Pieranunzi, Ceccarelli, Imbert en état de grâce
Vendredi soir, au Sunset, les spectateurs ont assisté à une conversation de haut vol entre trois musiciens en état de grâce.
Enrico Pieranunzi Trio avec Enrico Pieranunzi (p), Diego Imbert (b), André Ceccarelli (dm), 22 avril 2016, le Sunset 75004 Paris.
Ma référence en matière de pieranunzologie, c’est mon ami Ludovic Florin. Les lecteurs de Jazz magazine connaissent ses chroniques régulières sur ce même blog. Ils ignorent peut-être que Ludovic a consacré sa thèse au maître italien, décryptant son jeu et son esthétique, et tordant le cou à quelques lieux communs aux longues racines. Il montrait par exemple que Pieranunzi n’avait pas mûri son style dans l’adoration paralysante de Bill Evans (découvert par lui tardivement), et que ce pianiste en apparence si mesuré, si tempéré, avait développé au cours de sa carrière une attirance irrépressible pour les formes les plus radicales de liberté musicale. La thèse de Ludovic s’intitulait, si je me souviens bien, « Le problème de l’harmonie des contraires chez Enrico Pieranunzi ». La soutenance avait eu lieu à la Sorbonne, sous la présidence de Laurent Cugny. Enrico Pieranunzi était là. Ravi d’être un objet d’études, il s’était écrié, en entrant dans cette salle de la Sorbonne patinée d’histoire: « Hé hé hé…Yé souis lé problém! ».
Mais me voilà lancé dans une disgression quasiment bergerotienne. Je m’arrête, je me calme, je bois un verre d’eau, et je reviens à mon idée première. Je voulais simplement dire que tout ce que je sais de Pieranunzi, c’est à Ludovic que je le dois. C’est lui qui m’a conseillé (et gravé) ce disque merveilleux, un peu méconnu « Enrico Pieranunzi plays the music of Wayne Shorter », et cet autre, sublime, « Con infinite voci » qui avait tellement tourné sur ma platine que le CD s’était cassé, et la platine aussi. Et Ludovic, donc, lorsqu’il me parlait du maître italien, son objet d’études, avait souvent attiré mon attention sur un point particulier: la capacité d’Enrico Pieranunzi à élever les débats comme s’il appuyait sur un bouton.
Dans les premières minutes du concert, je repensais donc à cette remarque de Ludovic. Je me concentrais, tâchant de repérer le moment où Pieranunzi arracherait la musique à la pesanteur de l’attraction terrestre. Or, je n’ai pas trouvé ce moment. Je ne l’ai pas trouvé car dès qu’Enrico Pieranunzi a posé ses mains sur le piano, dès le premier accord du premier morceau, la musique s’est installée avec aisance dans des zones raréfiées de l’atmosphère d’où elle n’est jamais redescendue.
Ce premier morceau,une composition de Pieranunzi, baigne dans une atmosphère délicate et mélancolique, mais avec en même temps une sorte d’urgence intérieure. Pieranunzi semble très en doigts, je retrouve cette précision de l’attaque, cette maîtrise globale du son qui lui permet de faire ressortir une note dans un chorus ou dans l’exposition d’un thème. On dit souvent que les grands pianistes se servent de leur piano comme d’un orchestre. Jamais autant qu’avec Pieranunzi je n’ai ressenti cette impression. Je suis frappé aussi, dès les tout premiers morceaux par cet art de la relance qui caractérise le maître italien. La plupart des pianistes, quand vient le moment du chorus de basse ou de batterie, se contentent souvent de plaquer quelques accords pour donner quelques couleurs supplémentaires à l’ensemble. Pieranunzi sait être coloriste quand il le veut, mais la plus part du temps il entre véritablement dans la chair du discours de ses partenaires. Ses relances ont un placement rythmique d’une précision stupéfiante. Pieranunzi, dans ces moments-là, ressemble à un acupuncteur. Il place son aiguille au point exact où convergent des forces invisibles pour le commun des mortels. Et ces relances stimulent incomparablement le discours de ses partenaires.
La musique donnée ce soir donne l’impression d’une extrême liberté. C’est une conversations à bâtons rompus entre trois virtuoses qui ne s’interdisent rien, ni les considérations métaphysiques ni les blagues, et qui passent avec aisance du calembour à l’alexandrin. Cette liberté joyeuse, c’est cela le miracle, ne retire jamais à la musique son caractère d’impérieuse nécessité. Bref les deux bouts de la chaîne sont tenus. Pour illustrer cette liberté, on rappelera simplement ce moment, lors du premier set, où le trio a joué un très beau Solar, qui tout-à-coup est sorti de route pour se transformer en Someday my prince will come, ce qui ne va pas exactement de soi au vu des grilles harmoniques…
Les musiciens avancent groupés, il n’y a pas de découpage rigide thème/ chorus de piano/ chorus de batterie/ chorus de contrebasse, mais plutôt des prises de parole successives, avec la lumière qui glisse d’un interlocuteur à l’autre. Cela n’exclut pas les apartés. Les échanges entre Pieranunzi et André Ceccarelli sont de purs moments de bonheur.
