Jacobins 40, Terrasson 53
Le festival « Piano Jacobins » revient chaque année avec la rentrée des classes. Du 5 au 30 septembre, on peut y entendre de fameux interprètes de musique classique, et quelques jazzmen confirmés, souvent de formation classique et dont le jeu est imprégné de cette culture.
Jacky Terrasson
Jacky Terrasson (p)
Cloître des Jacobins, Toulouse, 7 septembre 2019
L’ensemble conventuel est un havre de calme, rempart multiséculaire contre le tumulte urbain, dans l’un des quartiers les plus vivants du centre de la ville rose (restaurants et bars aux terrasses débordant sur la rue, librairies et boutiques, circulation, travaux…). Idéal pour écouter de la musique non amplifiée, le cadre aidant à la concentration et l’appréciation. La plupart des musiciens présents pour cette 40e se sont déjà produits aux Jacobins au cours d’éditions précédentes.
J’arrive à l’heure où le concert va débuter, la salle est pleine. Invité à m’installer où bon me semble dans le jardin carré entouré de colonnes, je me place au milieu, entre haies et cyprès, d’où j’aperçois au loin le visage du pianiste au-dessus des rangées de spectateurs. C’est la meilleure place, en quelque sorte, puisqu’elle me permet, tout en écoutant la musique, d’admirer les tours, gargouilles, toits de tuiles, vitraux, murs de brique, et de voir et entendre les volatiles voleter et gagner leurs perchoirs imprenables, et de savourer la sérénité du lieu, contrastant avec l’animation citadine traversée quelques instants auparavant. Sous la lune et au centre de cette construction historique impressionnante par ses formes et dimensions, baignée dans sa partie église d’une lumière unique en son genre, se tiennent la plupart des concerts de la manifestation. Celui-ci est diffusé en direct (et disponible à la réécoute en ligne) sur France Musique. Dès les premières notes effleurées, le beau son du piano, sa résonance dans la salle capitulaire et vers l’extérieur, impose le silence. Que reste-t-il de nos amours ? ouvre le concert, titre affectionné de Terrasson qui le joua sur cette même scène en duo avec Stéphane Belmondo en 2016. Ici dans une version d’une douceur infinie, presque une comptine, le choix de peu de notes, d’accords espacés, un toucher retenu, des contours impressionnistes. De Terrasson on connait les avalanches de notes, la légèreté d’âme, la joie de jouer souvent synonyme de vélocité, le goût pour les clins d’oeil. Est-ce la maturité, comme le titre de son nouvel album (« 53 », en trio, dont des extraits sont joués ce soir) le suggère ?
Le pianiste semble désireux de mettre en sourdine la virtuosité pour favoriser une autre facette. Il questionne chaque recoin des standards qu’il aborde, étire ou ramasse le temps à sa guise, fait usage des harmoniques naturels et ne lésine pas sur les silences, jetant ce faisant sur les mélodies, au centre de ses préoccupations, un éclairage inédit, sans effets de manche. Chaque note est soupesée, chaque plan évalué, l’artiste engagé dans une quête personnelle, un examen de son art. Un choix esthétique prémédité. Souvent il faut tendre l’oreille, ce qui amène les spectateurs à une discrétion plus grande qu’en d’autres occasions. Voici un hymne quasiment gospel, et très rythmique, aux trois accords initiaux évidents et affirmatifs. Même si la pièce s’étoffe par la suite, le pianiste va à l’essentiel, promeut la mélodie à l’état pur, déniche l’émotion dans l’énoncé le plus straightahead possible des thèmes. C’est constamment intéressant et accessible, avec des pièces de courte durée, sans grandes envolées. Des compositions originales ensuite, des traces de All of me dans l’une d’elles, et la perpétuation du choix de la simplicité, avec un thème au romantisme sans emphase. On retrouve sur la pièce suivante le Terrasson percussionniste, rapide sur les touches, insistant sur les articulations inattendues, faisant un moment gronder l’orage dans les graves. Le musicien épure les contours d’un blues archi-classique et en exprime avec conviction la structure nue. A nouveau des berceuses, des dentelles de notes, peu de dissonances. Quelques accords plus complexes perturbent juste ce qu’il faut les ambiances de chansonnettes inoffensives. Nouveau remake avec Smile, qui a fait du chemin de Charlie Chaplin à Sun Ra, revisité de la cave au plafond, le thème passant de la plus grande cordialité à des moments plus inquiets sur sa fin. La nuit tombe, et après les vols d’étourneaux filant dans le crépuscule, c’est au tour des chauves-souris d’apparaître, rasant les murs du cloître de leur vol fugace aux mystérieuses trajectoires, ombres noires sur la nuit bleue. Le « pianiste du bonheur » évolue lui aussi dans des éclairages bleutés, soulignant la facette de sa personnalité en exergue ce soir. Quelque chose du blues, de la remise en question voire d’une pointe de mélancolie, avec cette invitation tout de même à sourire. Après l’entracte, tirant encore le meilleur de l’acoustique de l’endroit (ce qui nous amène à réitérer l’observation que rien ne remplace la scène, chaque expérience étant unique), Terrasson livre des reprises de Duke Ellington (Take the A train, un Caravan chevaleresque et hispanisant), d’Edith Piaf (La vie en rose, confirmant le goût du format chanson), de Lover Man (aux airs de God bless the child) et de Stéphane Grappelli (Les valseuses), et se les approprie. Les ballades comme les pièces enlevées de sa plume sont empreintes de tendresse et de générosité. DC
La programmation « piano jazz » des Jacobins se poursuit sur la même scène avec Rolando Luna le 14, Paul Lay le 28, et entre ces deux dates, l’inclassable Chilly Gonzales le 20 à la Halle aux grains.