Respire Jazz 10ème : suite et fin entre soleil et pluie
Enrico Pieranunzi, Diego Imbert et André Ceccarelli font bon ménage, Jean-Pierre Como fait chanter sa musique, Youn Sun Nah fait face à l’orage, Lucky Dog entre “Old and New Dreams”, Airelle Besson remplacée par Simon Tailleu, Paris Swing souffle les bougies du 10ème anniversaire…
Suite : samedi 30 juin
Sous un ciel bleu et une chaleur vite accablante, on consulte oracles et écrans tactiles pour prendre des nouvelles de cette menaçante masse nuageuse qui monte du Pays basque. Exposant quelques uns de ses modèles de guitare, le facteur (préposé à la fabrication des guitares) Maurice Dupont ouvre la journée par une conférence et nous fait vite oublier l’actualité météorologique en nous montrant, venue du XIXe siècle, “la première” guitare, la dite “romantique”, premier instrument accordé ainsi, déjà avec cette forme aujourd’hui bien connue mais dont, sous une apparence datée par la préciosité de son apparence, il nous fait remarquer une foule de détails qui seront les particularismes de tel ou tel modèle acoustique ou électrique aujourd’hui encore en vogue. Fabriquant de guitares, sa curiosité l’a amené à toucher à tous les cas de figures : cordes acier et nylon, guitare acoustique et électrique, table en fibre naturelle ou de carbone… Il nous fait arpenter un vaste panorama, nous ramenant constamment à sa passion, les essences et l’essence du bois.
On gagne le petit théâtre de verdure aménagé à l’extérieur du site pour le récital du trio de la chanteuse Olinka Mitroshina et du guitariste Georges Guy complété par le contrebassiste Alexei Derevitsky. Compositions personnelles et standards aménagés précisément pour ces trois instruments selon un équilibre assumé entre une guitare évoquant la génération Abercrombie-Metheny et une voix dont les accents brûlants et le vibrato court et rapide renvoient souvent à Nina Simone.
Enrico Pieranunzi, Diego Imbert et André Ceccarelli
Retour à la grande scène : Philippe Vincent, le Monsieur Loyal du festival, n’est pas peu fier de présenter celui qui fut l’un des fleurons de son catalogue Ida Records lorsqu’il était producteur phonographique, Enrico Pieranunzi, lui donnant une visibilité nouvelle, entre 1990 et 1993 avec “The Dream Before Us” (duo avec Marc Johnson) et “Untold Story” (trio avec Marc Johnson et Paul Motian). Et le pianiste lui rend hommage en ouvrant son concert avec Persona qu’il enregistra sur son premier album enregistré pour Ida, le solo “Parisian Portraits”. Depuis quelques années, il a pris ses marques avec Diego Imbert et André Ceccarelli au sein d’un trio qualifié de Ménage à trois et dont on dira qu’ils font bon ménage. Compositions réglées au cordeau, élégante décontraction du tandem Imbert-Ceccarelli face à un pianiste tendu comme un arc qu’il soit au clavier ou qu’il présente les morceaux, en français, dans un numéro pourtant très comedia dell’arte. Est-ce la conséquence des cycles de mon horloge biologique ou le fait du trio ? Alors que mon attention commence à se laisser détourner par le manège de ce qui me semblait être un couple de faucons nichés dans une anfractuosité de la tour de pierre qui surplombe la scène, et à proximité d’un nid d’un oiseau plus petit, de la taille d’un étourneau, qui me parait donc en grand danger, le concert me semble prendre un tournant avec le détournement de Colliwog’s Cakewalk de Claude Debussy sur une belle architecture où semble s’inviter le fantôme de Cole Porter. L’intensité monte encore d’un cran avec Rêverie, nouvel emprunt au répertoire de Debussy, où la découpe binaire, dont je m’étais un peu lassé pendant la première partie du concert, me semble prendre du relief et offrir un vrai lâcher prise au trio, relief qui prend des allures de haute montagne sur un up tempo ternaire libérateur en guise de conclusion. Rappels chaleureux du public honoré d’une dernière valse “bleue”.
Après une pause dîner, le public rejoint le pied de l’Abbatiale, plus abondant que jamais, depuis que je fréquente Respire Jazz. Le nom du pianiste de Sixun, Jean-Pierre Como, n’y est pas pour rien, qui présente la version réduite de son Express Europa. Rémi Vignolo, qui n’a pas perdu une miette de ce que jouait Ceccarelli tout à l’heure, jouera d’une batterie plus fébrile qui contribue à la générosité du groupe revendiquant un lyrisme latin, assumé tant par les partitions et la ferveur pianistique du leader que par la voix du crooner napolitain Walter Ricci, le tout structuré avec une compétence passionnée par la contrebasse de Thomas Bramerie… qui casse une corde. Et oui, ça arrive aussi aux contrebassistes. Solidarité oblige, Simon Tailleu lui en tend déjà une de rechange et l’assiste au remplacement, tandis que Como “meuble” luxueusement par des variations sur un prétexte aux allures de gymnopédie. Puis l’orchestre se rassemble avec celui que je n’ai pas encore nommé, le saxophoniste Stéphane Guillaume qui, tantôt en front line, tantôt au côté du chanteur, anime ce plaisant programme avec ce mélange de férocité et de sensualité qui est le propre des grands fauves.