Ceccarelli trouve des nuances de toucher (en particulier sur la cimbale) qui sont d’une délicatesse admirable. Pieranunzi l’écoute avec toute la force de concentration dont il est capable. Il lui répond au piano, semble lui dire pour lui dire que oui, bien sûr , il a compris, mais que lui verrait plutôt les choses comme de cette façon… C’est un dialogue entre deux vieux amis jamais rassassiés de se voir et de se parler.
Le troisième interlocuteur, c’est Diego Imbert. Il n’est pas de la même génération que ses deux partenaires et ne fait partie du trio que depuis deux ans. Il a des prises de paroles très construites, très mélodiques. Il prend la suite de géants de la contrebasse, Marc Johnson, ou Hein van de Geyn. Il apporte une forme d’intensité particulière à la musique, peut-être plus écorchée, et finalement joue au même niveau que ses deux prestigieux partenaires. Enrico Pieranunzi, d’ailleurs, lui rend hommage lors du premier set, après un morceau dont il a changé la coda au tout dernier moment: « Les bassistes sont des philosophes. Ils sont philosophes parce qu’ils doivent apprendre à supporter les pianistes. Il faut beaucoup de patience! Diego Imbert est un philosophe. Mais c’est surtout un très grand bassiste! ».
Ce compte-rendu étant en train de devenir trop long et de raccourcir ma nuit dans des proportions que je n’avais pas voulues, je précise juste pour finir que le trio joue pour moitié des standards, et pour moitié des compositions de Pieranunzi (dont Fellini Waltz, en phase de devenir lui-même un standard tout court). Le groupe dispense une énergie généreuse. Une dizaine de morceaux sont joués lors du premier set, et un peu moins lors du deuxième. Les musiciens ont tellement donné que personne ne songe à leur demander un rappel après le dernier morceau.
Deux jours plus tard, je rappelle Diego Imbert. Je suis curieux de savoir si l’état de grâce que j’ai cru déceler entre les musiciens correspondait au sentiment profond du trio. Je l’appelle un lundi matin. Il habite à Chaumont, près du plateau de Langres. Ce matin, il a neigé dans ce coin de Haute-Marne qui est un solide prétendant au titre de région la plus froide de France. Diego Imbert vient de déposer ses enfants à l’école et de promener son chien. Il est encore dans l’euphorie des deux concerts donnés vendredi et samedi. A plusieurs reprises, il répète: « Je n’ai pas encore atterri! ». Je lui parle de l’art de la relance chez Pieranunzi: « Ah… il me donne des ailes… Avec lui, je joue comme je n’ai jamais joué auparavant. J’ai eu cette sensation d’être totalement ouvert à la musique des autres et en même temps au meilleur de moi-même…Je regrette seulement de ne pas avoir enregistré ces concerts! ».
Je lui fais remarquer qu’ils ont joué beaucoup, environ une quinzaine de morceaux. Il rigole: « Ecoute…Je suis incapable de te dire combien on a joué de morceaux. Tout ce que je sais, c’est que ce matin, j’ai les mains fatiguées. Je viens d’accompagner mes enfants à l’école, normalement je fais toujours deux heures de contrebasse le matin, mais là, je crois que je vais me contenter de faire une demi-heure d’archet, lentement, pour la main, et pas plus que ça… ». Il répète à nouveau: « je n’ai pas encore atterri! ».
Pour finir je lui demande si Enrico Pieranunzi et André Ceccarelli partagent son euphorie: « Oui…Oui…On est tous très contents, on s’est envoyés plusieurs sms…Enrico a joué incroyablement, on en est tous conscients. Mais on a pas eu le temps de beaucoup échanger avec lui, il prenait un avion pour Rome dimanche matin à sept heures… ». Pendant qu’Enrico Pieranunzi décollait, Diego Imbert lui, n’atterrissait pas: ainsi va la vie des musiciens de jazz…
Au stylo: JF Mondot
Au pinceau: AC Alvoët
D’autres dessins de musiciens de jazz par l’artiste sont visibles sur son site : www.annie-claire.com
Par ailleurs, une grande exposition, De Pictura, est consacrée au travail de plasticienne d’AC Alvoët depuis trois ans. Elle se tient au Silo de Château-Thierry jusqu’à la fin du mois d’avril, et l’on ne saurait trop recommander d’y aller faire un tour.
