Retour sur le Festival de la Petite Pierre
Le Festival de jazz de la Petite Pierre (dans le parc national des Vosges) proposait pour sa quinzième édition une série de belles affiches. En point d’orgue: le duo Archie Shepp-Joachim Kühn qui restera dans les mémoires.
Photo: Valentin Laurent
Les festivals de jazz, pendant les mois d’été, il y en a pléthore. Cela devient presque difficile de trouver une ville qui n’ait pas le sien (ceci n’est pas une plainte). Pourquoi parler de celui-ci plutôt qu’un autre? Parce qu’il ne se contente pas de proposer au public des affiches clé en main mais tente aussi de faire une place à des concerts inédits fomentés par Valentine Wurtz et Alex von Arx, les deux programmateurs au nez creux. Cette année, en plus duo Shepp-Kühn, le festival s’était réservé l’exclusivité de Shai Maestro en solo, du duo Tuck and Patti, et la primeur du nouveau projet d’Airelle Besson avec Edouard Ferlet et Stéphane Kerecki.
Nous allons reparler de tout cela. Mais d’abord plantons un peu le décor. Car le charme du festival réside aussi dans ce village de la Petite Pierre et dans les paysages qui l’entourent (nous sommes dans le parc des Vosges du Nord). Le village se distribue en deux parties. La partie haute, sur une butte, à 460 mètres d’altitude, se presse près de l’Eglise, du château du XIIe siècle, et de la citadelle construite par Vauban.
C’est là que se trouve la scène extérieure, place Jerri Hans, coincée entre les remparts de la citadelle et l’église dite simultanée (le choeur dévolu aux catholiques, et nef pour les Protestants, par décision sans appel du roi Louis XIV). Quelques arbres se penchent sur la scène comme des fées bienveillantes. Dans la partie basse, plus étendue (ici désignée sous le nom de « faubourg ») se trouvent de vénérables hôtels et restaurants qui ont gardé leurs délicieux noms d’autrefois: Hôtel des trois Roses, Hôtel des Vosges, Restaurant du coq blanc, Restaurant du lion d’or (où je lis sur le menu du jour un « pâté comme faisait mon grand-père » qui me ravit). Donc un joli village alsacien typique, avec ses maisons en grès rose, ses géraniums rouge et blancs aux balcons, ses tuiles rondes (ici on dit « Bieberschwann », « en queue de castor »). Le nom du village , Petite Pierre, est plus compréhensible en Latin: Parva Petra, « la pierre pauvre », qui désigne précisément le grès. « Ça veut dire qu’on peut construire avec mais qu’il faut quand même faire attention » résume Denis Longhi, un des bénévoles du festival.
Que le lecteur éventuel qui n’a pas encore décroché se rassure:je n’oublie pas de parler de musique, et n’entends pas me transformer en Jean-Paul Ollivier du jazz. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, je dois dire quelques mots de Denis. Il est donc l’un de ces indispensables bénévoles qui font les « runs », autrement dit qui vont chercher les artistes et les journalistes et les ramènent. Il a une petite étiquette à sa ceinture: « Je suis gentil, je suis poli, je sens bon ». Quand je le vois la première fois il précise: « Y a peut-être une ou deux de ces affirmations qui se vérifient pas ». Denis a pris ses quartiers dans les environs du 12e degré (Lassé du second degré, il a creusé). Par exemple, il appelle les Français de l’intérieur « les Blancs », ce qui fait tousser aussi bien les Alsaciens que les Français dits de l’intérieur. L’un de ses expressions favorites est : « Dans ma Ford intérieure ». Le premier jour, il s’occupe de ce journaliste de Jazz Magazine un peu bêta, qui est venu au festival en slip et en tongues, et découvre, ô surprise, qu’en Alsace, à 400m d’altitude, même au mois d’août, ça peut cailler. Donc Denis m’emmène au super-U (« Ici on dit Subaru ») pour acheter quelques liquettes et j’apprends plus avec lui en sur l’Alsace en 30 minutes que si j’avais lu le Routard, Le Guide Bleu, ou Pif Magazine. On passe devant des petits villages. Certains ont voté Marine Le Pen aux présidentielles. Denis hausse les épaules: « Dans le slogan « Mains propres et tête haute », certains ont surtout retenu « mains propres ». Ici on aime que les géraniums soient propres. Enfin, c’est ce que je me dis dans ma Ford intérieure. Mais attends…tu vas pas noter tout ce que je dis quand même? ». Denis possède aussi une belle collection de proverbes en dialecte alsacien qui me ravissent. Il m’apprend qu’en alsacien un pisse-froid se dit « A dodwaggala Bramser » (il me l’écrit) c’est à dire, mot à mot, « un freine-corbillard ».
C’est donc Denis qui, après le Subaru, m’emmène premier concert auquel j’assiste, celui de Shai Maestro, dans le cadre du musée Lalique. On connaît ce jeune pianiste israélien depuis qu’il a tenu les claviers chez Avishai Cohen avant de voler de ses propres ailes. Shai Maestro aborde l’exercice avec une intense concentration. Il se tient debout, les mains jointes, les yeux fermés. Il regarde un petit papier qu’il dépose ensuite sur le piano avant de plaquer ses premières notes comme on se jette dans une eau glacée. Son concert commence par une évocation libre du Smile de Charlie Chaplin. Ce morceau,en réalité ne va pas le quitter pendant une heure, voletant autour de son piano comme un papillon têtu, et Shai Maestro y reviendra plusieurs fois, l’explorant sous des angles à chaque fois différent. D’autres thèmes s’invitent dans ses improvisations, on entend passer My favorite things, Embraceable you, ou certaines des compositions de Shai maestro, comme Hoping that, dédié, précise-t-il, à tous ceux, Israéliens ou Palestiniens, « qui ont perdu l’habitude de voir en l’autre un être humain ». Si Smile ne quitte pas l’esprit de Shai maestro, c’est sans doute que cette mélodie, hyper-lyrique, hyper-sentimentale (hyper sublime aussi) est en adéquation avec son tempérament et son univers. On retrouve en effet tout cela dans ses improvisations, une musique sentimentale, émotive mais que son ancrage rythmique préserve des facilités: quand il improvise Shai maestro fixe un point devant lui, secouant la tête comme s’il écartait des idées (à ce niveau de musiclité, le problème n’est pas de trouver des idées, mais d’écarter les mauvaises) et fredonne en même temps le tic-tac d’une cymbale invisible (ça donne quelque chose comme « Ttt-Ttt-Ttt »). A certains moments, ses improvisations prennent la forme d’un torrent irrésistible, et Shai Maestro semble autant que le public, emporté par cette musique qui naît sous ses doigts. Shai Maestro offre plus d’une heure d’improvisation lyrique et intense, ne s’économise pas alors qu’il doit donner un deuxième concert dans la soirée. Le concert terminé, je jette un oeil indiscret sur le petit papier qu’il a consulté avant de commencer ses improvisations. A côté d’une liste de standards, il a inscrit cette phrase : « Make it real! ».
