Jazz live
Publié le 4 Juil 2022

Respire Jazz Treizième édition Acte III

Montée en puissance du Louis Plaud Trio au grand final festif avec l’Old School Funky Family en passant le groupe Duality de Karl Jannuska et le New Monk Trio de Laurent de Wilde. Ainsi s’achève la treizième édition du Respire Jazz sous un ciel des plus cléments.

Début de journée à la grange avec le Louis Plaud Trio du guitariste et compositeur du même nom avec le contrebassiste Richard Giusti et le batteur Maxime Legrand. Groupe formé dans la région, dont le leader a étudié avec Philippe Parant, Romain Pilon et Pierre Perchaud. Un jazz-rock que l’on pourrait presque qualifier “de chambre” pour sa qualité acoustique, esprit “binaire” sophistiqué, compositions aux arrangements soignés, ne laissant aucun détail de la section rythmique au hasard et où le folk concurrence parfois le rock sur le plan des influences.

Duality

Jusque-là venu à Respire en tant que batteur remplaçant, donc sideman, Karl Jannuska débarque cette fois-ci en leader avec deux remplaçants : le guitariste Antoine Lahay jouant ce programme pour la deuxième fois ; le pianiste Robert Clearfield, Chicagoan installé à Marseille depuis trois ans, prenant pour la première fois la place occupée par Tony Paeleman sur le disque “Duality”. Lorsque je le vois s’installer derrière son Fender-Rhodes face au public, je me dis : « Tiens, Randy Newman a rajeuni ! » Mais sur la gauche de mon champ de vision une grande flamme me rappelle à la réalité : de son rouge à lèvres à sa robe, le carmin flamboyant de Cynthia Abraham signale la chanteuse du groupe. S’il est vrai que les textes de Karl Jannuska qui n’est pas ici seulement batteur et leader, mais songwriter  – son recours à l’anglais, la langue natale de ce Canadien de Paris originaire de Manitoba, nous autorise cet anglicisme qui dit bien la double fonction de compositeur et parolier –, s’il est vrai donc que ses textes ne relèvent pas de l’ironie caractérisant l’auteur de Short People et même de Same Girl dans ses moments les plus tendres et néanmoins chargés d’amertume, pas plus qu’on y trouve cette touche “Rock’n’roll, new orleans, brass band, piano bar et salons sudistes” propre à l’auteur de I Love L.A. et de la B.O. de Ragtime, il y a dans l’art de Karl Jannuska cette dimension de philosophie morale non dépourvue d’humour, ramenée par la concision de la langue anglaise à un art de la situation, de l’ellipse, de l’épiphanie, qu’ont en partage de nombreux songwriters américains… tels Randy Newman.

Sur scène, de part et d’autre du claviériste et de la chanteuse et en l’absence de toute basse, Antoine Lahay est responsable avec le clavier des fondements harmoniques, Pierre Perchaud se réservant colorations stratosphériques et ces solos incendiaires auxquels nous a habitué sa passion pyromaniaque. En dépit d’une sonorisation un peu déséquilibrée en sa défaveur par rapport au reste de l’orchestre, Cynthia Abraham s’empare admirablement des musiques et textes de Jannuska, avec une voix légèrement voilée, balayant avec souplesse une large tessiture, usant de la vocalise dans un mélange de sobriété et de vérité de l’expression qui exclut toute mièvrerie : contrôle dramatique des reliefs et des contrastes jouxtant des prises de risque qui l’entrainent soudain dans de bouleversants suraigus. Car si cette musique s’apparente peu au jazz, elle en pratique le goût du risque et de l’impromptu, que Pierre Perchaud rejoigne Karl Jannuska sur un deuxième set de batterie, tandis que Robert Clearfield se voit confier une longue et intense improvisation de Rhodes tout en ascension, ou que ce dernier se lance dans une grande introduction solo au piano acoustique venu d’on ne sait où. Triomphe : à la sortie du concert, l’album “Duality” de Karl Jannuska (Shed Music / Inouie) se vend comme des petits pains.

De Thelonious à Ahmad Jamal

On quitte la grange pour rejoindre la scène principale au pied de l’abbaye pour le concert du New Monk Trio de Laurent de Wilde. Une bonne partie de l’après-midi, on a entendu ce dernier se dégourdir les doigts sur ces phrasés et ces tournures monkiennes injouables pour qui n’a pas observé, sur les concerts filmés aujourd’hui disponibles, comment Thelonious s’y prenait. Et quittant la grange, il me semble entendre Laurent de Wilde au loin, travaillant encore inlassablement un mystérieux jeu d’intervalles pour finalement découvrir sur scène l’accordeur Gérard Fauvin au travail sur le piano qu’il fournit chaque année au festival. Et je me souviens de cette scène souvent racontée : le pianiste aveugle George Shearing attendant de monter sur scène au festival de Newport tandis que Thelonious Monk terminait sa prestation, aurait demandé dans combien de temps l’accordeur allait avoir terminer