Vendredi soir, au Sunset, les spectateurs ont assisté à une conversation de haut vol entre trois musiciens en état de grâce.
Enrico Pieranunzi Trio avec Enrico Pieranunzi (p), Diego Imbert (b), André Ceccarelli (dm), 22 avril 2016, le Sunset 75004 Paris.
Ma référence en matière de pieranunzologie, c’est mon ami Ludovic Florin. Les lecteurs de Jazz magazine connaissent ses chroniques régulières sur ce même blog. Ils ignorent peut-être que Ludovic a consacré sa thèse au maître italien, décryptant son jeu et son esthétique, et tordant le cou à quelques lieux communs aux longues racines. Il montrait par exemple que Pieranunzi n’avait pas mûri son style dans l’adoration paralysante de Bill Evans (découvert par lui tardivement), et que ce pianiste en apparence si mesuré, si tempéré, avait développé au cours de sa carrière une attirance irrépressible pour les formes les plus radicales de liberté musicale. La thèse de Ludovic s’intitulait, si je me souviens bien, « Le problème de l’harmonie des contraires chez Enrico Pieranunzi ». La soutenance avait eu lieu à la Sorbonne, sous la présidence de Laurent Cugny. Enrico Pieranunzi était là. Ravi d’être un objet d’études, il s’était écrié, en entrant dans cette salle de la Sorbonne patinée d’histoire: « Hé hé hé…Yé souis lé problém! ».
Mais me voilà lancé dans une disgression quasiment bergerotienne. Je m’arrête, je me calme, je bois un verre d’eau, et je reviens à mon idée première. Je voulais simplement dire que tout ce que je sais de Pieranunzi, c’est à Ludovic que je le dois. C’est lui qui m’a conseillé (et gravé) ce disque merveilleux, un peu méconnu « Enrico Pieranunzi plays the music of Wayne Shorter », et cet autre, sublime, « Con infinite voci » qui avait tellement tourné sur ma platine que le CD s’était cassé, et la platine aussi. Et Ludovic, donc, lorsqu’il me parlait du maître italien, son objet d’études, avait souvent attiré mon attention sur un point particulier: la capacité d’Enrico Pieranunzi à élever les débats comme s’il appuyait sur un bouton.
Dans les premières minutes du concert, je repensais donc à cette remarque de Ludovic. Je me concentrais, tâchant de repérer le moment où Pieranunzi arracherait la musique à la pesanteur de l’attraction terrestre. Or, je n’ai pas trouvé ce moment. Je ne l’ai pas trouvé car dès qu’Enrico Pieranunzi a posé ses mains sur le piano, dès le premier accord du premier morceau, la musique s’est installée avec aisance dans des zones raréfiées de l’atmosphère d’où elle n’est jamais redescendue.
Ce premier morceau,une composition de Pieranunzi, baigne dans une atmosphère délicate et mélancolique, mais avec en même temps une sorte d’urgence intérieure. Pieranunzi semble très en doigts, je retrouve cette précision de l’attaque, cette maîtrise globale du son qui lui permet de faire ressortir une note dans un chorus ou dans l’exposition d’un thème. On dit souvent que les grands pianistes se servent de leur piano comme d’un orchestre. Jamais autant qu’avec Pieranunzi je n’ai ressenti cette impression. Je suis frappé aussi, dès les tout premiers morceaux par cet art de la relance qui caractérise le maître italien. La plupart des pianistes, quand vient le moment du chorus de basse ou de batterie, se contentent souvent de plaquer quelques accords pour donner quelques couleurs supplémentaires à l’ensemble. Pieranunzi sait être coloriste quand il le veut, mais la plus part du temps il entre véritablement dans la chair du discours de ses partenaires. Ses relances ont un placement rythmique d’une précision stupéfiante. Pieranunzi, dans ces moments-là, ressemble à un acupuncteur. Il place son aiguille au point exact où convergent des forces invisibles pour le commun des mortels. Et ces relances stimulent incomparablement le discours de ses partenaires.
La musique donnée ce soir donne l’impression d’une extrême liberté. C’est une conversations à bâtons rompus entre trois virtuoses qui ne s’interdisent rien, ni les considérations métaphysiques ni les blagues, et qui passent avec aisance du calembour à l’alexandrin. Cette liberté joyeuse, c’est cela le miracle, ne retire jamais à la musique son caractère d’impérieuse nécessité. Bref les deux bouts de la chaîne sont tenus. Pour illustrer cette liberté, on rappelera simplement ce moment, lors du premier set, où le trio a joué un très beau Solar, qui tout-à-coup est sorti de route pour se transformer en Someday my prince will come, ce qui ne va pas exactement de soi au vu des grilles harmoniques…
Les musiciens avancent groupés, il n’y a pas de découpage rigide thème/ chorus de piano/ chorus de batterie/ chorus de contrebasse, mais plutôt des prises de parole successives, avec la lumière qui glisse d’un interlocuteur à l’autre. Cela n’exclut pas les apartés. Les échanges entre Pieranunzi et André Ceccarelli sont de purs moments de bonheur.
