Peter Eötvös, un deuil qui nous concerne
Le grand compositeur hongrois est mort et l’on devrait partager le deuil de ce musicien pour qui le jazz était « la musique absolue ». Et pas que pour ça.
Ce 24 mars, sonnant chez mon ami Bee, j’entends gronder de formidables clameurs orchestrales derrière la porte. Il m’ouvre et je l’interroge : « C’est Peter Eötvös. Il est mort aujourd’hui. » En janvier dernier, j’avais dû renoncer à aller entendre la reprise par l’Ensemble Intercontemporain de son Chinese Opera et la première de ses Adventures of the Dominant Seventh Chord pour alto, à l’occasion de ses quatre-vingt ans qu’il n’avait pu venir célébrer en France déjà pour raison de santé. J’ai immédiatement adressé un mail au guitariste Gábor Gadó qui le vénérait et improvisait, ainsi que le pianiste Béla Szakcsi, sur des thèmes de son opéra Le Balcon (improvisations à retrouver sur le disque de Peter Eötvös “Snatches”, BMC Records où il était chez lui à Budapest).
À propos de son concerto pour trompette Jet Stream créé en 2003 avec Markus Stockhausen pour soliste, Peter Eötvös a déclaré : « Depuis mon enfance, le jazz a représenté un monde mystérieux, interdit, parce que je l’écoutais la radio en ondes courtes, ce qui était interdit en Hongrie à l’époque. Dans les années 1950, c’était comme d’écouter la propagande anticommuniste et je découvrirai plus tard qu’en écoutant du jazz, j’avais pris le risque de voir mes parents dénoncés par la police. La musique était parasitée par le brouillage des ondes ; elle semblait parvenir de mars et je m’étais habitué à ça. Aussi, lorsque j’ai entendu pour la première fois du jazz vivant dans les années 1960, j’ai senti que j’avais manqué quelque chose d’important. Mais ces sons merveilleux et confus des ondes courtes de mon enfance, je l’ai ai recherché plus tard dans la musique électronique et la musique concrète. Et le jazz, heureusement, a conservé à ce jour sa mystérieuse attirance, mais débarrassé de ses bruits parasites. […] Mes compositions basées sur le jazz recourt à la pulsation du jazz et parfois à ses harmonies, ses articulations et ses gestes, mais sans posséder la beauté du jazz vivant, la magie de l’instant. Elles servent plutôt de bouteille jetée à la mer à l’intention des amoureux du jazz. »
En mai 2004, lorsqu’il avait fait l’objet des séries “Domaine privé” de la Cité de la musique, le compositeur hongrois né en 1944, héritier inclassable de Bartok et Varèse, avait ouvert cette manifestation par Jet Stream avec Markus Stockhausen. Il avait consacré une soirée à Chick Corea et à son groupe Touchstone et une autre au duo du pianiste violon Béla Szakcsi Lakatos et du violoniste Lajos Kathy Horváth qui avaient rendu quatre hommages à Pierre Boulez, György Ligetti, György Kurtag et Eötvös lui-même.
Ce dernier déclarait dans le programme : « Depuis mon enfance et tente de pénétrer cette forme. J’apprécie cette propension à ne pas avoir une pensée unique mais une pensée collective. Cela n’existe pratiquement pas dans la musique contemporaine. » Peut-être est-ce le secret de son goût très sûr pour les matières cuivrées et les percussions, de cette conception très organique de l’orchestre que nous constations avec Bee en écoutant son Chinese Opera, opéra sans voix, mais dont la partition de synthétiseur s’assimile totalement au reste de l’orchestre avec des timbres d’ailleurs fort éloignés de ce que le jazz savait en tirer en 1986, à l’époque de sa création par l’Ensemble Intercontemporain, avec pourtant un simple Yamaha DX7 !
Il arrive à Marc Ducret de raconter comment il se laissa entrainer dans la queue des personnes venues saluer le maître à l’issue d’un concert. Très intimidé et même un peu confus de se trouver là un peu déplacé, quelle ne fut pas son étonnement de voir Eötvös accueillir avec enthousiasme les hommages du grand guitariste dont il connaissait déjà les enregistrements.
Enfin, Peter Eötvös aimait la musique de Frank Zappa, dont il avait créé le Romantic Medley en 2009 lors du festival Présences à Radio France, et auquel il avait adressé en hommage posthume le solo de percussions de son Psalm 151. Franck Bergerot