Jazz live
Publié le 22 Août 2024 • Par Sophie Chambon

Retour à Cluny, surprises et partage à Jazzcampus en Clunisois.

Retour à Cluny, des éléments de surprise et de partage.

Mardi 20 et Mercredi 21 Août : Jazz Campus en Clunisois

http://www.jazzcampusenclunisois.fr

Quittant la fournaise marseillaise, me voilà de retour à Cluny pour ce festival qui me rend toujours nostalgique car j’y ai tant de souvenirs d’amis dont certains sont aujourdhui disparus. Cluny ou mon final estival en Saône et Loire dans cette Bourgogne sud généreuse, avec son abbaye millénaire, son haras national, ses gars et filles des Arts et Métiers en blouse grise.

C’est encore Didier Levallet qui en parle le mieux de son Jazz à Cluny devenu Jazz Campus en Clunisois depuis 2008. Mais c’est en 1977 que le contrebassiste et compositeur qui avait une maison à Lournand, entre Cluny et Taizé, le long de la Grosne, a pensé à des rencontres-ateliers de jazz. Déjà le partage et la transmission avec comme pierre angulaire de l’édifice clunisien les stages. Avec une connaissance de l’histoire du jazz qu’il n’hésite pas à enrichir des tendances actuelles pour la prolonger, la revivifier.

Mardi 20 Août, 20h 30, Théâtre Municipal.

Adèle Viret quartet : Close to the Water

En première partie de soirée, place au quartet de la violoncelliste Adèle Viret, lauréat de Jazz Migration#9, cet excellent dispositif créé en 2002 par l’Afijma, aujourd’hui AJC qui, avec ses tournées fait ainsi découvrir les jeunes pousses de la scène hexagonale.

J’avais découvert cette formation en mai dernier lors de l’édition de Jazz in Arles et une fois de plus, force est de constater la progression en trois mois après un nombre conséquent de concerts.

A vingt-quatre ans Adèle Viret a déjà une solide et belle expérience musicale, une approche chambrée, fidèle au jazz qu’elle réarrange et remodèle à grands traits sombres d’archet et en pizz délicats. Elle a formé son groupe avec des musiciens amis rencontrés lors de ses études au Conservatoire de Bruxelles. C’est une jeune fille qui va bien, pleine de vie et d’allegresse qui a des projets et de la musique plein la tête. Et ça s’entend dans cette formation soudée qui a déjà partagé de nombreuses aventures musicales dont celle si méconnue de Medinea. Elle n’hésite jamais à parler de ce projet original mené par le saxophoniste belge Fabrizio Cassol ( Aka Moon) magnifique concept qui unit des peuples et des cultures de la Méditerranée comme le Diwan de Daniel Barenboïm pour le classique.

SESSION MEDINEA INTERCULTURELLE – ORCHESTRE DES JEUNES DE LA MÉDITERRANÉE – YouTube

Mais Cluny occupe une place à part dans la saga familiale des Viret côté paternel : son père tout jeune s’y est arrêté un jour en remontant de Corse, déjà accueilli en stage par Didier Levallet. Entre ces cordes sensibles, ça frottait bien et on a retrouvé Jean Philippe Viret bien plus tard en tant que maître de stage cette fois. Je me souviens aussi d’un concert exceptionnel en trio avec Jean Charles Richard au baryton et François Thuillier au tuba vantant le registre des graves! Adèle a suivi l’exemple paternel, stagiaire en 2007 et 2008 chez Vincent Courtois, un autre de ses mentors ( elle en parle comme Vincent il y a vingt ans évoquait Jean Charles Capon) dont elle recommande les Ateliers du Violoncelle à Paris.

Le cycle de (l’éternel) retour à Cluny lui permet d’évoquer également Denis Badault récemment disparu (écoutez donc son dernier solo) qui l’a entraînée dans l’ONJ des Jeunes saison 2021 2022, en compagnie du batteur Pierre Hurty. Ce casting inédit, ouvert un peu plus sur l’Europe a fait revivre le répertoire de l’ancien directeur musical de l’ONJ ( 1991 à 1994) entre compositions originales et relectures de morceaux de Thelonious Monk, Charles Mingus et Duke Ellington.