Photo : Valentin Laurent
La vedette du deuxième soir, c’est Hiromi Uehara, en duo avec un harpiste colombien surdoué, Edmar Castaneda. Mais c’est aussi la pluie. La place Jerri Hans a un cachet inestimable mais le velum qui la recouvre ne protège pas contre une averse de l’ordre de celle qui s’abat sur la Petite Pierre ce soir-là. Au bout d’un morceau seulement, Hiromi s’interrompt. La tension se lit sur le visage des deux programmateurs, Valentine Wurtz, et Alex von Arx. Hiromi va t’elle décider qu’elle a son comptant de bourrasques? Les gens s’abritent comme ils preuvent, sous des parapluies ou des ponchos transparents, ou sous le porche de l’Eglise. Mais ils restent. Au bout d’une dizaine de minutes, ils sont récompensés. Hiromi, qui est elle même une petite tornade, décide qu’elle ne va pas se laisser casser les pieds par une plus grande tornade qu’elle, et qu’on va voir ce qu’on va voir. Elle joue « What a wonderful world » comme pour défier les éléments. La vraie bourrasque, c’est elle. Son jeu de piano est festif, exubérant, avec des cavalcades à perdre haleine sur le clavier. On dirait parfois qu’elle griffe son instrument. Son harpiste Edmar Castaneda fait bien plus que lui donner la réplique, avec sa manière de prendre sa harpe à rebrousse-poil qui le transforme à volonté en bassiste électrique (l’une de ses compositions est d’ailleurs dédiée à Jaco pastorius). Hiromi met le public dans sa poche avec ses tourneries hypnotiques et ses accords fracassants. J’avoue que je ne suis pas un inconditionnel de ce pianisme spectaculairement virtuose. Le meilleur moment du concert, à mon goût, c’est le rappel, lorsqu’elle joue un magnifique Libertango (Astor Piazzola) tout en toucher, et dépouillé de la moindre ostentation pianistique.
Le lendemain, Hugues Coltman est confronté lui-aussi à la pluie. Il s’est entouré de super musiciens, des « tueurs » comme on dit dans le milieu, pour revisiter un répertoire éclectique (estampillé « New Orleans » mais en fait plus vaste puisque le groupe va jouer Caravan, all of me, Stardust, Let’s face the music and danse, Skylark…). Nommons quelques uns de ces tueurs: Fred Couderc, sax baryton, Pierre Bertrand (sax alto, et arrangements), Benjamin Moussay (piano), Jérôme Etcheberry (trompette)…Quant au chanteur, Hugues Coltman, qui n’est pas a priori estampillé jazz mais on s’en fout, il swingue en souplesse, sans donner l’impression de jamais forcer sa voix. Comme avec Hiromi, hier, la pluie décuple sa générosité, il fait même quelques incursions dans le public comme s’il voulait partager les intempéries avec lui. En rappel, une sublime ballade, All the sad young men, avec une introduction d’une délicatesse infinie de Benjamin Moussay, et Hugues Coltman qui pour la première fois laisse entrevoir la trame de sa voix, et ses fêlures. Très beau.
Le lendemain, le temps persiste à rester gris et froid, et les éclaircies aussi rares que les connexions. Cela décide les organisateurs à jouer la carte de la sécurité pour la venue de Jan Garbarek, un des temps forts du festival: la salle polyvalente plutôt que la scène en plein air.
Photo: Valentin Laurent
Garbarek arrive avec une chemise à carreaux bleue, son ténor dans son étui, comme un couffin. Il se campe bien droit sur ses jambes, …et joue. De tout le concert on n’entendra pas une seule fois le son de sa voix, même pour la présentation des musiciens. Il ne viendrait à personne pourtant l’idée de taxer son attitude d’arrogante car Il donne un généreux concert de plus de deux heures de musique. Un certain nombre de malentendus circulent sur Garbarek. On voit parfois en lui le prophète des grandes étendues nordiques alors qu’il a passé une partie de sa carrière à dialoguer avec l’orient (voir son disque de 1994 avec Anouar Brahem, voir aussi Ragas and Sagas de 1992). L’autre lieu commun qui lui colle à la peau consiste à qualifier sa musique de « planante ». Or, plusieurs morceaux joués ce soir (un certain nombre sont issus de son album de 1992, I took up the runes) mettent les choses au point et font entendre une musique incarnée, mordante, vigoureuse. Lui-même, au soprano ou au ténor, a parfois des inflexions d’un musicien de rythm’n blues, et des passages staccato très énergiques (je note sur mon carnet, « style morse de Garbarek »). Son bassiste Yuri Daniel contribue à lui donner une assise solide et terrienne avec des basses lourdes, grasses, mais chantantes. En dehors de la relation entre Garbarek et son bassiste le concert se déroule plutôt comme une juxtaposition de beaux moments. Le percussionniste Trilok Gurtu et le pianiste Rainer Brunin-Ghaus semblent avoir du mal à se fondre dans l’ensemble. Trilok Gurtu prend vers la fin du concert un solo (certes inventif) mais qui dure plus de dix minutes. Chouette mais hors sol. Garbarek laisse faire, adossé à un lyrisme qui l’emmène bien loin de ces contingences d’ego.
Le lendemain, le festival présente une des exclusivités du cru 2017, le duo Tuck and Patti.