La veille de notre concert, au cours de la conférence sur Thelonious Monk qu’il a donnée, Laurent de Wilde nous a livré d’autres de ces anecdotes croustillantes qui parsèment la vie de l’auteur de Misterioso. C’est par ce blues que Laurent de Wilde commence son concert, pour mettre en lumière la part de mystère qui entoure la personnalité du personnage Monk. Mais ce faisant, il ramène, en guise d’intro, aux racines de la musique afro-américaine par une mélange de blues profond et d’intonations gospelisantes, avant de faire entrer l’ostinato piano-contrebasse dont il travestit la partition monkienne. À la contrebasse, Diego Imbert, qui s’est remis ce programme dans les pattes en remplacement de Jérôme Regard, entre deux autres affaires aussi distantes les unes des autres esthétiquement que géographiquement, également investi et dévoué à l’une comme aux autres, et ce soir ponctuel à tous les rendez-vous qui lui sont donnés par les inventions du leader.

Ce dernier, reprend les détails de sa conférence pour les approfondir entre les morceaux. Tenez, ce blues, un blues en Si bémol… Et de nous expliquer qu’il existe douze tonalités et que chaque artiste a sa préférence. Le blues, chez Miles Davis, ce serait plutôt en Fa. Miles est un homme en Fa. Monk, tous ses blues sont en Sib. Monk est un homme en Sib. D’ailleurs, Thelonious a composé un morceau qui n’est fait que de Sib et il l’a intitulé, je vous le donne mille, Thelonious. Ces explications fournies, c’est à un véritable jeu de cache-cache et de coucou fantôme auquel Laurent de Wilde se livre avec les contours de la composition, entraînant ses complices à sa suite dans cette partie de plaisir. Donald Kontomanou, tout sourire et décontraction des bras et des jambes, se voit confier un premier solo : effets de transparence posés par son jeu de batterie sur la composition monkienne comme c’était le cas chez les batteurs réguliers du quartette, Frankie Dunlop et surtout Ben Riley.

Et voici Monk’s Mood que le trio plie, déplie, replie et déploie comme un origami, puis ‘Round Midnight dont Laurent de Wilde réécrit la grille et transfigure la carrure avant de laisser la parole à la seule contrebasse pour une longue transition ad lib vers Four In One (de Mi à Mi bémol me précise Diego Imbert qui voyage avec moi dans le train du retour : « Pas de plan préconçu, je ne joue pas sur une suite d’accords. J’en parlais récemment avec Christophe Wallemme qui me disait jouer toujours sur des enchainements harmoniques très précis. Moi, je sais juste d’où je pars et où je vais… Je ne saurais pas te dire maintenant ce qui s’est passé hier. »)Mais nous voici parvenu à Four In One, puis Pannonica occasion pour Laurent de nous présenter La Baronne et de glisser un final en stride, le terreau pianistique sur lequel Monk a grandi, en rupture avec l’ambiance générale du programme qui pourrait s’apparenter à une relecture de Monk par Ahmad Jamal, tout du moins quant à la nature des arrangement, le piano dewildien étant beaucoup plus exubérant. Final sur Comin’ on the Hudson, standing ovation. Le trio n’a pas le choix, mais ne se fait pas prier pour un rappel sur cette très mystérieuse partition ferroviaire intitulée Locomotive que Laurent ralentit à l’extrême, concluant ce concert explosif par une touche méditative, tendrement inquiète, interrogative. Qui donc était Thelonious Monk ? Le mystère reste entier.

Final endiablé

Feu d’artifice final pour clore le festival et éloigner les menaces d’orage qui gronde tout alentour, avec le tonitruant, tonigroovant Old Schoool Funky Family : quatre saxophones (Paul-Antoine Roubet, Illyes Ferfera, David Mimey, Julien Buros), un orgue (Arthur Guyard), une guitare (Joël Riffard), un sousaphone (Pierre Latute) et un batteur (Jérôme Martineau-Ricotti). Une énergie de tous les diables et voici le public de Respire jazz endiablé, dansant entre ou sur les balles de foin. Suivra encore une jam tardive dans la grange.

À 6h, tout dort, sauf Roger Perchaud et son épouse (mais quand dorment-ils), prenant leur petit déjeuner avant le grand démontage des installations du festival, et nous souhaitant « à l’année prochaine », lorsque le chauffeur Gérard (saxophoniste dans la vraie vie) émerge de la camionnette où il a dormi, pour nous ramener, Diego Imbert et moi-même, à la gare d’Angoulême. Franck Bergerot (photos © X.Deher)