Respire Jazz, Treizième édition, Acte 1
Hier 1er juillet, retour au festival Respire Jazz de Pierre Perchaud en Sud Charente : à l’affiche de cette première journée : Over The Hills, d’après le fameux opéra de Carla Bley, et la chanteuse Agathe Iracema.
Présentation, trains et contrebasse, et autres entrées en matière
12h23 : en gare d’Angoulême, camionnette du festival, Agathe Iracema à côté du conducteur, à ma gauche le batteur Stéphane Adsuar, présentation; une vérification nocturne dans mon ordinateur me rappelle que je l’ai déjà entendu à la Petite Halle au côté de Logan Richardson, et cité à propos d’une « brume de variations que la basse [Joe Sanders] et la batterie traversent d’un tissu d’ondes gravitationnelles ». Qu’est-ce qu’on ne va pas chercher lorsqu’on essaie de décrire un événement musical ? Il ne m’en tient pas rigueur ou par chance il a oublié ou n’a jamais su. À ma droite Christophe Wallemme : «Tiens, et toi tu voyages sans contrebasse ? » Résultat de la guerre d’usure menée par la SNCF avec les contrebassistes et autres “gros voyageurs”. Christophe Wallemme s’est résolu à jouer sur des contrebasses de location. Des surprises ? Bonnes ou mauvaises ? Plus souvent de mauvaises que de bonnes, mais on s’adapte, le parc de contrebasse en location est plus complet que ça n’a été. On se fait une raison de n’être pas chez soi. Le plus contrariant, c’est la justesse. Les notes ne sont pas toujours au même endroit sur la touche dont la longueur peut varier. Question de facture, les instruments allemands par exemple ont leurs spécificités. Je me penche vers le siège avant pour ne pas avoir l’air de me désintéresser de “la chanteuse” et de la tenir à l’écart de nos discussions de mecs : braquet, grandeur de pignons, cadre allégé, cale-pieds et cocottes de frein… Mais la voix n’est-elle pas aussi un instrument très technique ? Et ça fait longtemps que je vois son nom dans les programmes, toujours stupéfait lorsque la curiosité m’amène à jeter un coup d’œil à un lien vidéo. Dès les premières apparitions sur internet, l’apparence d’un naturel insolent sur un véritable métier. Depuis combien de temps ? À ma question, elle éclate de rire : « j’ai toujours chanté. Adolescente j’avais déjà un quartette ». Lecture de sa fiche Wikipedia : c’est encouragée par Sheila Jordan qu’elle fonda son premier quartette à l’âge de quinze ans.
Un festival écolo en rase campagne
Nos trois compagnons de route s’étonnent de voir les routes se perdre et se rétrécir dans la campagne charentaise, jusqu’à notre arrivée à l’entrée de l’ancienne abbaye de Puypéroux devenue maison familiale rurale jouxtant l’église abbatiale Saint-Gilles du XIe siècle. C’est là que se tient chaque année le festival Respire Jazz (13ème édition cette année), organisé par le guitariste Pierre Perchaud. Structure associative très familiale, l’équipe s’articulant avec une grande solidarité autour de la famille Perchaud, la mère Francine, le père Roger, qui de métiers en métiers (maçon, cafetier, épicier…) a découvert l’écologie et terminé sa carrière boulanger chez un fermier bio. Le fils a repris ce flambeau à sa façon en lançant il y a un an en 2020 avec Leïla Martial un appel pour une écologie de la musique vivante, partageant, de la façon la plus “responsable” qui soit, son temps entre ses activités de guitariste et d’enseignant au Centre de musiques Didier Lockwood d’une part, et la construction par lui-même de sa maison passive, murs en balles de paille d’autre part. Respire Jazz tout est dans le nom, mais aussi dans les bouteilles en verre sur scène au lieu des bouteilles en plastique, la nourriture, la rationalisation des navettes entre la gare d’Angoulême et le lieu du festival (et oui, c’est ça l’empreinte carbone d’un festival en rase campagne), les toilettes sèches… Relire l’appel sur le site de Leïla Martial et, parallèlement, l’article d’Éric Delhaye dans le dernier Monde dipomatique sous le titre Entreprise(s) de dépollution. Petits gestes contre grandes déclarations, l’entreprise est loin d’être gagnée, mais il faut tenir bon… ou choisir de crever la bouche ouverte.
