Pierre-François Blanchard et Thomas Savy : Puzzled
Hier 18 mars 2022, le pianiste Pierre-François Blanchard accueillait au Petit Duc D’Aix-en-Provence le clarinettiste Thomas Savy pour la création d’un nouveau répertoire intitulé Puzzled.
Gérard Dahan et Myriam Daups m’avait proposé il y a quelque temps de visiter le Petit Duc, du nom commun du rapace nocturne co-résident de ce petit lieu qu’ils animent depuis sept ans. Petit lieu, n’ayant rien de péjoratif, signalant plutôt la noblesse d’une programmation où la qualité artistique et acoustique, la proximité des artistes à leur public priment sur le nombre, valeur à laquelle on sacrifie aujourd’hui trop l’essentiel, la programmation étant ici associée à une activité d’accueil et de soutien à la création. Voici donc quelques mois que je surveillais l’affiche du Petit Duc attendant de voir alignées les étoiles de mon emploi du temps et celle de ma curiosité. L’annonce de la création d’un nouveau duo, « Puzzled », réunissant le clarinettiste Thomas Savy et le pianiste Pierre-François Blanchard (qui en est l’initiateur et compositeur) me décida pour cette date du 18 mars.
Le moteur de ma curiosité comptait plusieurs soupapes : lors d’un long entretien dont l’essentiel parut dans les pages papier de Jazz Magazine (n°729 juillet 2020), la chanteuse Marion Rampal m’avait parlé de sa rencontre, pour elle décisive, avec Pierre-François Blanchard au Roy Hart Theatre. Et leur duo qui avait motivé mon interview, sur un répertoire allant de Gabriel Fauré à Joséphine Baker, était venu se superposer dans mon souvenir à ce concert donné à l’automne dernier au Triton par Guillaume de Chassy, Arnault Cuisinier et Thomas Savy sur un répertoire de rares chansons françaises confiées à l’interprétation d’Élise Caron (« L’Âme des poètes »).
Le parallèle s’imposait – tout comme s’imposait d’ailleurs la nécessité d’accueillir la création de Pierre-François Blanchard débarrassée de l’écran trompeur qui aurait pu s’interposer entre elle et mon souvenir du Triton. J’étais cependant loin d’imaginer les liens de complicité, révélés lors du dîner d’après concert, tissés entre Blanchard et Savy au travers de leurs collaborations communes avec Raphaël Imbert et de leurs premières rencontres dans Le Salon idéal d’Arielle Butaux d’où émergèrent de fructueux et durables partenariats.
Parallèle tout de même : comme dans le projet de Guillaume de Chassy, le duo Blanchard-Savy s’apparente à un récital de chanson, mais tandis que dans « L’Âme des poètes » Thomas Savy (ainsi que ses comparses) gravitent en électrons libres autour des mélodies chantées par Élise Caron (le trio qui l’entoure ayant acquis au fil des années une capacité d’initiative collective quasi télépathique), Thomas Savy est ici, au moins en apparence, dans le rôle voisin de celui de chanteur-interprète, en outre dans une configuration qu’il découvre (certes à l’issue d’une résidence de deux jours accueillie par le Petit Duc dont c’est aussi le rôle d’accompagner de nouveaux projets le temps de leur gestation, voire au-delà).
D’emblée, Blanchard, le compositeur, qui présentera chaque pièce avec ce tendre humour qui est le sien, nous avertit : « Puzzled » est un journal intime, « puzzled » désignant ce sentiment indéfinissable qui nous surprend parfois, écartelé ou morcelé entre la joie et la tristesse, la rétention mélancolique et le dynamisme de l’enthousiasme, le sourire et les larmes, ce qu’il nous expliquera en présentant la pièce du même nom. Mais auparavant, il nous installe sur le terrain de la berceuse comme véhicule privilégié de l’intime, et même le morceau intitulé Tempête s’épanouira à partir de cet esprit de berceuse pour revenir s’y faner après que la tempête ait éclaté. (D’ailleurs a-t-elle vraiment éclaté ou seulement exercé sa menace ?)