La nuit est tombée, mes deux faucons sont rentrés au nid, sans avoir remarqué leur petit voisin, et l’on ne voit que de temps à autres une queue réapparaître le temps pour l’un d’entre deux de faire ses besoins. Les chauve souris ont remplacé les martinets sous un ciel sans étoiles et menaçant. Et voici Youn Sun Nah et Ulf Wakenius à qui l’on doit probablement le regain d’affluence de cette soirée. Non seulement parce que la chanteuse coréenne est devenue l’une des stars incontournables des festivals d’été, mais aussi parce qu’en 2011, alors que sa renommée commençait à s’établir, elle avait laissé une profonde impression au public de Respire Jazz. Hier matin, en arrivant sur le site, elle a tout de suite remarqué les travées de balles de foin qui l’avait réjouie lors de sa précédente venue, se souvenant qu’elle avait rêvé pouvoir en ramener une en Corée. Et c’est parce que Respire Jazz est resté un moment privilégié dans sa mémoire qu’elle a souhaité revenir ici avant d’affronter le gigantisme de l’Esplanade de la Défense. D’emblée, usant d’un filet de voix haut perché dans son message de bienvenue à l’exotisme très “pays du sourire”, elle met le public dans sa poche, pour qui plus rien ne semble exister, même pas les lourds nuages qui s’accumulent au-dessus de lui. Assistée et relayée par Ulf Wakenius moins démonstratif qu’il a pu l’être dans un programme désormais bien rôdé, et se coulant dans tous les registres qu’elle visite, elle joue de la confidence à l’explosif, du recueillement au grand spectacle, du filet de voix au rugissement, de la ligne claire mélodique à une abstraction bruitiste sous contrôle, du miniaturisme mélodique aux montagnes russes sur toute l’étendue prodigieuse de sa tessiture. Lorsqu’elle quitte la scène, il est clair que son public ne va pas la lâcher comme ça. « En fait, ça n’était pas fini, plaisante-telle. C’est maintenant le dernier morceau. » Elle chante, comme je l’ai déjà entendu faire et dans le registre que je lui préfère, Avec le temps, faisant preuve d’une pudeur qui me fait aimer Léo Ferré dont je n’ai jamais apprécié l’excès de pathos.
Salut précipité sous l’orage
Mais il y aura un double sens à ce « avec le temps tout s’en va. » Sur le mot « pluie », une première goutte s’écrase sur mon crâne. Une goutte, puis deux, puis des dizaines suffisamment espacées pour ne pas encore détremper la scène, puis le bruissement gigantesque de grands arbres annonce l’arrivée de la bourrasque. Alors que la chanteuse parvient au point final, on bataille déjà derrière elle pour dresser une tente au-dessus du piano. Elle salue ravie d’être arrivée à temps au bout de sa chanson, devant une standing ovation qui néglige l’intempérie, puis qui soudain explose dans un sauve-qui-peut général, les uns pour se mettre à l’abri, les autres pour remiser tout ce qui peut l’être sous les hallebardes de l’orage, d’autres encore pour rejoindre la guinguette où démarre malgré tout une brûlante jam session qui s’achèvera tard dans la nuit, avec Stéphane Guillaume, Pierre Perchaud, Pascal Ségala, Simon Tailleu, Olinka Mitroshina, etc, devant un public amphibie où Isabel Sörling s’immerge pour jouer les boute en train…
Jam la guinguette avec Pierre Perchaud (elg), Diego Imbert (b), Stéphane Guillaume (ts) et Pascal Segala (dm).
Fin : dimanche, 1er juillet
Tôt le matin, on s’active pour remettre le site en ordre, sécher la scène, Boris Darley redéployant sa sono, on lève les housses qui ont protégé le piano. Et tandis que le Collectif Paris Swing se livre à une répétition de son répertoire des années 20-30 avec le pianiste Yannick Lestra qui remplace au pied levé Matthieu Naulleau, le programme commence à 15h par un double concert gratuit dans le petit théâtre de verdure hors enceinte. Première partie assuré par le quartette Capucine sur un aimable répertoire original selon une formule orchestrale qui ne l’est pas moins et réunit Thomas Gaucher (guitare électrique), Félix Robin (vibraphone), Louis Laville (contrebasse), et Thomas Galvan (batterie).
Lucky Dog: Fred Borey (ts), Yoni Zelnig (b), Yoann Loustalot (tp, bu) et Fred Pasqua (dm).
