Jazz live
Publié le 19 Mai 2021

PIERRE DE BETHMANN QUARTET AU PETIT DUC d’AIX EN PROVENCE

Nous retrouvons le Petit Duc, ses animateurs passionnés, Gérard Dahan et Myriam Daups et sa web télé pour ce dernier concert avant la grande ouverture du 19 mai, une vraie création, fruit du travail du quartet de Pierre de Bethmann pendant le confinement...

PIERRE DE BETHMAN QUARTET AU PETIT DUC

CREATION le 18 Mai 2021.

Le Petit Duc – Salle de concerts à Aix-en-ProvenceLe Petit Duc

Nous retrouvons le Petit Duc et ses animateurs passionnés, Gérard Dahan et Myriam Daups, sa web télé, pour ce dernier concert avant la grande ouverture du 19 mai, une vraie création, fruit du travail d’un groupe pendant le confinement. Pierre de Bethmann s’était déjà produit dans ce lieu avec son trio régulier (Tony Rabeson et Sylvain Romano) pour ses Essais (quatre albums en cinq ans sur Alea ), parcours amoureux de réinterprétation de standards ou de chansons prétextes à variations.

Ce soir, nous avons la primeur d’un quartet original et d’un répertoire quasiment neuf. Le projet a pris corps pendant le confinement où le pianiste retrouvait souvent son voisin parisien, le batteur Antoine Paganotti pour quelques sessions, avant de tester la musique à trois et enfin avec tout le groupe au Petit Duc. D’où le sentiment d’une présence bien réelle des musiciens, en place pour une création tout de même “empêchée”, devant encore quelques écrans avant de retrouver l’émotion et l’énergie que renvoie une salle pleine.

Le succès est pourtant garanti pour ce concert revigorant, la jauge du Petit Duc étant dépassée pour un mardi soir! Avec des internautes qui sont des spectateurs attentifs et non des consuméristes zappeurs. Plus que jamais, l’oeil écoute.

On ressent pourtant l’embarras du leader qui présente courageusement chaque composition alors qu’il éprouve des difficultés à donner des titres, “la musique ne commençant véritablement que quand la parole s’arrête”. Il ne tient pas davantage à étaler références et influences. Sa découverte du jazz a suivi la chronologie de cette musique savante, il s’est imprégné graduellement des maîtres. Puis, il s’est concentré sur les figures majeures des années quatre-vingt(s), adoptant rythmes et formes élaborées, plongeant dans la musique afro-américaine new yorkaise du mitan de la décennie suivante, en fréquentant assidûment du club le Smalls’. A ce parcours sans faute, ajoutons une solide éducation pianistique classique, un goût de la musique française contemporaine, radicale “pour ouvrir les oreilles”.

Ces précisions survinrent en fait lors de « l’interview débriefing” du désormais célèbre quart d’heure aixois, après chaque concert du Petit Duc. Déplier, mettre à plat et éclairer sur quelques orientations de cette musique n’est pas inutile. S’il a commencé en trio, forme qu’il affectionne, en co-leader d’un Prysm acoustique, sorti sur Blue note ( la révélation), on le retrouve avec son quintet Ilium à la Cave à Jazz à Marseille, il y a exactement vingt ans : du métal dans le jazz, cet isotope à 5 éléments se présentait, non sans esprit, comme “exemplaire pour ses propriétés cristallines, denses et ductiles, transcendeur sonore, avec 5 électrons libres déjà, liés par une énergie vibratoire commune”. Comme il aime les formations étoffées, éclatantes et cuivrées, Pierre de Bethmann a ensuite constitué des orchestres à géométrie variable,  un Medium de 10 à 12 musiciens qui comptait déjà  le contrebassiste Simon Tailleu  dans ses rangs.

En revenant avec une nouvelle formation, en quartet, peut-être l’ensemble idéal, le pianiste tenait à adapter à un format réduit une musique écrite avec une grande précision, beaucoup d’ “obligés”, ces passages qui demandent virtuosité et engagement collectif. “Complexe” comme le titre d’un morceau, qui ne l’est pas moins, du reste. 