Ceccarelli trouve des nuances de toucher (en particulier sur la cimbale) qui sont d’une délicatesse admirable. Pieranunzi l’écoute avec toute la force de concentration dont il est capable. Il lui répond au piano, semble lui dire pour lui dire que oui, bien sûr , il a compris, mais que lui verrait plutôt les choses comme de cette façon… C’est un dialogue entre deux vieux amis jamais rassassiés de se voir et de se parler.
Le troisième interlocuteur, c’est Diego Imbert. Il n’est pas de la même génération que ses deux partenaires et ne fait partie du trio que depuis deux ans. Il a des prises de paroles très construites, très mélodiques. Il prend la suite de géants de la contrebasse, Marc Johnson, ou Hein van de Geyn. Il apporte une forme d’intensité particulière à la musique, peut-être plus écorchée, et finalement joue au même niveau que ses deux prestigieux partenaires. Enrico Pieranunzi, d’ailleurs, lui rend hommage lors du premier set, après un morceau dont il a changé la coda au tout dernier moment: « Les bassistes sont des philosophes. Ils sont philosophes parce qu’ils doivent apprendre à supporter les pianistes. Il faut beaucoup de patience! Diego Imbert est un philosophe. Mais c’est surtout un très grand bassiste! ».
Ce compte-rendu étant en train de devenir trop long et de raccourcir ma nuit dans des proportions que je n’avais pas voulues, je précise juste pour finir que le trio joue pour moitié des standards, et pour moitié des compositions de Pieranunzi (dont Fellini Waltz, en phase de devenir lui-même un standard tout court). Le groupe dispense une énergie généreuse. Une dizaine de morceaux sont joués lors du premier set, et un peu moins lors du deuxième. Les musiciens ont tellement donné que personne ne songe à leur demander un rappel après le dernier morceau.
Deux jours plus tard, je rappelle Diego Imbert. Je suis curieux de savoir si l’état de grâce que j’ai cru déceler entre les musiciens correspondait au sentiment profond du trio. Je l’appelle un lundi matin. Il habite à Chaumont, près du plateau de Langres. Ce matin, il a neigé dans ce coin de Haute-Marne qui est un solide prétendant au titre de région la plus froide de France. Diego Imbert vient de déposer ses enfants à l’école et de promener son chien. Il est encore dans l’euphorie des deux concerts donnés vendredi et samedi. A plusieurs reprises, il répète: « Je n’ai pas encore atterri! ». Je lui parle de l’art de la relance chez Pieranunzi: « Ah… il me donne des ailes… Avec lui, je joue comme je n’ai jamais joué auparavant. J’ai eu cette sensation d’être totalement ouvert à la musique des autres et en même temps au meilleur de moi-même…Je regrette seulement de ne pas avoir enregistré ces concerts! ».
Je lui fais remarquer qu’ils ont joué beaucoup, environ une quinzaine de morceaux. Il rigole: « Ecoute…Je suis incapable de te dire combien on a joué de morceaux. Tout ce que je sais, c’est que ce matin, j’ai les mains fatiguées. Je viens d’accompagner mes enfants à l’école, normalement je fais toujours deux heures de contrebasse le matin, mais là, je crois que je vais me contenter de faire une demi-heure d’archet, lentement, pour la main, et pas plus que ça… ». Il répète à nouveau: « je n’ai pas encore atterri! ».
Pour finir je lui demande si Enrico Pieranunzi et André Ceccarelli partagent son euphorie: « Oui…Oui…On est tous très contents, on s’est envoyés plusieurs sms…Enrico a joué incroyablement, on en est tous conscients. Mais on a pas eu le temps de beaucoup échanger avec lui, il prenait un avion pour Rome dimanche matin à sept heures… ». Pendant qu’Enrico Pieranunzi décollait, Diego Imbert lui, n’atterrissait pas: ainsi va la vie des musiciens de jazz…
Au stylo: JF Mondot
Au pinceau: AC Alvoët
D’autres dessins de musiciens de jazz par l’artiste sont visibles sur son site : www.annie-claire.com
Par ailleurs, une grande exposition, De Pictura, est consacrée au travail de plasticienne d’AC Alvoët depuis trois ans. Elle se tient au Silo de Château-Thierry jusqu’à la fin du mois d’avril, et l’on ne saurait trop recommander d’y aller faire un tour.