Leur succède Lucky Dog le quartette Yoann Loustalot (bugle et trompette), Frédéric Borey (sax ténor), Yoni Zelnik (contrebasse), Frédéric Pasqua(batterie). La référence à d’Ornette Coleman est incontournable, par le biais du quartette Old New Dreams. Des références que les quatre musiciens s’approprient et réactualisent à leur façon. Un spectateur venu de Bayonne pour les entendre me confie à leur propos : « J’aime les musiques qui font danser dans la tête. » Ce disant, a-t-il pensé celle d’Ornette qui prit le titre “Dancing In Your Head”. Si la musique de Lucky Dog n’a pas l’évidence des grooves du dancefloor, je suis frappé par l’attention que lui porte ce public de toutes origines sociales où l’on croise fidèles lecteurs de Jazzmag et complets néophytes, et par balancements des corps de toutes corpulences qui leur sont imprimés, même par les phases les plus introverties (voire les passages rubato). Yoni Zelnik et Fred Pasqua s’y emploient en bons partenaires, le batteur évoquant tout particulièrement les grooves d’Ed Blackwell dans un dernier morceau intitulé… Old And New. En front line, le soliste n’est donc jamais laissé à son soliloque, constamment stimulé par la rythmique, fréquemment rejoint par l’autre vent pour un ponctuel contrechant, une chase plus durable ou un rendez-vous écrit, le tout constamment porté par un lyrisme dont l’apparent naturel égale la sophistication.
Sebastian Sternal, Simon Tailleu et Jonas Brugwinkel
Une personne vient se plaindre. Elle a acheté sa place sur internet et a fait trois heures de route pour entendre Airelle Besson dont elle vient d’apprendre qu’elle a dû annuler sa présence en dernière minute pour raison de santé. On lui propose de rembourser sa place et ce à quoi elle renonce, peut-être convaincue par la bonne foi et la gentillesse de l’accueil et par l’argument suivant : le pianiste et le batteur du trio d’Airelle Besson, les Allemands Sebastian Sternal et Jonas Burgwinkel, ayant appris que le contrebassiste Simon Tailleu était là, ont exprimé le vœux de donner avec lui un programme impromptu. Exaucé ! Dès les premières notes, trois personnalités bien affirmées et d’emblée un son de groupe, sur un premier morceau qui sera essentiellement rythmique, l’unisson conclusif grosse caisse contrebasse résumant l’ossature du morceau sur laquelle le pianiste aura déployé son vocabulaire harmonique selon un mode très percussif. La complémentarité des deux mains est chez lui impressionnante, qu’il picore vivement à gauche les échappées de la main droite interrompues par de soudain tutti sur What Is This Thing Called Love, qu’il multiplie les mouvements parallèles sur un grand rubato, qu’il fasse sourdre la mélodie de profonds réseaux harmoniques en parfaite entente avec une contrebasse de Simon Tailleu à la fois très pleine et très mobile et qui tout à coup, le temps d’un solo, s’en tient au quatre temps d’une walking bass très droite à la Charlie Haden. Les standards alternant avec les originaux, Sternal fait vriller harmonie et mélodie d’All Of Me de façon à nous les faire désirer le temps de tout un premier chorus sans nous les dévoiler, puis nous livre une sorte de cantique choral dont il fait chanter toutes les voix. Lichtspielhaus (mot ancien pour désigner le cinéma) est l’occasion d’un final très ludique, le batteur entraînant ses comparses dans un excitant colin-maillard d’équivalences rythmiques. Jonas Brugwinkel aura été la révélation de ce concert impromptu, investissant de gestes et de sonorités bien à lui la grande tradition qu’il connaît sur le bout des doigts.
Respire Jazz, terre de contraste. C’est au tour du Collectif Paris Swing d’investir la scène : on y reconnaît les frères Dousteyssier, Jean (clarinette) et Benjamin (sax alto), deux habitués des relectures au sein de Post K, aux côtés de Yannick Le Strat (piano), Romain Vuillemain (guitare, Chant), Edouard Pennes (contrebasse). Retour au répertoire des années 20-30 (de High Society à Topsy en passant par Tiger Rag, Chinatown My Chinatown, I’ve Found A New Baby, Jitterbug Waltz, Stardust, After You’ve Gone et même Mapple Leaf Rag interprétés selon une esthétique plutôt thirties (plus Buster Bailey-Benny Goodman, que Johnny Dodds-Jimmie Noone, le sax signant une époque dominée par Benny Carter), même si l’on y croise quelques belles collectives clarinette-saxophone. C’est tout à la fois élégant, brillant et chaleureux, avec des libertés naturelles suffisamment maîtrisées pour éviter non-sens et contresens, à l’exception d’un amusant Tea For Two qui nous rappelle les détournements de Post-K. Le public jubile, danse près de la guinguettte et les bénévoles s’invitent sur scène au moment du rappel en guise de célébration du 10ème anniversaire de Respire Jazz.
À l’année prochaine!
Et comme à Respire Jazz, l’after hours de la guinguette est de rigueur, on y retrouve Fred Borey, Pierre Perchaud, Simon Tailleu, Yoni Zelnik, Thomas Gaucher, Sebastian Sternal, Pierre Perchaud, Jonas Burgwinkel… Lorsque je quitte les lieux le Paris Swing se tient en embuscade mais, déjà, Benjamin Dousteyssier navigue entre Eric Dolphy et Charlie Parker. Dans mon sommeil, j’entendrai au loin des pépiements de clarinette, des angulations mélodiques du premier be bop et j’imagine que, comme toujours à Respire Jazz, ça s’est terminé par des chansons. • Franck Bergerot