Ce préambule plutôt long de la violoncelliste n’est pas inutile pour éclairer les orientations de sa musique, comment jouer cette partition très écrite: parfois dissonante dans ses coups d’archet, elle installe une couleur atmosphérique pour une musique chambrée que les lumières et vapeurs rendent encore plus pregnantes au grand dam des photographes. Mais le groupe ne reste pas sur ces impressions chambristes très longtemps. Oscar Viret son jeune frère et trompettiste, le pianiste très prometteur Wajdi Riahi la rejoignent ainsi que le batteur Pierre Hurty qui entre dans la danse pour une tournerie de musiques “trad” méditerranéennes et balkanique, un crescendo enflammé qui séduit le public.

On entend tout d’abord Novembre et Coral fantasy qui augure de ce premier album tout chaud sorti du pressage Close to the Water qu’elle pourra dédicacer à la fin du concert.

La mer encore et toujours. Entre grandes marées nordiques (du Cotentin avec le Triumviret familial qui s’exporte jusqu’au Japon), rivages Nord-Sud (expériences musicales marquantes à Malte, en Tunisie), ce délicat et délicieux rappel Ceux qui sont loin où le violoncelle devient guitare, une élégiaque ritournelle écrite dans le cadre enchanteur de la Fondation Camargo de Cassis, pendant une des sessions de Medinea.

On entendra encore Les Cloches, Made in (Méditerranée bien sûr, son tropisme est connu à présent) et Horizons où le duo fraternel très complice rapproche encore leurs timbres singuliers. L’assurance prise par le tout jeune trompettiste, plus à l’aise qu’à Arles est notable. Moins lunaire, encore que délicat et fragile, son timbre et son jeu peuvent évoquer sans doute inconsciemment Ralph Alessi et Ron Miles. D’ailleurs il a été remarqué par la trompettiste Airelle Besson (ancienne de Cluny également) qui a écouté les Viret suffisamment pour penser à eux dans son nouveau projet théâtral (création en février 25) pour violoncelle, trompette, piano, comédiens et chanteuse.

Adèle Viret Quartet – Jazz Migration

About — Adèle Viret (adeleviret.com)

Le trio Domancich-Bopp-Charolles.

Humoristique et décalé : Les jours rallongent

Pas sûr que ce soit vrai mais admettons… Anne Montaron et son ‘A l’improviste’ en 2018 sont à l’origine de ce drôle de trio, de trois “caractères” affirmés, indépendants et libres.
L’orchestration originale trombone-piano-batterie s’inscrit dans les Musiques à Ouïr du batteur: compositions personnelles de chacun(e), pièces hybrides pour des musiciens d’expérience qui savent se libérer dans l’improvisation la plus totale mais merveilleusement à l’aise dans l’exécution de partitions complexes et disciplinées. Ils nous font pénétrer dans leur drôle d’univers à la Michel Gondry, si vous voyez ce que je veux dire, nous invitant A la maison, pièce en trois courts mouvements du batteur, ponctués de grandes séquences d’improvisation en trio. Il poursuit en nous présentant un copain Wasabi, à moins que ce ne soit Osaka. Un chemin non balisé aux paysages originaux et climats déroutants. Un piano toujours sensible qui s’autorise une mélodie souterraine, obsédante par sa pulsation même, des répétitions qui débouchent sur une transe qui prend forme et sens. Avec parfois, fugacement un retour à Monk qui sut aussi se trouver des partenaires. Equilibre parfait, pas de prise de pouvoir, une musique expansionniste et généreuse, chacun apporte ses compositions qu’ils ne présenteront pas suffisamment cependant. Les jours qui rallongent, ils s’en fichent un peu, ils doivent se douter qu’on les suivra quand même, aimantés car on les connaît depuis longtemps. Peut être entend-on Evening de Sophia Domancich, la douce violente, percussive et percutante presqu’autant que son compère batteur- mélodie entre piano et trombone, improvisation libre entre piano et batterie, trombone et piano pour finir. Donc plus structuré qu’il n’y paraîtrait. As Sleigh Bells de Christiane Bopp est bluffant car la tromboniste joue et chante dans son instrument.