Photo: Valentin Laurent
Ce couple de musiciens fait de la musique ensemble depuis 39 ans sans se détester. C’est déjà en soi extraordinaire. Mais ce n’est pas la raison première de leur venue. S’ils sont là, c’est que musicalement, ce qui se passe entre eux est plus que jamais formidable. Leur répertoire tourne autour de la soul, du gospel et du jazz. Patti commence son concert par une composition immortelle du grand trompettiste Clifford Brown: Joy Spring. Un peu plus tard, elle chantera un autre standard, My Romance, en improvisant à chaque fois avec une musicalité et un naturel assez stupéfiants (elle est tout le contraire de ces chanteuses qui, quand elles passent au scat, ont l’air d’un sauteur à la perche qui prend son élan). Sa voix est ample, chaude, dorée, avec des graves magnifiques. Entre deux chansons, Patti se moque gentiment de son mari et accompagnateur Tuck Andress, bouille d’enfant rêveur et cheveux gris, épinglant sa manière de ne pas boire d’alcool, de ne pas manger de viande. On comprend vite que son seul alcool, son unique viande, c’est sa guitare électrique. Ses mains voltigent sur les cordes. Il accompagne Patti en utilisant tous les effets dont dispose un guitariste virtuose (single notes, accords, cordes frappées avec la paume de la main, tantôt délicat et mélodique, tantôt percussif. Il joue en solo deux titres ( man in the mirror, de Michael jackson, et Europa de Santana). Eblouissant. Plus tard, en coulisses, quelqu’un lui demande quel musicien l’impressionne le plus. Il ne répondra pas Wes Montgomery, maître de ses jeunes années, ni Jimi hendrix. Il répondra, et sans hésiter: Art tatum!.
Le concert de Tuck and Patti est suivi d’une soirée consacrée à la trompette. D’abord avec le quartet d’Airelle Besson avec la chanteuse Isabelle Sörling, presque dans un rôle de co-leader tant la musique est construite autour de sa voix.
Photo: Valentin Laurent
Après Préludes, album intimiste en duo avec Nelson Veras, Airelle Besson semble avoir eu envie de légèreté. Sur son dernier disque Radio One, ses compositions s’apparentent à des chansons, et le morceau éponyme Radio One, possède une séduction pop immédiate. La voix d’Isabelle Sörling, assortie d’effets, d’échos, de déformations diverses est au coeur du dispositif. Fragile en apparence, elle est capable d’aigus frémissants. La complémentarité est parfaite avec Airelle Besson dont le lyrisme et le sens mélodique s’établissent plutôt dans les graves et les mediums. La voix d’Isabelle Sörling apporte aussi une dimension de sauvagerie et de folie à cette musique. Le pianiste Yvan Robilliard, qui remplace Armel Dupas ou Benjamin Moussay, est remarquable. Son introduction sur Around the World est ciselée avec beaucoup de grâce et de goût. Il possède, entre autres qualités,un sens de l’espace. On peut entendre ce pianiste sur la longueur dans son disque en solo The Unspoken (écoutez par exemple Russian Spirit).
Après Airelle Besson, le trompettiste norvégien Nils Peter Molvaer conclut cette soirée dédiée à la trompette.
Photo : Valentin Laurent
Nils Peter Molvaer joue des fragments mélodiques, avec un son tantôt nu, tantôt habillé d’échos et de grésillements divers. Ses notes ont un poids impressionnants, en particulier ses aigus,qui semble sculptés dans du basalte. C’est un art du silence habité. Pour qu’un silence soit habité, cela se joue à peu de choses. Cela dépend de l’instrumentiste, bien sûr, mais aussi de ce qu’il y a autour de lui: en l’occurrence un guitariste bardé d’effets, Eivind Aarset, qui lance des textures tantôt délicates, tantôt furieusement saturées, toujours inventives. Le batteur Samuel Rohrer saupoudre la trompette de Molvaer de délicats effets électroniques, et se montre aux balais d’une grande musicalité sur le seul standard du concert, Nature Boy. Musique profonde, onirique, quelques longueurs.
On approche la fin du festival. Le temps s’améliore, pas les connexions. Je commence à être connu parmi les bénévoles comme le type bizarre qui aime les proverbes alsaciens. Je passe régulièrement dans la « war room » de l’ancien presbytère où se gèrent les allées et venues des différents artistes en particulier avec Valentine Wurtz et Alex von Arx à la maneuvre. On entend des choses comme « Tu as ramené les 3 Nils à Hambourg? » ou « Qui se charge de récupérer les 4 Garbarek à Stuttgart? ». Tiens Voilà Denis. Encore un run. Il grimace: « Ah,j’ai mal à la croix » (la croix c’est le dos en Alsacien). Avant de partir il me laisse un nouveau proverbe: « Ich kann mich umdräje’ wie I’ will, ich hab’ immer d’arsch hinte' », autrement dit: « Je peux me tourner et me retourner tant que je veux, j’aurai toujours mon trou du cul derrière moi » (je demande pardon aux amateurs de jazz et de poésie qui lisaient cette chronique jusqu’à ce regrettable dérapage). Heureusement, une autre bénévole, Nathalie, relève un peu le niveau. Elle me cite une phrase que les cigognes sont censés adresser aux petits enfants qu’elles déposent dans les foyers alsaciens : « Reddo wie dir de schnawel gewachse esch », autrement dit « parle comme le bec t’a poussé », soit une claire réhabilitation du dialecte…
Quand je ne traîne pas du côté du presbytère, je fais des promenades en forêt. Autour de la Petite Pierre, on trouve des dizaines de magnifiques ballades forestières pour tous les goûts, les marcheurs chevronnés avec bâton de ski aussi bien que pour les bobos parisiens en espadrilles (je parle de moi).Je me contente donc de balades pour minimes ou cadets, comme celle du rocher blanc, avec ses sentiers encadrés de fougères et d’orties, ses dalles de grès moussus qui affleurent, et ces petits objets oranges sur les bas-côtés, posés là sans doute par quelques fonctionnaires de l’office de tourisme consciencieux, pour briser j’imagine la monotonie de la verdure (après renseignement, on m’informe qu’il s’agit de limaces). La balade du rocher au corbeau vaut le coup d’oeil aussi, avec cette trouée, le jardin des poètes, où l’on apprend que Goethe et René Char ont médité sur ces arbres, sur ce ciel. En regardant bien on trouverait peut-être des filaments de rêverie, accrochés aux arbres comme des guirlandes.