Ainsi notre leader aime à pratiquer les allers-retours, explore avec plaisir de nouvelles approches, des formes très ouvertes où l’improvisation, l’alea tiennent grande place. Un espace de jeu, au sens du jazz, où le thème est prétexte à embarquer pour une aventure insolite, non sans dangers et surtout détours. Comment démarrer? Si tout part de là sans doute, ensuite comment continuer? Passionnant de l’observer le nez sur le PC, sans savoir vraiment où il va et veut en venir: les caméras se fixent sur les mains qui volètent, hésitent avant de se poser et de risquer quelque chose. Après une entrée graduelle au “Paradis” pour se chauffer, toujours exalté et joyeux, il nous tient en haleine, avec des lignes nettes,  jamais trop anguleuses, avec un “Greens”, blues tordu (sic). Les volutes douces et langoureuses du saxophoniste ténor David El Malek, ami sensible et compagnon de longue date (déjà dans Ilium) tempèrent l’excitation du pianiste.

Malgré de fines embardées, des hoquètements légers, le ténor tient le cap, ne quitte jamais la route, prenant des soli contenus. Son chant incantatoire tranche  encore lors de compositions plus contrastées, au rythme syncopé comme ce “P…FH” (P …de facteur humain ). Traduction : un même phénomène artistique génère potentiellement des émotions de nature diverse, voire tellurique ”! On a saisi que les titres ne sont pas évocateurs au premier abord, la musique de P. De Bethmann n’est pas illustrative, plutôt cérébrale et pourtant irriguée d’une passion du rythme. Swing éternel comme dans le final, plus classiquement jazz ou “groove” diabolique? Plutôt la deuxième option, à en croire le “chat” d’après concert qui confirme que  “ça a groové dans les salons!” Un commentaire qui réjouit le pianiste.

Pierre de Bethmann aime surprendre, se surprendre, déjouer les attendus, tout en guidant ses partenaires, dans un acte collectif, une communion  introspective.  S’il imprime la direction, il laisse ensuite chacun toute liberté, un peu surveillée quand même,  guettant cette part d’inattendu qui se glisse dans une forme très écrite.

La rythmique, intense et nerveuse, ne relâche jamais la tension. Antoine Paganotti joue sans esbroufe, avec une vivacité heureuse et efficace aux baguettes, un drive encore plus souple aux balais. 

D’arguments mélodiques et rythmiques en riches combinaisons harmoniques, on suit le cheminement du pianiste dans une succession de rupture-suspension-retrait! La pulsation demeure en tout état de cause l’élément dominant. Une sensation d’unité émane de l’ensemble, un concert de quatre voix qui s’ajustent, avec de légères dissonances, notes frissonnantes évitant l’unisson trop harmonieux. 

Le pianiste, vite à vif, parvient à maîtriser ce surgissement d’émotions, gardant en tête et dans les doigts la cohérence de sa ligne directrice, préoccupé des transitions.

On peut d’ailleurs se laisser prendre : lors d’une ballade exquise, qui pourrait être le climax du programme,  ce “Deep” délicat qui installe un climat nocturne, atmosphérique, “pour calmer les choses un petit peu”, le saxophone ralentit son phrasé, met du vibrato, le piano glisse plus légèrement, privilégiant une intervention chantante de Simon Tailleu, très concentré. Jusqu’à ces notes cristallines, ces trilles qui  induisent une fausse sortie, puisque cela repart in petto. Drôle de ballade secouée, plutôt « screwy ». Alors qu’il s’agit d’un enchaînement avec le titre suivant, en motifs répétés, nettement percussifs du pianiste délaissant le registre médian qu’il affectionne pour occuper plus d’espace dans les aigus. Commence alors une transe, pimentée d’effets électroniques, la rythmique s’en mêle et balance sérieusement. C’est que l’on a raté le passage à cet “Eternel détour”, qui joue, non sans ironie, sur le concept d’éternel retour de Nietzsche. N’est-ce-pas la nature même de l’artiste de prendre des chemins de traverse, le mode opératoire du jazzman de s’engager dans des tours et détours, après l’exposition du thème?

 Ainsi la musique de ce nouveau quartet est à l’image de son compositeur, sans  aucun doute, profonde, excitante, sédimentée d’un réseau d’influences qu’il cherche à retravailler sans cesse, dans toutes ses composantes. Non sans contraintes stimulantes pour le groupe qui y trouve son compte, évoluant dans une syntaxe dont on peut modifier les règles.

Une fois encore, le pianiste brûle de cette flamme qui s’alimente dans le plaisir addictif du jeu en partage. 

Sophie Chambon