Un trio qui crée ce que l’on n’a pas souvent l’habitude d’entendre et avec une telle évidence… Notre propre fiction s’élabore à mesure que nous écoutons cette musique qui nous livre partiellement ses clés. Cela semble fou mais non, c’est pensé, mesuré et délivré avec une élégante désinvolture. Une sensibilité qui affleure mais jamais ne déborde, peut être des moments inaboutis mais de l’émotion dans des Instants qui chavirent, où la déstructuration et l’humour ne parviennent pas à rayer d’un trait l’émotion quand ça prend d’un coup entre piano et batterie à la faveur d’un long échange. Car Denis Charolles soutient, habille parfois en fond sonore, mitraille volontiers, ferraille, comble les vides, souligne les lignes de force de ses partenaires. Son jeu, festival sur caisse claire, grosse caisse, cymbales, sonnailles, sait s’accommoder des discontinuités évidentes recherchées par sa pianiste et des rugissements et ruades de la tromboniste aux sourdines. Si leurs rôles sont assez finement répartis, il serait plus juste d’évoquer des solistes construisant de pair leur interprétation. Et de toute façon, la mélodie ne fait pas toujours loi. Ce qui l’emporte au fond est infiniment plus subtil, une manière d’être et de jouer ensemble…

Mercredi 21 Août : La chanson des Balkans.

Elina Duni & Rob Luft Band, 21h, Théâtre municipal.

Changement de registre, sans vraiment de continuité stylistique avec la chanteuse d’origine albanaise Elina Duni particulièrement attendue, puisque le concert est archi-complet. Le public du festival exigeant et avisé est donc au courant de la réputation de cette chanteuse à la carrière internationale, star dans son pays, reconnue en Scandinavie, Allemagne, Suisse qui paradoxalement tourne assez peu en France.

Découverte lors d’un concert à Charlie free à Vitrolles en 2012 avec le jeune trio suisse de Colin Vallon, pianiste plus que doué, j’ai retrouvé mes premières sensations. Elle mélodisait déjà avec grâce d’une voix grave, sensuelle, des chants «folkloriques» comme on disait alors de son pays, de Grèce ou de Bulgarie. Le trio d’alors dont elle n’a gardé que le contrebassiste Patrice Moret recentrait l’ensemble vers le jazz et sa rythmique. Ce qui est moins le cas aujourd’hui.
Avec à propos, Elina présentait son itinéraire, un portrait musical en somme, éclairant le sens des chansons. Ce qu’elle continue fort heureusement à faire car la musique incantatoire et obsessionnelle des ballades est ainsi mieux comprise du public – pas vraiment polyglotte. Moins qu’elle assurément qui parle six ou sept langues, dont l’impossible dialecte suisse allemand schwizer dutsch… Il faut dire que l’égérie des Balkans a émigré à Genève toute jeune en 1992, avec sa mère, sortant ainsi de l’isolement de son pays.

Il y était question de bergères, d’histoires contées depuis la nuit des temps, de légendes d’au-delà de la montagne. Et en rappel, déjà pour plaire au public français, le groupe avait repris La Javanaise, le tube de Gainsbourg…qui figure encore au répertoire de ce soir avec Couleur Café sur un rythme de bossa pour rester dans une couleur décidément exotique, sur lequel tous chantent en choeur.

Serge Gainsbourg a toujours la côte et certains de ses succès, toujours les mêmes, sont un peu trop repris à mon goût. Pourtant la version étirée, déstructurée finement du quintet transforme ce qui pourrait être considéré comme un standard. Rob Luft a prévu pour le bis un arrangement du Black Trombone à la guitare acoustique dans une version volontiers jazzy annonce la chanteuse pour le festival de jazz.

Une affaire de mémoire et de sensations émerge progressivement de l’échange entre musiciens. Il y a bien du feu et du soufre dans la voix de cette Circé qui séduit irrésistiblement le public. Le tempérament volcanique de la chanteuse ne s’est guère apaisé d’autant qu’elle nous revient avec un autre équipage que celui de son dernier album signé chez ECM A time to remember. Des compositions fortement rythmées qui soulignent sa voix chaude, grave, voire rauque, terriblement sensuelle.