Tiens, le temps s’est éclairci. Le festival a rejoint la scène extérieure. Airelle Besson, Stéphane Kerecki, Edouard Ferlet présentent leur nouveau projet ( disque à venir) autour des grands compositeurs classiques et de leurs propres compositions
Photo: Valentin Laurent
Sur le deuxième morceau ( je crois qu’il s’agit d’une composition de Kerecki) le pianiste et le contrebassiste mettent en place un groove imparable, comme s’ils souhaitaient pousser Airelle Besson dans ses retranchements. Celle-ci tient fermement le choc et tire de sa trompette des nuances plus exubérantes (avec même des effets de growl!). Le morceau suivant est un monument du répertoire classique, la Pavane pour une infante défunte de Ravel. Elle joue le thème avec une sorte d’émotion retenue, sans rien de trop, qui bouleverse. Le jeu d’Airelle Besson est une merveille dans les graves et les mediums, avec une sonorité douce mais incarnée, cuivrée (on n’est pas ici dans de la trompette éthérée) et quelques incursions dans les aigus (qui ne sont pas chez elle, l’enjeu d’une vaine haltérophilie, mais d’une narrativité et d’une poétique différente un peu à la manière du grand Kenny Wheeler). Dans ses improvisations, les notes sont pensées et pesées, toujours avec une grande clarté d’énonciation mais aussi (notamment par des effets de demi-piston) des notes effleurées, suggérées, qui mettent un peu de brouillard dans la ligne claire des paysages qu’elle dessine. En rappel le trio reprend un autre monument du classique, la Pavane de Fauré, et c’est la même magie, la même émotion.
Photo Valentin Laurent
Après ce concert, vers 21h30, Archie Shepp et Joachim Kühn sont donc annoncés pour leur unique rencontre de l’été. Les deux hommes s’étaient croisés en 2009 pour un disque en duo, Wo!Man, et s’étaient retrouvés à diverses reprises ensuite. Shepp apparaît en bas de la scène. Il est comme toujours tiré à quatre épingles, chapeau à ruban marron, écharpe blanche. Il grimpe avec difficulté mais dignité l’escalier qui mène à la scène. On lui apporte ses deux sax, le ténor et le soprano qu’on pose sur une table devant lui. Malgré ses articulations qui grincent, sa prestance est impressionnante. Il transforme les hésitations de son pas en démarche chaloupée. Puis il s’adosse au tabouret (on sent qu’il fait une différence très nette entre s’adosser et s’asseoir). Kühn de son côté s’asseoit à son clavier, très concentré, très attentif à son partenaire. Lors du premier morceau, une superbe ballade de Kühn, Shepp est un peu hésitant. Il joue en pointillés, tente quelques notes graves qui ne le satisfont pas, le bec du ténor a du mal à trouver sa place dans sa bouche. Il ressemble à un chat qui aurait avalé un poisson un peu trop gros: certaines arêtes ont du mal à passer. Kühn redouble d’effors pour soutenir son ami (il a assez d’énergie pour deux).
Photo: Valentin Laurent
Du piano montent des traits irrésistibles, allègres, inventifs, tantôt limpides tantôt bouillonnants. Shepp s’y réchauffe. Au deuxième morceau, c’est mieux. Le son de Shepp commence à développer ses arômes. Premiers cris, premiers feulements.
Photo: Valentin Laurent
Au troisième morceau, ça y est. C’est le merveilleux Lonely Woman d’Ornette Coleman. Quelle version incroyable donnée par les deux musiciens! C’est une Lonely Woman déchirée avec une infinie tendresse, par un Shepp qui se met lui-même en lambeaux, plus que jamais poète des écorchures. On revient au thème, une fois, deux fois, Shepp ne semble pas vouloir l’abandonner. Il ne lâche pas la main de sa Lonely Woman, pousse tantôt des cris furieux, tantôt des cris plaintifs de petit enfant. Il semble le père de cette Lonely Woman, et son nourrisson. Après avoir tendu sa main à la Lonely Woman, Shepp donne son bras à la Sophisticated Lady d’Ellington, et c’est de nouveau sublime, comme chaque fois que Shepp interprète Duke (avec lequel il a fugitivement partagé la scène en 1969, des images existent). Il joue avec bravoure, met ses faiblesses à nu, les regarde en face, les partage, il en sort grandi, et nous réchauffés. Son vibrato est toujours aussi énorme, c’est un art émotionnel mais pas un art sentimental. D’autres thèmes suivent, essentiellement des ballades, Stablemates, Eternal Voyage de Kühn (soit dit en passant, cette soirée aura mis en valeur de manière éclatante, pour ceux qui l’ignoraient encore, le talent de compositeur de Kühn). La soirée se clôt sur un inoubliable Body and Soul plein de balafres, énoncé avec une tendresse ornementée de vociférations. A la fin, Shepp et Kühn improvisent à deux voix et Shepp termine sur un énorme son dans les graves: Toujours là, toujours vivant, toujours en colère.
Photo: Valentin Laurent
On reverra Shepp le lendemain, mais en spectateur cette fois, pour le concert de la chanteuse Marion Rampal, qui partage régulièrement la scène avec lui ces dernières années (on se souvient notamment de son interprétation frémissante du You’re blasé, il y a un an, à La Villette). Elle joue des titres de son dernier disque Main Blue, issue d’un voyage initatique à la Nouvelle Orléans, dans lequel elle évoque la ville et ses habitants loin des clichés habituels. Ses moyens vocaux exceptionnels sont toujours au service de l’émotion. Elle a une manière très originale de se servir de certains enregistrements d’habitants prélevés lors de son séjour qui donne une dimension supplémentaire à ses chansons. Elle chante, a capella, une chanson de marin bouleversante, (« Et si mon coeur voit le printemps/ Au bord de l’eau toi tu m’attends »). Shepp, un peu à l’écart, l’écoute attentivement. C’est cette ultime image que j’emporte du festival: Shepp, dans l’ombre, assis près de l’église, écoutant Marion Rampal avec une attention bienveillante, dans une immobilité de statue.