Vendredi soir, au Sunset, les spectateurs ont assisté à une conversation de haut vol entre trois musiciens en état de grâce.
Enrico Pieranunzi Trio avec Enrico Pieranunzi (p), Diego Imbert (b), André Ceccarelli (dm), 22 avril 2016, le Sunset 75004 Paris.
Ma référence en matière de pieranunzologie, c’est mon ami Ludovic Florin. Les lecteurs de Jazz magazine connaissent ses chroniques régulières sur ce même blog. Ils ignorent peut-être que Ludovic a consacré sa thèse au maître italien, décryptant son jeu et son esthétique, et tordant le cou à quelques lieux communs aux longues racines. Il montrait par exemple que Pieranunzi n’avait pas mûri son style dans l’adoration paralysante de Bill Evans (découvert par lui tardivement), et que ce pianiste en apparence si mesuré, si tempéré, avait développé au cours de sa carrière une attirance irrépressible pour les formes les plus radicales de liberté musicale. La thèse de Ludovic s’intitulait, si je me souviens bien, « Le problème de l’harmonie des contraires chez Enrico Pieranunzi ». La soutenance avait eu lieu à la Sorbonne, sous la présidence de Laurent Cugny. Enrico Pieranunzi était là. Ravi d’être un objet d’études, il s’était écrié, en entrant dans cette salle de la Sorbonne patinée d’histoire: « Hé hé hé…Yé souis lé problém! ».
Mais me voilà lancé dans une disgression quasiment bergerotienne. Je m’arrête, je me calme, je bois un verre d’eau, et je reviens à mon idée première. Je voulais simplement dire que tout ce que je sais de Pieranunzi, c’est à Ludovic que je le dois. C’est lui qui m’a conseillé (et gravé) ce disque merveilleux, un peu méconnu « Enrico Pieranunzi plays the music of Wayne Shorter », et cet autre, sublime, « Con infinite voci » qui avait tellement tourné sur ma platine que le CD s’était cassé, et la platine aussi. Et Ludovic, donc, lorsqu’il me parlait du maître italien, son objet d’études, avait souvent attiré mon attention sur un point particulier: la capacité d’Enrico Pieranunzi à élever les débats comme s’il appuyait sur un bouton.
Dans les premières minutes du concert, je repensais donc à cette remarque de Ludovic. Je me concentrais, tâchant de repérer le moment où Pieranunzi arracherait la musique à la pesanteur de l’attraction terrestre. Or, je n’ai pas trouvé ce moment. Je ne l’ai pas trouvé car dès qu’Enrico Pieranunzi a posé ses mains sur le piano, dès le premier accord du premier morceau, la musique s’est installée avec aisance dans des zones raréfiées de l’atmosphère d’où elle n’est jamais redescendue.
Ce premier morceau,une composition de Pieranunzi, baigne dans une atmosphère délicate et mélancolique, mais avec en même temps une sorte d’urgence intérieure. Pieranunzi semble très en doigts, je retrouve cette précision de l’attaque, cette maîtrise globale du son qui lui permet de faire ressortir une note dans un chorus ou dans l’exposition d’un thème. On dit souvent que les grands pianistes se servent de leur piano comme d’un orchestre. Jamais autant qu’avec Pieranunzi je n’ai ressenti cette impression. Je suis frappé aussi, dès les tout premiers morceaux par cet art de la relance qui caractérise le maître italien. La plupart des pianistes, quand vient le moment du chorus de basse ou de batterie, se contentent souvent de plaquer quelques accords pour donner quelques couleurs supplémentaires à l’ensemble. Pieranunzi sait être coloriste quand il le veut, mais la plus part du temps il entre véritablement dans la chair du discours de ses partenaires. Ses relances ont un placement rythmique d’une précision stupéfiante. Pieranunzi, dans ces moments-là, ressemble à un acupuncteur. Il place son aiguille au point exact où convergent des forces invisibles pour le commun des mortels. Et ces relances stimulent incomparablement le discours de ses partenaires.
La musique donnée ce soir donne l’impression d’une extrême liberté. C’est une conversations à bâtons rompus entre trois virtuoses qui ne s’interdisent rien, ni les considérations métaphysiques ni les blagues, et qui passent avec aisance du calembour à l’alexandrin. Cette liberté joyeuse, c’est cela le miracle, ne retire jamais à la musique son caractère d’impérieuse nécessité. Bref les deux bouts de la chaîne sont tenus. Pour illustrer cette liberté, on rappelera simplement ce moment, lors du premier set, où le trio a joué un très beau Solar, qui tout-à-coup est sorti de route pour se transformer en Someday my prince will come, ce qui ne va pas exactement de soi au vu des grilles harmoniques…
Les musiciens avancent groupés, il n’y a pas de découpage rigide thème/ chorus de piano/ chorus de batterie/ chorus de contrebasse, mais plutôt des prises de parole successives, avec la lumière qui glisse d’un interlocuteur à l’autre. Cela n’exclut pas les apartés. Les échanges entre Pieranunzi et André Ceccarelli sont de purs moments de bonheur.