Méléhouatts, l’orphéon
Quelques heures plus tard, l’entrée du public se fait sous les hauts plafonds et la charpente pluri-centenaire de l’ancienne bergerie dont les murs accueillent des mains de musiciens photographiées par Philippe Marzat et Alain Pelletier, commentées par des genres de haïku rêveurs signés Solange Lemoine sous le titre Musicien, je suis ta main (de l’intelligence des mains à l’errance des mots). Accueil en musique comme chaque année par l’Orphéon Méléhouatts de l’école départementale de musique. Tous les niveaux et tous les instruments y ont leur place, occasion d’un premier contact orchestral avec le rythme, la mise en place et la justesse du collectif, la nuance, la dextérité et la conscience harmonique…Soudain un saxophoniste alto se détache le temps d’un long solo… J’y reviendrai peut-être.
Au-delà des collines
Passé le temps de la restauration du public, premier concert, en plein air, dans un axe renouvelé cette année, perpendiculaire à la nef de l’Abbatiale dont les vitraux (restés éclairés par la lumière intérieure) des trois absidioles apparentes (le chœur en compte sept) dominent la scène non couverte côté jardin. Des rangées de bottes de paille autour de la régie son de Boris Darley, face à la scène non couverte, sobrement éclairée (d’abord par le soleil couchant). Et voici Over the Hills, tout à la fois titre de disque et titre du projet imaginé par le batteur Bruno Tocanne et le contrebassiste (il joue aussi ici de la basse électrique) Bernard Santacruz autour du légendaire opéra de Carla Bley Escalator Over the Hill enregistré de novembre 1968 à janvier 1971 avec un personnel pléthorique dont les figures les plus marquantes (ou médiatiques) sont Gato Barbieri, John McLaughlin, Charlie Haden, Paul Motian, Jack Bruce… et beaucoup d’autres également très notables, dont, tiens nous citions son nom il y a quelques lignes, une certaine Sheila Jordan.
Le personnel réuni par Tocanne et Santacruz : Rémi Gaudillat (trompette, bugle et arrangements), Fred Roudet (trompette, bugle), Jean Cohen (saxes soprano et ténor), Olivier Thémines (clarinette basse, arrangements), Alain Blesing (guitare électrique), Sophia Domancich (piano), sans oublier Antoine Läng (voix, guimbarde, effets électroniques). Une génération de grisonnante à blanchie qui a grandi comme moi avec cet opéra. Quoiqu’en y regardant de près, ce sont au moins deux générations mais également marquées par un certain imaginaire du jazz, de la liberté et des conventions, si j’en crois la biographie de Rémi Gaudillat qui commence vraiment dans les années 2000, alors que j’allais écouter vers 1972 Jean Cohen au sein du Cohelmec Ensemble ; Jean Cohen qui, quasiment disparu de nos pages, marqua des dizaines de musiciens passés par l’École nationale de musique de Villeurbanne.
Commence la grande Hotel Overture qui faisait toute la première face du coffret 3LP “Escalator Over The Hill”. Musique d’orphéon, insolence et fraicheur autodidacte de Carla Bley, ne craignant ni le franc unisson ni l’harmonie afonctionnelle, ni la boiterie rythmique irraisonnée. On en retrouve les grands airs, les élans unanimistes, les désespérances rageuses, dans une nouvelle mise en scène, costumes modernes, mais sans faire les pieds au mur, et avec de nouveaux acteurs, tels Olivier Thémines endossant avec beaucoup d’esprit le solo de Gato Barbieri qui nous avait déchiré les entrailles à l’époque. Toute la difficulté étant de ne faire ni oublier ni regretter. Les deux trompettistes Rémi Gaudillat et Fred Roudet – autrefois Mike Mantler et Don Cherry – sont fascinants dans cette tâche sans retour sur des partitions et des répartitions de rôle qui suscitent un régal de matière soufflée-cuivrée. Et on les voit soudain tous couronnés d’un dernier vol de martinets venus les fêter en escadrille. Jean Cohen redéfinit au fil de ses interventions l’orthocentre d’un triangle défini par Barbieri, Albert Ayler et Charles Lloyd. Alain Blesing, loin de jouer les McLaughlin de kermesse, redessine la scénographie de cette édifiante tragédie en partage avec Sophia Domancich et la rythmique des deux leaders. Quant à Antoine Läng, il assume, sans une partition, ni même un aide-mémoire, le livret de Paul Haines qu’il clame avec grandeur, tout en complétant l’élégante friperie de cette orchestration d’une once de guimbarde, grommellement, grafouillis électroniques dont il traite même un long solo de Sophia Domancich, comme pour nous rappeler la présence, dans l’original, d’un ring modulator entre les mains de Michael Mantler.