Une première tendre « miniature » dédiée à un chat venu un beau jour s’installer sur son piano tandis qu’il pratiquait, est suivie d’un brève Berceuse irlandaise, et c’est sur ces préliminaires que l’on s’installe dans cet esprit de récital de chanson. Pierre-François Blanchard a une longue expérience de la chanson acquise auprès de Pierre Barouh qu’il accompagna dans ses dernières années, mais de la chanson au lied, il n’y a qu’un pas que sa culture classique nous fait rapidement franchir. Or tandis que le souvenir de Schubert s’imposait chez Guillaume de Chassy, ici on pense plutôt à un Francis Poulenc qui aurait composé une musique pour Les Contes du chat perché (en effet Marcel Aymé, opine Thomas Savy, mais plutôt Darius Milhaud que Poulenc, me souffle-t-il après le concert. Ne connaissant Milhaud qu’en historien du jazz, pour les quelques mesures qu’il emprunta au Aunt Hagar’s Children’s Blues des Lladd’s Black Aces en ouverture du second mouvement de La Création du monde, je lui donne volontiers raison). Le nom de Poulenc m’était venu pour le sourire, et c’est un autre sourire qui nous vient plus loin à l’esprit : Mozart. Qui voisine soudain avec deux mesures d’une chanson de Barbara.
Mais, me direz-vous, le jazz, où est-il ? Est-ce que ça « joue » ? Est-ce que ça « improvise » ? On y vient. On y est déjà. Car sous ces mains de pianiste qui ont des gestes et un art de la dynamique qui leur viennent du classique, dans ces structures dont les cadres semblent arrêtées comme sur un conducteur d’orchestre, c’est une saisissante mobilité de la pensée qui, mine de loin, anime le clavier, s’y égaye, et qui gagne Thomas Savy. Admirable jusqu’aux extrêmes de la tessiture de ses clarinettes, tout au service des idées de son partenaire-compositeur, comme pourrait l’être un interprète classique, le voici qui prend ses distances d’avec la surface mélodique pour plonger dans les profondeurs harmoniques qui lui sont soumises. Des profondeurs qu’il avouera encore obscures pour lui, à l’issue de ce premier concert en nous montrant les grilles chiffrant ses partitions, suites d’accords qu’un premier coup apparente plus à des juxtapositions qu’à des progressions, et où, pour l’improvisateur, tout reste à réinventer. Et si, lors du concert du Triton avec de Chassy, Cuisinier et Caron, je m’étais reproché d’avoir comparé Savy à Wayne Shorter, par une de ces facilités qui viennent au chroniqueur parvenu aux limites de sa compétence, je retrouve la raison qui m’avait inspiré cette paresseuse comparaison : ce jeu discontinu, par petites touches, comme par interjections, frisant une innocente insolence, vers lequel le jeu de « Mr. Gone » tend depuis au moins les années 1970 et que je retrouve sur les lèvres de Thomas Savy.
Rappel. Le duo a joué tout son répertoire et offre au public de décider de quelle pièce pourrait être faite le rappel. La labyrinthique Tempête ? La tumultueuse Letter to K ? Dansons sous la neige et son iréelle gaîté ? Etc. Chaque auditeur semble s’être identifié à l’une ou l’autre des pages de ce journal intime et faute d’unanimité, Blanchard laisse le choix à Savy, qui hésite à s’aventurer une seconde fois en un même soir sur les raidillons harmoniques de celles de ces pièces les plus ouvertes. Il propose la reprise de la Berceuse irlandaise N°2 et de s’abandonner au plaisir conclusif de l’interprétation d’une mélodie pour laquelle il avoue une admiration toute particulière.
Pause de quinze minutes et vient l’heure de la rencontre avec le public, rituelle au Petit Duc, animée ce soir par Myriam Daups et Mélanie Egger, cette dernière en charge d’une étude sur les possibilités et l’impact de la captation vidéo et du streaming. Car, selon un dispositif inauguré de façon pionnière dès avant le premier confinement, le Petit Duc s’est doté d’un matériel permettant la captation vidéo de ses concerts et leur diffusion sur internet, en direct (sans rediffusion). Un outil qui a permis au Petit Duc une relation continue avec son public durant la pandémie. Petit lieu et petit public disions-nous plus haut, mais qui s’est agrandi par-delà les frontières géo-politiques jusqu’à 900 auditeurs en période de Covid et qui continue encore à augmenter son audience de 20%, avec un droit d’accès à 5 €, plus des formules d’abonnement.
Ce public virtuel contribue également par ses impressions et ses questions à la rencontre d’après-concert. Où l’on reconnaîtra la clarté et l’autorité, l’esprit d’analyse et de synthèse avec lesquels Thomas Savy expose et défend ses convictions, notamment quant à l’égale nécessité de la mise en danger, tant dans le domaine de l’interprétation que dans celui de l’improvisation. Mais voici déjà la gare de La Part Dieu annoncée et il me faut conclure ce déjà trop long compte rendu, et fermer mon ordinateur, ramasser mes effets pour gagner le sous-sol – l’Underground – de l’Opéra de Lyon où j’ai prévu d’aller entendre à 11h la Suite lyrique d’Alban Berg et l’écho que lui a donné Marc Ducret dans le cadre d’un commande du Quatuor Béla. Franck Bergerot (photos © X. Deher)
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