Ceccarelli trouve des nuances de toucher (en particulier sur la cimbale) qui sont d’une délicatesse admirable. Pieranunzi l’écoute avec toute la force de concentration dont il est capable. Il lui répond au piano, semble lui dire pour lui dire que oui, bien sûr , il a compris, mais que lui verrait plutôt les choses comme de cette façon… C’est un dialogue entre deux vieux amis jamais rassassiés de se voir et de se parler.
Le troisième interlocuteur, c’est Diego Imbert. Il n’est pas de la même génération que ses deux partenaires et ne fait partie du trio que depuis deux ans. Il a des prises de paroles très construites, très mélodiques. Il prend la suite de géants de la contrebasse, Marc Johnson, ou Hein van de Geyn. Il apporte une forme d’intensité particulière à la musique, peut-être plus écorchée, et finalement joue au même niveau que ses deux prestigieux partenaires. Enrico Pieranunzi, d’ailleurs, lui rend hommage lors du premier set, après un morceau dont il a changé la coda au tout dernier moment: « Les bassistes sont des philosophes. Ils sont philosophes parce qu’ils doivent apprendre à supporter les pianistes. Il faut beaucoup de patience! Diego Imbert est un philosophe. Mais c’est surtout un très grand bassiste! ».
Ce compte-rendu étant en train de devenir trop long et de raccourcir ma nuit dans des proportions que je n’avais pas voulues, je précise juste pour finir que le trio joue pour moitié des standards, et pour moitié des compositions de Pieranunzi (dont Fellini Waltz, en phase de devenir lui-même un standard tout court). Le groupe dispense une énergie généreuse. Une dizaine de morceaux sont joués lors du premier set, et un peu moins lors du deuxième. Les musiciens ont tellement donné que personne ne songe à leur demander un rappel après le dernier morceau.
Deux jours plus tard, je rappelle Diego Imbert. Je suis curieux de savoir si l’état de grâce que j’ai cru déceler entre les musiciens correspondait au sentiment profond du trio. Je l’appelle un lundi matin. Il habite à Chaumont, près du plateau de Langres. Ce matin, il a neigé dans ce coin de Haute-Marne qui est un solide prétendant au titre de région la plus froide de France. Diego Imbert vient de déposer ses enfants à l’école et de promener son chien. Il est encore dans l’euphorie des deux concerts donnés vendredi et samedi. A plusieurs reprises, il répète: « Je n’ai pas encore atterri! ». Je lui parle de l’art de la relance chez Pieranunzi: « Ah… il me donne des ailes… Avec lui, je joue comme je n’ai jamais joué auparavant. J’ai eu cette sensation d’être totalement ouvert à la musique des autres et en même temps au meilleur de moi-même…Je regrette seulement de ne pas avoir enregistré ces concerts! ».
Je lui fais remarquer qu’ils ont joué beaucoup, environ une quinzaine de morceaux. Il rigole: « Ecoute…Je suis incapable de te dire combien on a joué de morceaux. Tout ce que je sais, c’est que ce matin, j’ai les mains fatiguées. Je viens d’accompagner mes enfants à l’école, normalement je fais toujours deux heures de contrebasse le matin, mais là, je crois que je vais me contenter de faire une demi-heure d’archet, lentement, pour la main, et pas plus que ça… ». Il répète à nouveau: « je n’ai pas encore atterri! ».
Pour finir je lui demande si Enrico Pieranunzi et André Ceccarelli partagent son euphorie: « Oui…Oui…On est tous très contents, on s’est envoyés plusieurs sms…Enrico a joué incroyablement, on en est tous conscients. Mais on a pas eu le temps de beaucoup échanger avec lui, il prenait un avion pour Rome dimanche matin à sept heures… ». Pendant qu’Enrico Pieranunzi décollait, Diego Imbert lui, n’atterrissait pas: ainsi va la vie des musiciens de jazz…
Au stylo: JF Mondot
Au pinceau: AC Alvoët
D’autres dessins de musiciens de jazz par l’artiste sont visibles sur son site : www.annie-claire.com
Par ailleurs, une grande exposition, De Pictura, est consacrée au travail de plasticienne d’AC Alvoët depuis trois ans. Elle se tient au Silo de Château-Thierry jusqu’à la fin du mois d’avril, et l’on ne saurait trop recommander d’y aller faire un tour.
