plus tard – et dire aussi quelques mots de son parcours initial et initiatique. Désigné comme son dauphin à l’Alberta Lounge de Montréal par Oscar Peterson lorsque ce dernier part s’installer à New York en 1949, Paul Bley est parti lui-même l’année suivante pour étudier à la Juilliard School et se frotter à la scène new-yorkaise où, à force de jouer les standards, il découvrira bientôt que « la plus grande part de la musique populaire, c’est toujours la même chanson. Il suffit de se souvenir des petites différences qui les distinguent l’une de l’autre et qui résident essentiellement dans le pont, la partie B de la forme AABA des standards. Le reste du répertoire est une série interminable de sections A répétée à l’infini. » Aussi, découvrant cette scène du jazz du début des années 1950 et fréquentant parfois l’atelier de Phil Woods et Teo Macero à la Juilliard, se trouve-t-il rapidement confronté à un verrou qui ferme, à son avis, la porte à toute perspective d’avenir pour le jazz. « Chaque fois que nous abordions l’atonalité, nous nous heurtions toujours au même mur. » Charlie Parker et les improvisateurs bop crurent l’abattre, en vain, le recours à la quinte diminuée n’étant qu’une illusion. Les compositeurs – Bley cite les noms de George Russell, Gil Evans, John Carisi – y aspirent avec des moyens qui devraient leur permettre d’y parvenir, « mais les idées restaient enfermées dans la partition, parce que dès qu’un saxophoniste alto se levait pour prendre un solo, c’était à nouveau Charlie Parker que l’on entendait. On ne pouvait pas le blâmer. C’était bien plus facile sur le papier qu’en improvisant. » 

Dérapage et glissade

Paul Bley poursuit donc sa route. Il se fait remarquer de Charles Mingus (avec qui et pour le label duquel, il enregistre son premier album en trio, Art Blakey à la batterie). Il remarque Lennie Tristano (« Ce n’est que lorsque Lennie Tristano arriva que le piano devint une source d’inspiration »). Il se produit avec Charlie Parker, les jeunes Jackie McLean et Donald Byrd… En 1953 – et il en parle comme si c’était la première grande affaire de sa vie –, il est appelé par la Shaw Agency pour accompagner Lester Young en tournée : « La publicité disait : “Lester Young with the Paul Bley Trio.” Le premier gig était au Teatrical Grill de Cleveland. J’arrivais avec mon trio, puis Prez apparut dans la salle, le sax non déballé, avec cette allure que nous lui connaissons tous sur les photos et les pochettes de disque, coiffé de son “pork pie hat”. J’étais fier de lui, pour cette fidélité de son apparence et de son attitude à sa réputation. Comme tout le monde le sait, il est un homme de peu de mots, mais ce peu de mots étaient tous de petits poèmes. […] Nous avons joué là une semaine, puis nous sommes allés jouer ailleurs. Un soir, le blizzard s’était levé sur le New Jersey où nous commencions un nouveau gig. Prez avait une heure de retard. Nous étions devenus très inquiets, lorsqu’il est apparu comme rentrant d’une promenade, de la neige sur son pork pie hat, son étui de saxophone à la main. Nous l’avons questionné : “Que t’est-il arrivé ? Tu as eu des problèmes avec la tempête ? Ta voiture est ok ?” Tout ce qu’il avait à dire fut : “Dérapage et glissade”. Trois mots, soit un de plus que ce qu’il aurait préféré dire. »

Détenteur d’information secrètes

L’étape suivante pour Paul Bley, c’est le Hillcrest Club de Los Angeles, où il joue en quartette avec Dave Pike au vibraphone, Hal Gaylor puis Charlie Haden à la contrebasse, Lennie McBrowne puis Billy Higgins à la batterie. Avec eux, il tente de forcer enfin le verrou de la forme et de la tonalité. En vain, jusqu’à ce soir de 1958 où débarque Ornette Coleman, ses partitions sous le bras et accompagné de Don Cherry. Le public prend la fuite, mais le verrou saute et les nouveaux venus prennent la place de Dave Pike. Bientôt, Ornette Coleman enregistre pour Atlantic, en quartette sans piano, et débarque à l’automne 1959 à New York comme le nouveau messie. Paul Bley revient dans son sillage, plus discrètement, mais très conscient d’être le seul capable de transposer le message d’Ornette sur le piano : « Ce fut l’une des trois fois dans ma vie où je fus détenteur d’informations auxquelles aucun autre pianiste sur la planète n’avait accès. Jusqu’à tout récemment, lorsque Geri Allen a rejoint le quartette d’Ornette, je crois que le clavier n’avait jamais été testé dans le contexte de cette musique. »

Voici où il en est lorsqu’il reçoit un coup de fil de George Russell qui lui propose de participer à l’enregistrement d’une œuvre ambitieuse pour deux pianos et orchestre, dont l’exécution comporte de l’improvisation mais aussi beaucoup de lecture. Il lui propose l’affaire à une condition : il a trente jour pour travailler la partition. Une seule faute lors de l’audition prévue, et l’affaire sera confiée à un autre pianiste : « J’ai pris la partition à la maison et me suis enfermé dans la pièce de musique. Trente jours durant, Carla [Bley, son épouse] m’a passé à manger sous la porte [des tranches fines je suppose ou de la purée ! Paul a le sens de la formule et de l’exagération]. » Lorsque le pianiste revient jouer sa partie à George Russell, c’est un sans faute : « Je ne l’avais pas seulement apprise, j’ÉTAIS CETTE musique ! »