JF Mondot
|Le Festival de jazz de la Petite Pierre (dans le parc national des Vosges) proposait pour sa quinzième édition une série de belles affiches. En point d’orgue: le duo Archie Shepp-Joachim Kühn qui restera dans les mémoires.
Photo: Valentin Laurent
Les festivals de jazz, pendant les mois d’été, il y en a pléthore. Cela devient presque difficile de trouver une ville qui n’ait pas le sien (ceci n’est pas une plainte). Pourquoi parler de celui-ci plutôt qu’un autre? Parce qu’il ne se contente pas de proposer au public des affiches clé en main mais tente aussi de faire une place à des concerts inédits fomentés par Valentine Wurtz et Alex von Arx, les deux programmateurs au nez creux. Cette année, en plus duo Shepp-Kühn, le festival s’était réservé l’exclusivité de Shai Maestro en solo, du duo Tuck and Patti, et la primeur du nouveau projet d’Airelle Besson avec Edouard Ferlet et Stéphane Kerecki.
Nous allons reparler de tout cela. Mais d’abord plantons un peu le décor. Car le charme du festival réside aussi dans ce village de la Petite Pierre et dans les paysages qui l’entourent (nous sommes dans le parc des Vosges du Nord). Le village se distribue en deux parties. La partie haute, sur une butte, à 460 mètres d’altitude, se presse près de l’Eglise, du château du XIIe siècle, et de la citadelle construite par Vauban.
C’est là que se trouve la scène extérieure, place Jerri Hans, coincée entre les remparts de la citadelle et l’église dite simultanée (le choeur dévolu aux catholiques, et nef pour les Protestants, par décision sans appel du roi Louis XIV). Quelques arbres se penchent sur la scène comme des fées bienveillantes. Dans la partie basse, plus étendue (ici désignée sous le nom de « faubourg ») se trouvent de vénérables hôtels et restaurants qui ont gardé leurs délicieux noms d’autrefois: Hôtel des trois Roses, Hôtel des Vosges, Restaurant du coq blanc, Restaurant du lion d’or (où je lis sur le menu du jour un « pâté comme faisait mon grand-père » qui me ravit). Donc un joli village alsacien typique, avec ses maisons en grès rose, ses géraniums rouge et blancs aux balcons, ses tuiles rondes (ici on dit « Bieberschwann », « en queue de castor »). Le nom du village , Petite Pierre, est plus compréhensible en Latin: Parva Petra, « la pierre pauvre », qui désigne précisément le grès. « Ça veut dire qu’on peut construire avec mais qu’il faut quand même faire attention » résume Denis Longhi, un des bénévoles du festival.
Que le lecteur éventuel qui n’a pas encore décroché se rassure:je n’oublie pas de parler de musique, et n’entends pas me transformer en Jean-Paul Ollivier du jazz. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, je dois dire quelques mots de Denis. Il est donc l’un de ces indispensables bénévoles qui font les « runs », autrement dit qui vont chercher les artistes et les journalistes et les ramènent. Il a une petite étiquette à sa ceinture: « Je suis gentil, je suis poli, je sens bon ». Quand je le vois la première fois il précise: « Y a peut-être une ou deux de ces affirmations qui se vérifient pas ». Denis a pris ses quartiers dans les environs du 12e degré (Lassé du second degré, il a creusé). Par exemple, il appelle les Français de l’intérieur « les Blancs », ce qui fait tousser aussi bien les Alsaciens que les Français dits de l’intérieur. L’un de ses expressions favorites est : « Dans ma Ford intérieure ». Le premier jour, il s’occupe de ce journaliste de Jazz Magazine un peu bêta, qui est venu au festival en slip et en tongues, et découvre, ô surprise, qu’en Alsace, à 400m d’altitude, même au mois d’août, ça peut cailler. Donc Denis m’emmène au super-U (« Ici on dit Subaru ») pour acheter quelques liquettes et j’apprends plus avec lui en sur l’Alsace en 30 minutes que si j’avais lu le Routard, Le Guide Bleu, ou Pif Magazine. On passe devant des petits villages. Certains ont voté Marine Le Pen aux présidentielles. Denis hausse les épaules: « Dans le slogan « Mains propres et tête haute », certains ont surtout retenu « mains propres ». Ici on aime que les géraniums soient propres. Enfin, c’est ce que je me dis dans ma Ford intérieure. Mais attends…tu vas pas noter tout ce que je dis quand même? ». Denis possède aussi une belle collection de proverbes en dialecte alsacien qui me ravissent. Il m’apprend qu’en alsacien un pisse-froid se dit « A dodwaggala Bramser » (il me l’écrit) c’est à dire, mot à mot, « un freine-corbillard ».
C’est donc Denis qui, après le Subaru, m’emmène premier concert auquel j’assiste, celui de Shai Maestro, dans le cadre du musée Lalique. On connaît ce jeune pianiste israélien depuis qu’il a tenu les claviers chez Avishai Cohen avant de voler de ses propres ailes. Shai Maestro aborde l’exercice avec une intense concentration. Il se tient debout, les mains jointes, les yeux fermés. Il regarde un petit papier qu’il dépose ensuite sur le piano avant de plaquer ses premières notes comme on se jette dans une eau glacée. Son concert commence par une évocation libre du Smile de Charlie Chaplin. Ce morceau,en réalité ne va pas le quitter pendant une heure, voletant autour de son piano comme un papillon têtu, et Shai Maestro y reviendra plusieurs fois, l’explorant sous des angles à chaque fois différent. D’autres thèmes s’invitent dans ses improvisations, on entend passer My favorite things, Embraceable you, ou certaines des compositions de Shai maestro, comme Hoping that, dédié, précise-t-il, à tous ceux, Israéliens ou Palestiniens, « qui ont perdu l’habitude de voir en l’autre un être humain ». Si Smile ne quitte pas l’esprit de Shai maestro, c’est sans doute que cette mélodie, hyper-lyrique, hyper-sentimentale (hyper sublime aussi) est en adéquation avec son tempérament et son univers. On retrouve en effet tout cela dans ses improvisations, une musique sentimentale, émotive mais que son ancrage rythmique préserve des facilités: quand il improvise Shai maestro fixe un point devant lui, secouant la tête comme s’il écartait des idées (à ce niveau de musiclité, le problème n’est pas de trouver des idées, mais d’écarter les mauvaises) et fredonne en même temps le tic-tac d’une cymbale invisible (ça donne quelque chose comme « Ttt-Ttt-Ttt »). A certains moments, ses improvisations prennent la forme d’un torrent irrésistible, et Shai Maestro semble autant que le public, emporté par cette musique qui naît sous ses doigts. Shai Maestro offre plus d’une heure d’improvisation lyrique et intense, ne s’économise pas alors qu’il doit donner un deuxième concert dans la soirée. Le concert terminé, je jette un oeil indiscret sur le petit papier qu’il a consulté avant de commencer ses improvisations. A côté d’une liste de standards, il a inscrit cette phrase : « Make it real! ».
