Pierre Durand et Joël Jouanneau prennent le transsibérien
Ce 23 mars, à la Médiathèque François Mitterand de Lorient, Joël Jouanneau disait La Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France accompagné par le guitariste Pierre Durand, l’un et l’autre follement habités par ce long poème de Blaise Cendrars.
Ce n’est pas la première fois qu’ils collaborent. J’avais assisté en 2014 à leur première rencontre impromptue lors d’une soirée autour de William Faulkner à la Grande Poudrière de Port-Louis dans le cadre du festival Jazz Miniatures. Depuis, les deux artistes ont renouvelé l’expérience, notamment l’an dernier à Paris au Théâtre de la Bastille pour une mise en scène par Cécile Garcia-Fogel d’In Situ de Patrick Bouvet. Pour cette Prose du Transsibérien, si l’on ne peut parler à proprement parler de mise en scène dans ce petit auditorium de médiathèque, les deux artistes ont anticipé leur interaction. Non qu’il s’agisse d’une précise illustration. On serait plus à même de parler de “simultanéisme” pour reprendre l’expression de Sonia Delaunay qui avait conçu une série de peintures jointes au texte de Cendrars en un livre dont les pages ne se tournaient pas mais se dépliaient en un grand accordéon.
Et je reconnais tous les trains au bruit qu’ils font
Les trains d’Europe sont à quatre temps tandis que
ceux d’Asie sont à cinq ou sept temps
D’autres vont en sourdine sont des berceuses
Et il y en a qui dans le bruit monotone des roues me
rappellent la prose lourde de Maeterlink
Dire que l’un et l’autre sont habités par ce récit est la moindre des choses. Sans excès, sans grandiloquence, avec même cette modestie qui fait déplorer à Cendrars « j’étais déjà si mauvais poète […] car je suis encore mauvais poète », et qui caractérise hors de scène le “bonhomme Jouanneau”, mais “à fond” comme ce dernier se donne paraît-il à vélo sur les coteaux de l’arrière-pays morbihanais à ses heures perdues, notre diseur incarne tout à la fois le rythme inlassable des roues sur les rails – « le broun-roun-roun des roues […] un orage sous le crâne d’un sourd », la violente motricité de la locomotive et ses expirations haletantes de station en station ; les visions propulsant Cendrars jusqu’à l’épuisement sur « la nouvelle géomètrie» que dessine la Voie ferrée en ce début de siècle à travers le Monde, au-delà des pays que lui fait traverser le Transsibérien et des populations qu’il croise entre Moscou et Kharbine, et par-delà les mers vers d’autres continents, archipels ou quelque ilot perdu, qu’il a peut-être visités et dont il a perçu les convulsions annonciatrices de la Première Guerre mondiale, de la Grande Révolution russe et du terrible siècle à venir. Son reportage effrayé se reportant sans cesse, palpitant de désir, de tendresse, d’exaspération et de violence sur la petite Jeanne de France qu’il a entrainée dans son épopée dont on ne sait s’il s’agit d’un voyage réel, de souvenirs épars de différents voyages ou d’un cauchemar.
À quoi bon me documenter
Je m’abandonne aux sursauts de ma mémoire…
[…]
Si j’étais peintre, je déverserais beaucoup de rouge,
beaucoup de jaune sur la fin de ce voyage
Car je crois bien que nous étions tous un peu fous
Et qu’un délire immense ensanglantait les faces
énervées de mes compagnons de voyage
Guitare en mains, tout un troupeau de pédales d’effets à ses pieds, Pierre Durand a planté le décor avant que Jouanneau ne s’avance pour scander, marteler, expirer, proférer, régurgiter, chuchoter, chantourner la grande oraison et chantoyer soudain, gorge nouée, quelque déploration, le musicien réalisant à sa façon le désir de Cendrars qui s’écrie :
J’ai peur
Je ne sais pas aller jusqu’au bout
Comme mon ami Chagall je pourrais faire une série
de tableaux déments
Mais je n’ai pas pris de notes en voyage
Pardonnez-moi mon ignorance
Riffs des six cordes, boucles, longues dérives et lents méandres mélodiques parfois laissés à eux-mêmes tandis que l’acteur s’est assis en retrait pour reprendre son souffle, puis quand exténué et ayant épuisé le texte de Cendrars, il laisse le guitariste conclure seul comme le marathonien poursuit sa course au ralenti au-delà de la ligne d’arrivée avant de se laisser aller sur l’herbe pour s’endormir. Franck Bergerot
PS: un dernier extrait du texte de Blaise Cendrars:
Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes
ses roues
Le train retombe sur ses roues
Le train retombe toujours sur toutes ses roues