Créé en 2014, ce programme a beaucoup tourné et ça s’entend, ça tourne comme une horloge. « Pourtant, rectifie Bruno Tocanne, on ne s’était pas revu depuis le Covid et lorsque l’on s’est retrouvé avant-hier, on n’en menait pas large ». Et ça, ça ne s’entend pas. Ils se sont retrouvés chez Bruno Tocanne à Trois-Palis, à l’ouest d’Angoulême, où le batteur anime un festival (cette année du 16 au 18 septembre) et qui est venu à Respire comme en visite de voisinage.
Agathe Iracema, une chanteuse en son quartette
Du coup, je me mis à redouter le passage direct de ce grand moment à la prestation d’Agathe Iracema. Et de fait, aux réactions d’une partie du public mécontenté par Over The Hills et attendant compensation avec le tour de chant de la chanteuse, on devinait une espèce d’incompatibilité entre deux publics et deux univers. En tout cas si cette juxtaposition n’était pas idéale du point de vue esthétique, elle permettait de s’adresser à tous les publics, tantôt l’un, tantôt l’autre. Je fus de l’un et l’autre. Par métier ? Je crois cependant que je ne fus pas le seul. Une bonne bière et, quoique serrant encore un peu les fesses, je me suis immédiatement laissé embarquer par Agathe Iracema. Pour être juste : par le quartette d’Agathe Iracema. Et c’est là une partie de son talent : défendre un vrai projet orchestral, et ce très tôt. Car si cette jeune femme de 31 ans (qui en paraitrait facilement dix de moins) séduit d’emblée par une spontanéité et un naturel désarmant, l’une et l’autre repose sur un professionnalisme d’autant plus grand qu’il est discret. Et qui se manifeste notamment dans une musicalité toute collective.
Fille du bassiste brésilien Rubens Santana, elle a grandi dans la musique et pas seulement brésilienne. Son premier disque “Feeling Alive” (Neuklang 2015) où elle est accompagnée par le trio de Laurent Coulondre révélait un répertoire cosigné par elle et par le bassiste Juan Sebastian Jimenez. Qu’elle chante Carole King, les Beatles, Nascimento ou Jobim, voire Edith Piaf (Les Mots d’amour), on est frappé par la plasticité – des mots, des phrases, des couplets et refrains – avec laquelle elle traite ses chansons, plasticité qui s’étend de la polyrythmie aussi foisonnante que discrète de Stéphane Adsuar et des lignes de basse bouncin’-dancin’ de Christophe Wallemme, à Leonardo Montana qui s’approprie totalement ces chansons, sans les confisquer à la chanteuse, la rythmique prenant celle-ci comme une embarcation chargée de la conduire de l’univers de Paul McCartney ou Tom Jobim à son propre territoire, sans exclure une escapade de l’un ou l’autre, la contrebasse et la batterie, en ouverture de l’un et l’autre des morceaux, le piano dans des dérives entre deux couplets qui frappent tout à la fois par leur densité et des intentions à long terme, dont, sans en connaître la visée, on suit le développement en toute confiance comme pris par la main.
Mais le temps de rédiger cette beaucoup trop longue phrase, le concert est fini, le public parti, ravi, rejoindre la bergerie où la jam a commencé, animé comme chaque année par une délégation du CNSM, cette année par l’Azulera Quartet : Mathilde Gardien (chant, improvisation habilement scatté), Romain Salmon (guitare), Matis Regnault (contrebasse), Ananda Brandao (batterie). Je m’y attarde le temps de revoir notre jeune soliste entendu lors de l’accueil de Méléhouatts. Il s’appelle Chaygneaud-Dupuy. Il donne à son alto des embardées à la Charlie Parker, avec quelque chose qui oscille entre l’emballement et le programatique. Peut-être a-t-il écouté Jackie McLean, peut-être Steve Coleman… Il y a une souplesse un peu molle comme celle dont sont capables les bébés. S’il ne prend pas la grosse tête pour avoir été cité si jeune sur le site de Jazzmagg, pour sûr, il va grandir. Franck Bergerot (photos © X. Deher)