Jazz live
Publié le 22 Oct 2019

REIMS SUNNYSIDE Festival : COPLAND, LIEBMAN, BRECKER and C°

Soirée riche de contrastes à La Cartonnerie de Reims : le trio ‘Three Days of Forest’, jeune groupe soutenu par Jazz Migration, précède les poids lourds que sont Dave Liebman, Marc Copland, Randy Brecker, Drew Gress & Joey Baron.

Comme toujours, mon immersion rémoise commence par une plongée mémorielle et légèrement mélancolique dans cette ville dont j’ai fréquenté, en seconde et en première, le Lycée Clémenceau. Je passe devant la librairie Michaud où, élève de première et membre actif du comité de lecture à la bibliothèque de la Maison des jeunes Saint Exupéry, je venais prendre les nouveautés gracieusement prêtées dans la perspective d’un choix éventuel. Je lisais un livre par jour, ce qui (avec le flipper) expliquait mon manque d’investissement dans les études et justifia, conjugué à une indiscipline persistante, une fatale exclusion du lycée.

Je me rappelle le vendeur du rayon littérature, Joël Aubert, poète de son état et qui ressemblait, lunettes comprises, à Hubert Juin, autre poète qui officiait dans l’hebdomadaire les Lettres Françaises. Cet homme bienveillant s’amusait je crois du lycéen que j’étais, lecteur de Tel Quel et friand d’avant-garde…. Il m’a conseillé de lire mes premiers Sollers (Le Parc, L’Intermédiaire, Drame….) et le premier volume de Trajectoire inverse, Almagestes, livre presque ésotérique d’Alain Badiou (alors enseignant au département de philo de la fac de lettres de Reims). La libraire Michaud, qui était une des grandes librairies en région (comme Mollat à Bordeaux, Sauramps à Montpellier…. et naguère le Furet du Nord à Lille avant qu’il ne sombre dans le tout-venant), n’a pas survécu, alors que l’autre grande librairie, catholique celle-là, a perduré dans le giron de La Procure. Joël Aubert a ensuite pris son indépendance comme libraire, à l’enseigne du Grand Jeu, puis à La Belle Image. Voilà ce qui reflue du passé quand je regarde la défunte librairie Léon Michaud.

Je découvre La Cartonnerie, salle de ‘musiques actuelles’ qui existe depuis plus de 10 ans. Coincée entre les voies ferrées et un atelier métallurgique, elle pourrait sembler prête pour l’oubli…. mais l’endroit est bien vivant. Grande salle, deux bars accueillants, et toute l’infrastructure nécessaire.

THREE DAYS of FOREST

Angela Flahaut (voix), Séverine Morfin (violon alto, effets), Florian Satche (batterie, percussions numériques)

Reims, La Cartonnerie, 18 octobre 2019, 20h30

Le trio est l’un des lauréats 2018 de Jazz Migration, la sélection annuelle de 4 groupes réalisée par l’AJC (Association Jazzé Croisé, ex-AFIJMA) pour promouvoir de jeunes talents en les faisant tourner dans les festivals et les clubs amis, en France et en Europe. La musique s’organise autour des textes de deux poétesses afro-américaines, Rita Dove et Gwendolyn Brooks. Dès l’abord je pense au rock progressif, et plus précisément au groupe Caravan (deuxième époque, vers 1973) sans doute à cause du violon alto. Analogie abusive ? Peut-être. En tout cas on est en territoire mouvant, où la pulsation oscille entre jazz et rock, où le violon parcourt des bribes de son histoire, et où la voix se ballade entre prosodie syncopée et mélodies parées tantôt de douceur, tantôt d’une hargne protestataire qui passe la rampe. La batterie distribue des grooves variés sur quoi le violon se fait tour à tour contrebasse en pizzicato, source de lignes mélodiques, ou d’accords qui embrassent, et embrassent, les quatre cordes de l’instrument. L’un des temps forts fut une sorte de joute, rythme à rythme, entre le flow syncopé de la voix et un drumming véhément ; une joute ensuite arbitrée par un violon alto tout aussi pugnace. Un curieux mélange, au fil du concert, de douce mélancolie et de vigueur rebelle.

LIEBMAN/BRECKER/COPLAND QUINTET featuring DREW GRESS & JOEY BARON

Randy Brecker (trompette, bugle), Dave Liebman (saxophones ténor & soprano, flute traditionnelle), Marc Copland (piano), Drew Gress (contrebasse), Joey Baron (batterie)

Reims, La Cartonnerie, 18 octobre 2019, 21h45

Le programme annonce un quintette sous trois noms, et deux acolytes. Mais dans la réalité des choses, et de la musique, c’est bien d’un All Stars qu’il s’agit. Cinq figures éminentes de cette musique, n’appartenant pas toutes exactement à la même génération, mais toutes majeures dans les champs esthétiques qu’elles ont traversés. On commence tranquillement, presque pépère, tour de chauffe en quelque sorte. Mon voisin Albert, ami de la fac de Lille qui devint ensuite Rémois, et fit ici la connaissance du libraire-poète cité plus haut, me dit : ils sont très pro…. Je crois que cela résume l’impression des tout premiers thèmes signés des uns et des autres, où Randy Brecker déploie d’impeccables lignes dans ses improvisations tandis que Dave Liebman nous la joue un peu ‘à la Getz’, son velouté, phrases fluides et musicalement riches, mais sans emphase. Marc Copland déplace un peu le propos, en se jouant des centres de tonalité, sobrement, mais intensément. Drew Gress et Joey Baron sont impeccables, mais pour le moment tapis dans une brume de discrétion. Les choses vont changer dans un éveil soudain quand Dave Liebman, usant de sa petite flûte (presque un jouet), dialogue avec Joey Baron qui joue à mains nues et nous offre un festival de timbres inouïs. Le jeu devient alors très collectif, nourri d’attentions mutuelles. Dave Liebman se montre très libre au sax soprano, Randy Brecker très émouvant au bugle quant il avait été surtout brillant (mais convaincant) à la trompette. Au passage un thème de Duke Ellington, The Mystery Song, dans une version très renouvelée, comme l’avait fait naguère Steve Lacy, avec Don Cherry. Et le groupe ne s’est pas fait prier quand il a été rappelé : ce fut Pocket full of Change (parfois titré Pocketful of Change), une composition sinueuse de Joey Baron, qui avait enregistré ce thème en duo avec Jim Hall, et précédemment sous son nom. Bonheur conclusif pour tous, chroniqueur inclus, évidemment.

Pour rentrer dans ma banlieue parisienne, le lendemain, un sms pour m’avertir que le train est supprimé…. Galère, mais bon, grâce au plaisir musical éprouvé la veille, j’ai survécu. Dans la bonne humeur !

Xavier Prévost