Paul Lay triomphe au Blomet et pose question
Trois rappels enthousiastes ont conclu le concert solo donné hier au Bal Blomet par Paul Lay sur le programme de son album « Full Solo” (photo ci-dessus © Laurent de Wilde)
Je me souviens de Paul Lay, il y a dix huit ans. C’est d’ailleurs l’âge que je lui avais attribué lors de cette première rencontre. Il en avait deux de plus. Je donnais un conférence sur le blues dans le jazz et avait demandé à Hervé Sellin de me recommander l’un des élèves de sa classe au CNSM pour illustrer mon propos. Il m’avait présenté un jeune homme fragile et farouche, un peu sur la défensive, admirateur d’Oscar Peterson et soucieux de protéger le domaine du jazz de toute corruption en s’entourant de solides barrières esthétiques. Et, lorsque je lui avais demandé d’improviser un blues pour clôturer ma conférence, mort de trac, il s’était interrompu, égaré dans la grille.
C’était hier. C’était presque au siècle dernier. Regard toujours juvénile, il approche la quarantaine, l’âge d’être secrétaire d’état, voire ministre. Il a fait bien mieux en faisant tomber les frontières… On l’a vu se métamorphoser rapidement, d’année en année, multiplier les prix (La Défense, Moscou, Martial Solal, Montreux, Charles Cros, Académie du jazz, Victoires du jazz) et les projets audacieux, tels qu’Alcazar Memories autour de la légende du célèbre music-hall marseillais, programme qui s’est progressivement émancipé de l’objet de sa commande, avec la complicité du contrebassiste Simon Tailleu et de la chanteuse Isabel Sörling dont la voix l’a entrainé par ses appels pastoraux jusqu’au flanc des montagnes suédoises. Il a rendu hommage à Louis Armstrong en duo avec le trompettiste Eric Le Lann, enfourché les partitions du quartette de la saxophoniste Géraldine Laurent avec la fougue d’un as du rodéo à moins qu’il n’en ait été lui-même le bronco. L’an passé, il a consacré son programme Deep Rivers aux chansons folkloriques américaines d’avant le jazz. Devant lui tombent les barrières esthétiques qu’il déplaçe, bouscule, pulvérise comme Charles Trenet passe « à travers cheminées et placards » dans sa folle Tarentelle de Caruso. Une fête, une tarentelle, un carnaval.
Hier, 29 septembre, il présentait le programme de son nouvel album, « Full Solo » où il s’est emparé des partitions de Beethoven comme le font les jazzmen de celles des compositeurs de Broadway, pour les traiter à sa manière en les mêlant aux siennes selon ces parcours très libres qu’autorise l’expression en solo. Début jarrettien en forme de choral, basculant rapidement vers ce jeu de tempos glissant de l’un à l’autre par effets d’illusion ou par équivalences métriques, modelant ainsi un balancement obstiné gospelisant qui pourrait encore évoquer Jarrett, et dont on apprendra qu’il est associé à une Bagatelle de Beethoven. Après quoi l’on reconnaîtra les Thème et Variations en do mineur joués sur une pompe espiègle invitant Lay à toutes les audaces, tous les emportements, tous les dérèglements, free, minimalistes, pop, bop, stride, renouvelés tout au long du concert, au fil de nouveaux emprunts à Beethoven (2ème mouvement de la Septième, Lettre à Élise, Sonate au clair de lune, Hymne à la joie), George Gershwin, Duke Ellington, Scott Joplin… et à lui-même, Paul Lay. C’est plein d’esprit et d’humour, de vélocité et d’ubiquité des doigts sur toute la largeur du clavier, d’une gestuelle sublime de précision jusque dans ces gifles qu’il assène à son piano, ou ces bourrades dont il le « poivre », comme on dit chez les boxeurs. Sur ces tempos extrêmes, haletants, on le suit avec passion de volte face en volte face… jusqu’à abandonner la partie. En se disant que trop, c’est trop, et qu’il nous rejoue là quelque chose qu’il nous déjà joué quelques minutes plus tôt. Parfait pour un public classique qui n’a jamais vu un pianiste virtuose sortir des clous. De l’improvisation pour émission de philo sur l’impro de France Culture où l’on aime si peu la musique dès lors qu’elle n’est pas calibrée au format chanson ou techno. Paul Lay tend ici vers ce que l’on appela dans les années 1920 le novelty, terme qui servit notamment à distinguer une certaine littérature pianistique syncopée de l’authentique ragtime et où le mot d’esprit tenait lieu de discours.
Après tout, c’est un genre et qui trouve son public. Un peu moins assidu aux scènes du jazz, peut-être serai-je sorti comblé de ce concert. Moins long, peut-être m’aurait-il réjoui de bout en bout. Je m’autorise à penser que, s’il nous a convaincu qu’il est un grand pianiste et d’un appétit culturel qui lui donne accès à un vocabulaire esthétique d’une belle générosité, il reste à Paul Lay à découvrir les vertus du silence. Franck Bergerot