Photo : Valentin Laurent
La vedette du deuxième soir, c’est Hiromi Uehara, en duo avec un harpiste colombien surdoué, Edmar Castaneda. Mais c’est aussi la pluie. La place Jerri Hans a un cachet inestimable mais le velum qui la recouvre ne protège pas contre une averse de l’ordre de celle qui s’abat sur la Petite Pierre ce soir-là. Au bout d’un morceau seulement, Hiromi s’interrompt. La tension se lit sur le visage des deux programmateurs, Valentine Wurtz, et Alex von Arx. Hiromi va t’elle décider qu’elle a son comptant de bourrasques? Les gens s’abritent comme ils preuvent, sous des parapluies ou des ponchos transparents, ou sous le porche de l’Eglise. Mais ils restent. Au bout d’une dizaine de minutes, ils sont récompensés. Hiromi, qui est elle même une petite tornade, décide qu’elle ne va pas se laisser casser les pieds par une plus grande tornade qu’elle, et qu’on va voir ce qu’on va voir. Elle joue « What a wonderful world » comme pour défier les éléments. La vraie bourrasque, c’est elle. Son jeu de piano est festif, exubérant, avec des cavalcades à perdre haleine sur le clavier. On dirait parfois qu’elle griffe son instrument. Son harpiste Edmar Castaneda fait bien plus que lui donner la réplique, avec sa manière de prendre sa harpe à rebrousse-poil qui le transforme à volonté en bassiste électrique (l’une de ses compositions est d’ailleurs dédiée à Jaco pastorius). Hiromi met le public dans sa poche avec ses tourneries hypnotiques et ses accords fracassants. J’avoue que je ne suis pas un inconditionnel de ce pianisme spectaculairement virtuose. Le meilleur moment du concert, à mon goût, c’est le rappel, lorsqu’elle joue un magnifique Libertango (Astor Piazzola) tout en toucher, et dépouillé de la moindre ostentation pianistique.
Le lendemain, Hugues Coltman est confronté lui-aussi à la pluie. Il s’est entouré de super musiciens, des « tueurs » comme on dit dans le milieu, pour revisiter un répertoire éclectique (estampillé « New Orleans » mais en fait plus vaste puisque le groupe va jouer Caravan, all of me, Stardust, Let’s face the music and danse, Skylark…). Nommons quelques uns de ces tueurs: Fred Couderc, sax baryton, Pierre Bertrand (sax alto, et arrangements), Benjamin Moussay (piano), Jérôme Etcheberry (trompette)…Quant au chanteur, Hugues Coltman, qui n’est pas a priori estampillé jazz mais on s’en fout, il swingue en souplesse, sans donner l’impression de jamais forcer sa voix. Comme avec Hiromi, hier, la pluie décuple sa générosité, il fait même quelques incursions dans le public comme s’il voulait partager les intempéries avec lui. En rappel, une sublime ballade, All the sad young men, avec une introduction d’une délicatesse infinie de Benjamin Moussay, et Hugues Coltman qui pour la première fois laisse entrevoir la trame de sa voix, et ses fêlures. Très beau.
Le lendemain, le temps persiste à rester gris et froid, et les éclaircies aussi rares que les connexions. Cela décide les organisateurs à jouer la carte de la sécurité pour la venue de Jan Garbarek, un des temps forts du festival: la salle polyvalente plutôt que la scène en plein air.
Photo: Valentin Laurent
Garbarek arrive avec une chemise à carreaux bleue, son ténor dans son étui, comme un couffin. Il se campe bien droit sur ses jambes, …et joue. De tout le concert on n’entendra pas une seule fois le son de sa voix, même pour la présentation des musiciens. Il ne viendrait à personne pourtant l’idée de taxer son attitude d’arrogante car Il donne un généreux concert de plus de deux heures de musique. Un certain nombre de malentendus circulent sur Garbarek. On voit parfois en lui le prophète des grandes étendues nordiques alors qu’il a passé une partie de sa carrière à dialoguer avec l’orient (voir son disque de 1994 avec Anouar Brahem, voir aussi Ragas and Sagas de 1992). L’autre lieu commun qui lui colle à la peau consiste à qualifier sa musique de « planante ». Or, plusieurs morceaux joués ce soir (un certain nombre sont issus de son album de 1992, I took up the runes) mettent les choses au point et font entendre une musique incarnée, mordante, vigoureuse. Lui-même, au soprano ou au ténor, a parfois des inflexions d’un musicien de rythm’n blues, et des passages staccato très énergiques (je note sur mon carnet, « style morse de Garbarek »). Son bassiste Yuri Daniel contribue à lui donner une assise solide et terrienne avec des basses lourdes, grasses, mais chantantes. En dehors de la relation entre Garbarek et son bassiste le concert se déroule plutôt comme une juxtaposition de beaux moments. Le percussionniste Trilok Gurtu et le pianiste Rainer Brunin-Ghaus semblent avoir du mal à se fondre dans l’ensemble. Trilok Gurtu prend vers la fin du concert un solo (certes inventif) mais qui dure plus de dix minutes. Chouette mais hors sol. Garbarek laisse faire, adossé à un lyrisme qui l’emmène bien loin de ces contingences d’ego.
