Playing the room et Lines for Lions à Jazz Campus en Clunisois
Jeudi 23 Août, Ecuries de St Hugues, 19h. Robin Verheyen Playing the room ou la peinture avec des sons
Le Flamand de Turnhout près d’Antwerpen Robin Verheyen (né en 1983) s’est fait une place en vingt ans de carrière parmi les pointures du jazz américain comme Gary Peacock, Marc Copland, Drew Gress qu’il a côtoyés à New York depuis 2006. Il a fondé plusieurs groupes puis s’en est retourné … dans le Clunisois à Salornay sur Guye. Comme le bugliste Matthieu Michel qui réside à Pressy sous Dondin dans les alentours de Cluny qui semble exercer une véritable attraction sur les musiciens et artistes…
J’allais louer une fois encore la programmation et le choix ultra-pointu de Levallet, car j’eus la chance de le découvrir tout jeune espoir de la scène belge au Flemish Jazz Meeting de Brugge organisée par De Werf (label de son solo Playing the room) il y a déjà longtemps; Verheyen était déjà prometteur avec Teun Verbruggen, Tuur Florizon aux côtés d’artistes déjà consacrés comme Bert Maris, Ben Sluijs.
Personnalité réfléchie, d’une grande honnêteté artistique, il délivre une musique loin de tout passéisme mais empreinte de l’histoire du jazz, traversée de fulgurances. Un phrasé nerveux, du caractère. Aux Ecuries de St Hugues, centre névralgique du festival sous le théâtre, lieu évident pour une immersion dans sa musique, on assiste à un concert solo d’une heure environ dont la séduction est immédiate car sans artifice. Développant à loisir sa manière de penser la composition : En composant, je pense souvent en termes chromatiques quelle couleur surgit ? Quelle sensation va susciter ma musique? C’est ainsi que j’ai développé ma manière de penser la composition et je le dois en partie à la peinture et la sculpture. » La relation forte entre couleur et musique est donc présente depuis son premier album Painting space. La couleur permet de créer de l’espace, en musique comme en peinture. On ne pouvait mieux rêver que l’espace de couleurs des tableaux de la bénévole Cécile Tarrière : immergé dans la peinture, le musicien parle d’anges à un moment évoquant sans doute le tableau de Jean Fouquet qui l’inspire depuis toujours. « Le tableau m’a séduit d’emblée, par ses couleurs en premier lieu. Il se dégage une chaleur incroyable de cette scène mariale. Il y a aussi de la passion.”
C’est qu’il peint avec des sons dès le double morceau Ave Maris Stella du répertoire grégorien, diffusé dans les monastères puis répandu à la Renaissance qu’il enchaîne au Lonely Woman d’Ornette Coleman. Il prend très vite son envol porté par ses improvisations fiévreuses, une fois le thème exposé.
Il continue avec Bach qui lui semble une nécessité même si c’est loin d’être évident quand il adapte des sonates et partitas pour violon à son saxophone, question de souffle et de respiration. La musique de Bach est parfaitement construite, il l’a disséquée entièrement-on peut lui faire confiance, absorbée, digérée avant de se mettre à composer en oubliant littéralement l’original. Se l’approprier au point d’en faire quelque chose d’essentiel et d’organique. Une mise à jour en somme pour cet habitué des clubs new yorkais et de la musique improvisée. Cet écart ne lui fait pas peur d’autant qu’il a grandi avec Bach et pendant la pandémie a travaillé sur des transcriptions pour hautbois dont le “tonal range” est proche de celui du sax soprano. Le jazz a beau se créer dans l’instant, il n’en demeure pas moins mémoire. Verheyen s’ engage à relier traditions musicales et musique actuelle, il en tire sa sève et en extrait un précieux jus.
Puis il rend hommage à Steve Lacy et à son Prospectus dans l’album éponyme de 1983 sur Hat art , émouvant et oblique et boucle son programme en revenant à un autre compositeur fondamental, Thelonius Monk qu’il a adapté en quartet: ce sera Ba-lue Bolivar Ba-lues- are dans Brillant Corners (Riverside, 1957°. Originalité et humour de ce choix avant de finir au ténor par une délicieuse chanson de Tommy Dorsey revivifiée par Monk I’m getting sentimental over you. Avec style et tempérament, fraîcheur de timbre, sûreté de phrasé, Verheyen nous fait parcourir toute la gamme de son nuancier émotionnel. La mélodie originelle est la chair même de son discours, une déclaration passionnée et spirituelle à cette musique.
Lines for Lions, 21h, Théâtre des Arts, 21h.
Vincent Courtois, Robin Fincker, Daniel Erdmann : un parcours sans faute.