Tout le monde s’arrache Bill Evans… Moi, je l’emmerde

Arrive le jour de l’enregistrement, le 29 décembre 1959: « Bill Evans était au piano A, j’étais au piano B. Je connaissais Bill Evans pour l’avoir rencontré lorsqu’il était arrivé à New York. Après son séjour chez Miles, il était devenu très populaire. Il était même devenu le pianiste préféré de tout le monde et avec raison. Riverside Records avait même intitulé l’un de ses albums “Everybody Digs Bill Evans” [tout le monde s’arrache Bill Evans]. » Quoique très fournies, la partition de George Russell comportaient des parties non orchestrales, laissées à la libre initiative des deux pianistes. C’était ainsi que commençait la première pièce Chromatic Universe – Part 1. Quelques grattements réalisés par George Russell avec des colliers de perles sur les peaux de petits tambours, quelques notes de carillons pour définir la couleur, puis la batterie lançait une pulsation impaire assez floue avec la contrebasse pour tout ancrage harmonique. George Russell précisera dans les liner notes : « Bill et Paul étaient libres ou non de rester proche de la tonalité (la somme des notes jouées par la basse).  Ils n’étaient plus victime de la tyrannie de l’accord ou d’un mètre particulier. C’était du relativisme musical. Tout était juste, seule l’idée primait, l’une se projetant sur l’autre. »

Et Bley de renchérir : «  Sur ces choses arythmiques, tout en l’air, sans harmonie ni mélodie prédéterminée, j’étais dans mon univers et respirais naturellement. Mais je me suis aussitôt demandé que faire : faciliter la tâche de Bill ou la lui compliquer ? Parce que “tout le monde s’arrachait Bill Evans”. Il avait déjà la mainmise sur 99 % du business du piano jazz. Et moi, j’espérais avoir accès au 1% restant. Alors je lui ai balancé toute ma cuisine au visage dès la première phrase – et je fus atterré de l’entendre me la rebalancer. C’était à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. » Paul Bley redira à peu près la même chose à Norman Meehan, reprenant même l’expression kitchen sink, mais avec quelques précision (Time Will Tell, Conversations with Paul Bley, Berkley Hill Books, 2003) : « C’était un mec sympa et un bon copain. Mais je me suis dit : “Tout le monde l’aime ? Moi, je l’emmerde !” Alors je lui ai balancé au visage toute ma cuisine. Et puis, j’ai d’abord cru entendre comme un écho à mon piano dans le studio, parce qu’il a répondu par une phrase dans le même esprit. J’ai pensé : “Bon, cette phrase, c’est un coup de bol. Celle-ci maintenant, il ne la chopera pas.” Mais il l’a chopée. Il jouait mon truc mieux que moi-même et je devenais fou. »

Mais qu’est-ce qu’on a foutu l’autre jour ?

« Toute la séance s’est déroulée ainsi. Quoique je fasse, Bill me le renvoyait aussitôt, menant, suivant, faisant tout ce qu’il voulait. C’était probablement ce que George avait espéré. Après la première prise, George s’est jeté sur nous pour nous embrasser sur les deux joues et nous dire que personne n’avait jamais joué aussi bien sa musique. Le reste de la séance s’est bien déroulé. L’orchestre lisait correctement, il y avait trois ou quatre autres longues sections à deux pianos avec section rythmique et nous nous sommes quittés comme auréolés de gloire. »

BIll Evans au Village Vanguard: « Hey Paul, What was it we did the other day? »

« La semaine suivante le trio de Bill ouvrait au Village Vanguard. Je pensais “Bon, j’ai craché le morceau et ce mardi soir tout le monde aura découvert mes secrets.” Je m’en allais donc au club pour entendre Bill jouer aussi librement et de manière aussi ouverte que sur “Jazz in the Space Age”. Et je voyais déjà s’évanouir le petit 1% du marché du piano jazz dont j’espérais obtenir une part. Il a ouvert le premier set avec Someday My Prince Will Come, qui sonnait comme le Bill Evans que tout le monde aimait, et il en serait de même le reste de la soirée. J’étais soulagé.  À la pause, j’allais saluer les gars à la cuisine. Bill m’a demandé: « Mais qu’est-ce qu’on a foutu l’autre jour? » J’étais prêt à sortir un long monologue sur l’improvisation libre, l’après Ornette Coleman, et puis j’ai pensé à Lester Young et j’ai dit: “Bill, on a juste dérapé et glissé. » »

Postcriptum

Avant de clore ce billet, j’aimerais juste citer encore ce postscriptum à l’autobiographie de Paul Bley

« Je suis dans un des plus grands hôtels du monde.

Je dîne dans un des plus grands restaurants du monde.

Je joue dans un des plus grands festivals de jazz du monde.

Et j’écoute Lee Konitz, l’un des plus grands saxophonistes du monde

Comment pourrais-je encore jouer le blues ? »

(Fax du 8 juillet 1998, Istambul Festival, Ciragan Palace Kempinski Hotel)

Tel était Paul Bey.

Stopping Time, Paul Bley and the Transformation of Jazz, Paul Bley with David Lee, Véhicule Jazz, 179 pages.