Vendredi soir, au Sunset, les spectateurs ont assisté à une conversation de haut vol entre trois musiciens en état de grâce.
Enrico Pieranunzi Trio avec Enrico Pieranunzi (p), Diego Imbert (b), André Ceccarelli (dm), 22 avril 2016, le Sunset 75004 Paris.
Ma référence en matière de pieranunzologie, c’est mon ami Ludovic Florin. Les lecteurs de Jazz magazine connaissent ses chroniques régulières sur ce même blog. Ils ignorent peut-être que Ludovic a consacré sa thèse au maître italien, décryptant son jeu et son esthétique, et tordant le cou à quelques lieux communs aux longues racines. Il montrait par exemple que Pieranunzi n’avait pas mûri son style dans l’adoration paralysante de Bill Evans (découvert par lui tardivement), et que ce pianiste en apparence si mesuré, si tempéré, avait développé au cours de sa carrière une attirance irrépressible pour les formes les plus radicales de liberté musicale. La thèse de Ludovic s’intitulait, si je me souviens bien, « Le problème de l’harmonie des contraires chez Enrico Pieranunzi ». La soutenance avait eu lieu à la Sorbonne, sous la présidence de Laurent Cugny. Enrico Pieranunzi était là. Ravi d’être un objet d’études, il s’était écrié, en entrant dans cette salle de la Sorbonne patinée d’histoire: « Hé hé hé…Yé souis lé problém! ».
Mais me voilà lancé dans une disgression quasiment bergerotienne. Je m’arrête, je me calme, je bois un verre d’eau, et je reviens à mon idée première. Je voulais simplement dire que tout ce que je sais de Pieranunzi, c’est à Ludovic que je le dois. C’est lui qui m’a conseillé (et gravé) ce disque merveilleux, un peu méconnu « Enrico Pieranunzi plays the music of Wayne Shorter », et cet autre, sublime, « Con infinite voci » qui avait tellement tourné sur ma platine que le CD s’était cassé, et la platine aussi. Et Ludovic, donc, lorsqu’il me parlait du maître italien, son objet d’études, avait souvent attiré mon attention sur un point particulier: la capacité d’Enrico Pieranunzi à élever les débats comme s’il appuyait sur un bouton.
Dans les premières minutes du concert, je repensais donc à cette remarque de Ludovic. Je me concentrais, tâchant de repérer le moment où Pieranunzi arracherait la musique à la pesanteur de l’attraction terrestre. Or, je n’ai pas trouvé ce moment. Je ne l’ai pas trouvé car dès qu’Enrico Pieranunzi a posé ses mains sur le piano, dès le premier accord du premier morceau, la musique s’est installée avec aisance dans des zones raréfiées de l’atmosphère d’où elle n’est jamais redescendue.
Ce premier morceau,une composition de Pieranunzi, baigne dans une atmosphère délicate et mélancolique, mais avec en même temps une sorte d’urgence intérieure. Pieranunzi semble très en doigts, je retrouve cette précision de l’attaque, cette maîtrise globale du son qui lui permet de faire ressortir une note dans un chorus ou dans l’exposition d’un thème. On dit souvent que les grands pianistes se servent de leur piano comme d’un orchestre. Jamais autant qu’avec Pieranunzi je n’ai ressenti cette impression. Je suis frappé aussi, dès les tout premiers morceaux par cet art de la relance qui caractérise le maître italien. La plupart des pianistes, quand vient le moment du chorus de basse ou de batterie, se contentent souvent de plaquer quelques accords pour donner quelques couleurs supplémentaires à l’ensemble. Pieranunzi sait être coloriste quand il le veut, mais la plus part du temps il entre véritablement dans la chair du discours de ses partenaires. Ses relances ont un placement rythmique d’une précision stupéfiante. Pieranunzi, dans ces moments-là, ressemble à un acupuncteur. Il place son aiguille au point exact où convergent des forces invisibles pour le commun des mortels. Et ces relances stimulent incomparablement le discours de ses partenaires.
La musique donnée ce soir donne l’impression d’une extrême liberté. C’est une conversations à bâtons rompus entre trois virtuoses qui ne s’interdisent rien, ni les considérations métaphysiques ni les blagues, et qui passent avec aisance du calembour à l’alexandrin. Cette liberté joyeuse, c’est cela le miracle, ne retire jamais à la musique son caractère d’impérieuse nécessité. Bref les deux bouts de la chaîne sont tenus. Pour illustrer cette liberté, on rappelera simplement ce moment, lors du premier set, où le trio a joué un très beau Solar, qui tout-à-coup est sorti de route pour se transformer en Someday my prince will come, ce qui ne va pas exactement de soi au vu des grilles harmoniques…
Les musiciens avancent groupés, il n’y a pas de découpage rigide thème/ chorus de piano/ chorus de batterie/ chorus de contrebasse, mais plutôt des prises de parole successives, avec la lumière qui glisse d’un interlocuteur à l’autre. Cela n’exclut pas les apartés. Les échanges entre Pieranunzi et André Ceccarelli sont de purs moments de bonheur.