Le lendemain, le festival présente une des exclusivités du cru 2017, le duo Tuck and Patti.
Photo: Valentin Laurent
Ce couple de musiciens fait de la musique ensemble depuis 39 ans sans se détester. C’est déjà en soi extraordinaire. Mais ce n’est pas la raison première de leur venue. S’ils sont là, c’est que musicalement, ce qui se passe entre eux est plus que jamais formidable. Leur répertoire tourne autour de la soul, du gospel et du jazz. Patti commence son concert par une composition immortelle du grand trompettiste Clifford Brown: Joy Spring. Un peu plus tard, elle chantera un autre standard, My Romance, en improvisant à chaque fois avec une musicalité et un naturel assez stupéfiants (elle est tout le contraire de ces chanteuses qui, quand elles passent au scat, ont l’air d’un sauteur à la perche qui prend son élan). Sa voix est ample, chaude, dorée, avec des graves magnifiques. Entre deux chansons, Patti se moque gentiment de son mari et accompagnateur Tuck Andress, bouille d’enfant rêveur et cheveux gris, épinglant sa manière de ne pas boire d’alcool, de ne pas manger de viande. On comprend vite que son seul alcool, son unique viande, c’est sa guitare électrique. Ses mains voltigent sur les cordes. Il accompagne Patti en utilisant tous les effets dont dispose un guitariste virtuose (single notes, accords, cordes frappées avec la paume de la main, tantôt délicat et mélodique, tantôt percussif. Il joue en solo deux titres ( man in the mirror, de Michael jackson, et Europa de Santana). Eblouissant. Plus tard, en coulisses, quelqu’un lui demande quel musicien l’impressionne le plus. Il ne répondra pas Wes Montgomery, maître de ses jeunes années, ni Jimi hendrix. Il répondra, et sans hésiter: Art tatum!.
Le concert de Tuck and Patti est suivi d’une soirée consacrée à la trompette. D’abord avec le quartet d’Airelle Besson avec la chanteuse Isabelle Sörling, presque dans un rôle de co-leader tant la musique est construite autour de sa voix.
Photo: Valentin Laurent
Après Préludes, album intimiste en duo avec Nelson Veras, Airelle Besson semble avoir eu envie de légèreté. Sur son dernier disque Radio One, ses compositions s’apparentent à des chansons, et le morceau éponyme Radio One, possède une séduction pop immédiate. La voix d’Isabelle Sörling, assortie d’effets, d’échos, de déformations diverses est au coeur du dispositif. Fragile en apparence, elle est capable d’aigus frémissants. La complémentarité est parfaite avec Airelle Besson dont le lyrisme et le sens mélodique s’établissent plutôt dans les graves et les mediums. La voix d’Isabelle Sörling apporte aussi une dimension de sauvagerie et de folie à cette musique. Le pianiste Yvan Robilliard, qui remplace Armel Dupas ou Benjamin Moussay, est remarquable. Son introduction sur Around the World est ciselée avec beaucoup de grâce et de goût. Il possède, entre autres qualités,un sens de l’espace. On peut entendre ce pianiste sur la longueur dans son disque en solo The Unspoken (écoutez par exemple Russian Spirit).
Après Airelle Besson, le trompettiste norvégien Nils Peter Molvaer conclut cette soirée dédiée à la trompette.
Photo : Valentin Laurent
Nils Peter Molvaer joue des fragments mélodiques, avec un son tantôt nu, tantôt habillé d’échos et de grésillements divers. Ses notes ont un poids impressionnants, en particulier ses aigus,qui semble sculptés dans du basalte. C’est un art du silence habité. Pour qu’un silence soit habité, cela se joue à peu de choses. Cela dépend de l’instrumentiste, bien sûr, mais aussi de ce qu’il y a autour de lui: en l’occurrence un guitariste bardé d’effets, Eivind Aarset, qui lance des textures tantôt délicates, tantôt furieusement saturées, toujours inventives. Le batteur Samuel Rohrer saupoudre la trompette de Molvaer de délicats effets électroniques, et se montre aux balais d’une grande musicalité sur le seul standard du concert, Nature Boy. Musique profonde, onirique, quelques longueurs.
On approche la fin du festival. Le temps s’améliore, pas les connexions. Je commence à être connu parmi les bénévoles comme le type bizarre qui aime les proverbes alsaciens. Je passe régulièrement dans la « war room » de l’ancien presbytère où se gèrent les allées et venues des différents artistes en particulier avec Valentine Wurtz et Alex von Arx à la maneuvre. On entend des choses comme « Tu as ramené les 3 Nils à Hambourg? » ou « Qui se charge de récupérer les 4 Garbarek à Stuttgart? ». Tiens Voilà Denis. Encore un run. Il grimace: « Ah,j’ai mal à la croix » (la croix c’est le dos en Alsacien). Avant de partir il me laisse un nouveau proverbe: « Ich kann mich umdräje’ wie I’ will, ich hab’ immer d’arsch hinte' », autrement dit: « Je peux me tourner et me retourner tant que je veux, j’aurai toujours mon trou du cul derrière moi » (je demande pardon aux amateurs de jazz et de poésie qui lisaient cette chronique jusqu’à ce regrettable dérapage). Heureusement, une autre bénévole, Nathalie, relève un peu le niveau. Elle me cite une phrase que les cigognes sont censés adresser aux petits enfants qu’elles déposent dans les foyers alsaciens : « Reddo wie dir de schnawel gewachse esch », autrement dit « parle comme le bec t’a poussé », soit une claire réhabilitation du dialecte…
Quand je ne traîne pas du côté du presbytère, je fais des promenades en forêt. Autour de la Petite Pierre, on trouve des dizaines de magnifiques ballades forestières pour tous les goûts, les marcheurs chevronnés avec bâton de ski aussi bien que pour les bobos parisiens en espadrilles (je parle de moi).Je me contente donc de balades pour minimes ou cadets, comme celle du rocher blanc, avec ses sentiers encadrés de fougères et d’orties, ses dalles de grès moussus qui affleurent, et ces petits objets oranges sur les bas-côtés, posés là sans doute par quelques fonctionnaires de l’office de tourisme consciencieux, pour briser j’imagine la monotonie de la verdure (après renseignement, on m’informe qu’il s’agit de limaces). La balade du rocher au corbeau vaut le coup d’oeil aussi, avec cette trouée, le jardin des poètes, où l’on apprend que Goethe et René Char ont médité sur ces arbres, sur ce ciel. En regardant bien on trouverait peut-être des filaments de rêverie, accrochés aux arbres comme des guirlandes.