Vincent Courtois échafaude patiemment une œuvre depuis 1995, imaginant des séries de pièces, drôles et inventives en solo, duo, trio, quartet. S’il est encore un accompagnateur exemplaire, il est devenu un leader reconnu. C’est toujours un plaisir de le retrouver avec ce trio, combinaison inédite d’instruments du milieu, proches du registre du violoncelle ( d’où la première appellation Mediums) il y a quatorze ans . Le trio aime fonctionner en répertoire comme le font les classiques, se renouvelant pour se surprendre et garder l’ envie de jouer ensemble. Perpétuelle recréation, réinvention de leurs cheminements avec des programmes différents à chaque fois, cinq albums à ce jour dont le Love of Life qui avait emmené Courtois et ses amis sur les traces de Jack London à Oakland, dans la baie de San Francisco…
Ce soir, c’est un nouveau répertoire sorti au printemps, joué déjà à Marciac par exemple, que le trio peaufine au gré des concerts, expérimentant de nouveaux arrangements ou dispositifs. Sans qu’il y ait encore un enregistrement en boîte, Lines for Lions fait songer irrésistiblement à cette composition contrapuntique de Gerry Mulligan, Line for Lyons (Emarcy, 1952) dédiée à Jimmy Lyons, célèbre DJ de la côte ouest des USA pour la radio KNBC qui émettait dans la baie de San-Francisco et anima une émission jazz avant de fonder en 1958, l’un des plus grands festivals de Jazz de la côte ouest à Monterey qu’il dirigera jusqu’à sa mort en 1992. Ce quartet sans piano apportait un vent de liberté ( Gerry Mulligan, Chet Baker, Carson Smith et Chico Hamilton ) contribuant à définir le style cool. Voilà pour le rappel historique : évidemment le titre choisi par le trio, une pirouette Lines for lions, correspond à un sacré pas de côté : il ne s’agira pas de relecture de cette West Coast que le critique Alain Tercinet a contribué à faire connaître .
Ce sont des références que chacun apporte, qui n’en sont peut-être pas vraiment, explique Vincent Courtois, plutôt des réminiscences. Le son du trio au fil des années peut faire penser au jazz West Coast très particulier, différent du jazz New Yorkais par cet esprit de détente, ce relâchement dans les tempos et la manière de les rendre. Tous trois ont eu envie d’imaginer ce que racontait cette musique sans la reprendre servilement. Juste un regard porté en commun sur une époque musicale assez large, chambriste, contemporaine et même abstraite.
Leur jeu osmotique et pourtant complémentaire produit un effet si complet que le trio se transforme presqu’en orchestre de chambre, comme dans la West Coast au sens large d’Ornette Coleman à Charlie Haden (quartet West). La clarinette de Robin Fincker peut aussi faire penser à Jimmy Giuffre, avant qu’il ne joue free selon la célèbre formule de Philippe Carles. Et puis leur connivence exceptionnelle, cette fraternité de son fait le reste.
Daniel Erdmann a un son unique au ténor, très lestérien qu’il combine à un style de free européen, allemand peut-être même. Robert Fincker au ténor et à la clare modifie l’alliage du trio, le complète dans une entente plus que cordiale non dénuée d’aspérités et d’élans violents surtout quand Vincent Courtois s’en mêle. Cet ajustement permanent semble aller de soi tant ils jouent avec une pertinence élégante, se répartissant les rôles avec une rapidité confondante, en bonne intelligence, dans la spontanéité tout en enfonçant le clou d’une certaine sophistication. Ce qui s’entend peut-être de la West Coast, d’un certain état d’esprit réside dans les unissons splendides à la Wayne Marsh/Lee Konitz et plus encore à la Gerry Mulligan/Chet Baker.
Dès l’entrée on est dans un tempo soutenu, plus que rapide Alone in fast train. Des titres Seven lines for old mediums se passent de commentaires, d’autres sont plus insolites Mulholland Coffee Break de Daniel Erdmann ou encore ce Finally Giovanni en l’honneur d’un ami allemand Johann, expert en espresso et amoureux des pâtes, amoureux fou du pays qui se voulait italien et s’est finalement trouvé un grand père italien! Les compositions s’enchaînent et certains motifs se promènent de l’une à l’autre donnant à croire en une longue suite. Nul éparpillement, pas vraiment d’hésitations, une musique claire, vigoureuse, joueuse aussi, des tempi variés du moelleux au plus abrupt. Leur aisance manifeste, leur expressivité singulière créent l’illusion d’une musique en train de se faire, ce qui n’est qu’en partie vrai car ces passages sont tout de même balisés, suivis sur partitions papier pour Fincker, tablettes pour les deux autres.
On écoute toujours sous emprise cette musique qui engage corps et esprit. Chant ardent du violoncelle, phrasé qui s’emballe avec les improvisations fiévreuses de Daniel et de Robin. Vincent Courtois sait utiliser son instrument dont il explore tous les possibles. Bien dans ses cordes, quand il est privé d’archet, il s’exprime par tapotements et pizzicati revendicatifs. Grattant, pinçant, frottant ses cordes, il en tire les meilleurs effets. Il trace aussi de grands traits rageurs à l’archet, contrant la masse sonore des deux ténors à moins qu’il ne leur serve de rampe de lancement. Leur arrangement est implicite: ostinatos vibrants ou longs crescendos turgescents, interventions plus dégagées, leur ensemble est émaillé de surprises : un équilibre parfait avec des effets stéreo, Vincent Courtois au centre.
Au terme de ce concert stimulant, euphorisant, c’est leur cohésion et la musicalité qui en découle qu’il nous faut retenir. Une déclaration d’amour à la musique tout empreinte d’une ardeur courtoise. Un programme exigeant, pourtant immédiatement accessible. Une réussite absolument convaincante.