Ceccarelli trouve des nuances de toucher (en particulier sur la cimbale) qui sont d’une délicatesse admirable. Pieranunzi l’écoute avec toute la force de concentration dont il est capable. Il lui répond au piano, semble lui dire pour lui dire que oui, bien sûr , il a compris, mais que lui verrait plutôt les choses comme de cette façon… C’est un dialogue entre deux vieux amis jamais rassassiés de se voir et de se parler.
Le troisième interlocuteur, c’est Diego Imbert. Il n’est pas de la même génération que ses deux partenaires et ne fait partie du trio que depuis deux ans. Il a des prises de paroles très construites, très mélodiques. Il prend la suite de géants de la contrebasse, Marc Johnson, ou Hein van de Geyn. Il apporte une forme d’intensité particulière à la musique, peut-être plus écorchée, et finalement joue au même niveau que ses deux prestigieux partenaires. Enrico Pieranunzi, d’ailleurs, lui rend hommage lors du premier set, après un morceau dont il a changé la coda au tout dernier moment: « Les bassistes sont des philosophes. Ils sont philosophes parce qu’ils doivent apprendre à supporter les pianistes. Il faut beaucoup de patience! Diego Imbert est un philosophe. Mais c’est surtout un très grand bassiste! ».
Ce compte-rendu étant en train de devenir trop long et de raccourcir ma nuit dans des proportions que je n’avais pas voulues, je précise juste pour finir que le trio joue pour moitié des standards, et pour moitié des compositions de Pieranunzi (dont Fellini Waltz, en phase de devenir lui-même un standard tout court). Le groupe dispense une énergie généreuse. Une dizaine de morceaux sont joués lors du premier set, et un peu moins lors du deuxième. Les musiciens ont tellement donné que personne ne songe à leur demander un rappel après le dernier morceau.
Deux jours plus tard, je rappelle Diego Imbert. Je suis curieux de savoir si l’état de grâce que j’ai cru déceler entre les musiciens correspondait au sentiment profond du trio. Je l’appelle un lundi matin. Il habite à Chaumont, près du plateau de Langres. Ce matin, il a neigé dans ce coin de Haute-Marne qui est un solide prétendant au titre de région la plus froide de France. Diego Imbert vient de déposer ses enfants à l’école et de promener son chien. Il est encore dans l’euphorie des deux concerts donnés vendredi et samedi. A plusieurs reprises, il répète: « Je n’ai pas encore atterri! ». Je lui parle de l’art de la relance chez Pieranunzi: « Ah… il me donne des ailes… Avec lui, je joue comme je n’ai jamais joué auparavant. J’ai eu cette sensation d’être totalement ouvert à la musique des autres et en même temps au meilleur de moi-même…Je regrette seulement de ne pas avoir enregistré ces concerts! ».
Je lui fais remarquer qu’ils ont joué beaucoup, environ une quinzaine de morceaux. Il rigole: « Ecoute…Je suis incapable de te dire combien on a joué de morceaux. Tout ce que je sais, c’est que ce matin, j’ai les mains fatiguées. Je viens d’accompagner mes enfants à l’école, normalement je fais toujours deux heures de contrebasse le matin, mais là, je crois que je vais me contenter de faire une demi-heure d’archet, lentement, pour la main, et pas plus que ça… ». Il répète à nouveau: « je n’ai pas encore atterri! ».
Pour finir je lui demande si Enrico Pieranunzi et André Ceccarelli partagent son euphorie: « Oui…Oui…On est tous très contents, on s’est envoyés plusieurs sms…Enrico a joué incroyablement, on en est tous conscients. Mais on a pas eu le temps de beaucoup échanger avec lui, il prenait un avion pour Rome dimanche matin à sept heures… ». Pendant qu’Enrico Pieranunzi décollait, Diego Imbert lui, n’atterrissait pas: ainsi va la vie des musiciens de jazz…
Au stylo: JF Mondot
Au pinceau: AC Alvoët
D’autres dessins de musiciens de jazz par l’artiste sont visibles sur son site : www.annie-claire.com
Par ailleurs, une grande exposition, De Pictura, est consacrée au travail de plasticienne d’AC Alvoët depuis trois ans. Elle se tient au Silo de Château-Thierry jusqu’à la fin du mois d’avril, et l’on ne saurait trop recommander d’y aller faire un tour.