Ses vocalises sont doublées par le bugliste suisse ( de Vevey) Matthieu Michel, Clunisois d’adoption- il a joué ici en duo avec Franck Woeste) qui continue à donner des cours aux trois conservatoires de Lausanne, Zürich et Berne. Leur entente révélée dans le dernier album estampillé ECM Lost Ships est palpable. Véritable contrepoint, il soutient le chant tout comme le guitariste londonien Rob Luft, le complice idéal…

Le jeune guitariste touire au plaisir de jouer est un prodige de l’instrument dont il aime à rendre tous les effets possibles reproduisant par exemple les glissements (slide) avec ou sans bottleneck, usant à l’envi de ses pédales multicolores, de ses cables verts (plus chers que les pédales, en usage dans l’industrie aéronautique!). il appuie sans cesse sur celle réglant le volume car il se refuse aux attaques franches à la manouche, à faire la pompe, se tenant plutôt dans des vibrations et effleurements subtils et gracieux, jouant habilement du mediator, ne se posant jamais en guitar hero même s’il en connaît tous les gimmicks.

D’ une délicatesse électrisante, il écrit et compose, accompagne souvent en duo sa belle et a prévu pour le bis qu’il pensait unique de prendre sa guitare acoustique.

La chanteuse s’appuie et se régénère auprès de ce groupe qui va compter désormais avec le drumming efficace du Macédonien du Nord (Skopje) Viktor Filipovski : un interplay évident, elle essaie de ne pas prendre toute la lumière, poussant par exemple son contrebassiste, fidèle depuis les débuts, le Suisse Pascal Moret, à prendre des solos. Tous ont d’ailleurs concocté des déclinaisons variables selon les disponibilités de chacun, des duos voix-guitare, voix-bugle, des trios … Une idée judicieuse.

La Duni nous entraîne dans un univers toujours balkanisé puisqu’elle continue à reprendre des chansons traditionnelles de l’Europe méditerranéenne du sud-est (Albanie, Kosovo principalement) auxquelles s’ajoutent les influences de la grande chanson française ( quatre titres donc de Serge Gainsbourg dont Ces petits riens, Charles Aznavour Hier encore) sans oublier des compositions originales ( un poème Absence de son compatriote Ismaïl Kadaré, disparu en juillet 2024 dont elle donne la traduction “Quelques gouttes de pluie ont frappé à la vitre et j’ai soudain senti combien tu me manquais”). On retiendra également l’émouvant Evasion de la poétesse juive la Belge Esther Granek où l’évocation austère, plus encore mélancolique repose sur les arpèges de guitare, la plainte du bugle suggérant le flux sans cesse renouvelé de l’eau, le rythme incessant des marées.

Au delà des langues et des genres, voilà des histoires racontées par des femmes qui attendent le retour de leur homme, tout un folklore qu’elle dynamise volontiers. Le voyage est dans sa nature, elle sait ce que Partir (titre de l’un de ses albums) veut dire. Elle chante l’exil sans toujours espoir de retour avec une voix qu’elle agrémente d’ un peu trop de joliesses et de fioritures dans ses scats qui tirent vers l’aigu. Son chant ne parle que d’amour déçu, d’attente, de retour improbable, du temps qui sépare, d’arrachement. Ces chants traditionnels étaient perçus pendant la dictature comme des éléments de propagande, elle les reprend volontiers en les revisitant pour leur redonner leur sens. La fille des vagues par exemple chantée en polyphonie par des voix seules de la côte albanaise au sud ouest du pays, est une complainte qui demande aux Oiseaux si l’amoureux est toujours en vie. Ses mots de rupture, de perte sont bizarrement contredits par la musique pleine d’allant, le plus souvent, les rythmes vifs, chaloupés. Son tempérament de bohémienne intrépide en fait une Carmen qui danse pieds nus, toute à sa liberté et à ses amours. Elle ne verse pas ce soir sur le versant du blues à la Billie Holiday . C’est pourtant en écoutant sa reprise immédiate et sensible de I’m a fool to want you du Lady in Satin de Lady Day que Didier Levallet fut conquis. On entendra un seul standard écrit par Ann Ronnell en 1932 Willow Weep For Me? chanté par Billie et Nina (et aussi par Ella) complètement transformé par un arrangement de Rob Luft sur des rythmiques maliennes à la Ali Farka Touré . Une vision décomplexée de cette jeune scène européenne.

Le public est tellement heureux qu’il en redemande et c’est avec plaisir que le groupe revient après un premier rappel pour une chanson trad qui devient vite une transe adressée à l’astre lunaire, une lune spécialement grosse et brillante ces jours-ci, pas bleue mais rousse, même si les Anglo-Saxons parlent de “Once in a blue moon”… pour en célébrer la rareté.

A suivre…