Tiens, le temps s’est éclairci. Le festival a rejoint la scène extérieure. Airelle Besson, Stéphane Kerecki, Edouard Ferlet présentent leur nouveau projet ( disque à venir) autour des grands compositeurs classiques et de leurs propres compositions
Photo: Valentin Laurent
Sur le deuxième morceau ( je crois qu’il s’agit d’une composition de Kerecki) le pianiste et le contrebassiste mettent en place un groove imparable, comme s’ils souhaitaient pousser Airelle Besson dans ses retranchements. Celle-ci tient fermement le choc et tire de sa trompette des nuances plus exubérantes (avec même des effets de growl!). Le morceau suivant est un monument du répertoire classique, la Pavane pour une infante défunte de Ravel. Elle joue le thème avec une sorte d’émotion retenue, sans rien de trop, qui bouleverse. Le jeu d’Airelle Besson est une merveille dans les graves et les mediums, avec une sonorité douce mais incarnée, cuivrée (on n’est pas ici dans de la trompette éthérée) et quelques incursions dans les aigus (qui ne sont pas chez elle, l’enjeu d’une vaine haltérophilie, mais d’une narrativité et d’une poétique différente un peu à la manière du grand Kenny Wheeler). Dans ses improvisations, les notes sont pensées et pesées, toujours avec une grande clarté d’énonciation mais aussi (notamment par des effets de demi-piston) des notes effleurées, suggérées, qui mettent un peu de brouillard dans la ligne claire des paysages qu’elle dessine. En rappel le trio reprend un autre monument du classique, la Pavane de Fauré, et c’est la même magie, la même émotion.
Photo Valentin Laurent
Après ce concert, vers 21h30, Archie Shepp et Joachim Kühn sont donc annoncés pour leur unique rencontre de l’été. Les deux hommes s’étaient croisés en 2009 pour un disque en duo, Wo!Man, et s’étaient retrouvés à diverses reprises ensuite. Shepp apparaît en bas de la scène. Il est comme toujours tiré à quatre épingles, chapeau à ruban marron, écharpe blanche. Il grimpe avec difficulté mais dignité l’escalier qui mène à la scène. On lui apporte ses deux sax, le ténor et le soprano qu’on pose sur une table devant lui. Malgré ses articulations qui grincent, sa prestance est impressionnante. Il transforme les hésitations de son pas en démarche chaloupée. Puis il s’adosse au tabouret (on sent qu’il fait une différence très nette entre s’adosser et s’asseoir). Kühn de son côté s’asseoit à son clavier, très concentré, très attentif à son partenaire. Lors du premier morceau, une superbe ballade de Kühn, Shepp est un peu hésitant. Il joue en pointillés, tente quelques notes graves qui ne le satisfont pas, le bec du ténor a du mal à trouver sa place dans sa bouche. Il ressemble à un chat qui aurait avalé un poisson un peu trop gros: certaines arêtes ont du mal à passer. Kühn redouble d’effors pour soutenir son ami (il a assez d’énergie pour deux).
Photo: Valentin Laurent
Du piano montent des traits irrésistibles, allègres, inventifs, tantôt limpides tantôt bouillonnants. Shepp s’y réchauffe. Au deuxième morceau, c’est mieux. Le son de Shepp commence à développer ses arômes. Premiers cris, premiers feulements.
Photo: Valentin Laurent
Au troisième morceau, ça y est. C’est le merveilleux Lonely Woman d’Ornette Coleman. Quelle version incroyable donnée par les deux musiciens! C’est une Lonely Woman déchirée avec une infinie tendresse, par un Shepp qui se met lui-même en lambeaux, plus que jamais poète des écorchures. On revient au thème, une fois, deux fois, Shepp ne semble pas vouloir l’abandonner. Il ne lâche pas la main de sa Lonely Woman, pousse tantôt des cris furieux, tantôt des cris plaintifs de petit enfant. Il semble le père de cette Lonely Woman, et son nourrisson. Après avoir tendu sa main à la Lonely Woman, Shepp donne son bras à la Sophisticated Lady d’Ellington, et c’est de nouveau sublime, comme chaque fois que Shepp interprète Duke (avec lequel il a fugitivement partagé la scène en 1969, des images existent). Il joue avec bravoure, met ses faiblesses à nu, les regarde en face, les partage, il en sort grandi, et nous réchauffés. Son vibrato est toujours aussi énorme, c’est un art émotionnel mais pas un art sentimental. D’autres thèmes suivent, essentiellement des ballades, Stablemates, Eternal Voyage de Kühn (soit dit en passant, cette soirée aura mis en valeur de manière éclatante, pour ceux qui l’ignoraient encore, le talent de compositeur de Kühn). La soirée se clôt sur un inoubliable Body and Soul plein de balafres, énoncé avec une tendresse ornementée de vociférations. A la fin, Shepp et Kühn improvisent à deux voix et Shepp termine sur un énorme son dans les graves: Toujours là, toujours vivant, toujours en colère.
Photo: Valentin Laurent
On reverra Shepp le lendemain, mais en spectateur cette fois, pour le concert de la chanteuse Marion Rampal, qui partage régulièrement la scène avec lui ces dernières années (on se souvient notamment de son interprétation frémissante du You’re blasé, il y a un an, à La Villette). Elle joue des titres de son dernier disque Main Blue, issue d’un voyage initatique à la Nouvelle Orléans, dans lequel elle évoque la ville et ses habitants loin des clichés habituels. Ses moyens vocaux exceptionnels sont toujours au service de l’émotion. Elle a une manière très originale de se servir de certains enregistrements d’habitants prélevés lors de son séjour qui donne une dimension supplémentaire à ses chansons. Elle chante, a capella, une chanson de marin bouleversante, (« Et si mon coeur voit le printemps/ Au bord de l’eau toi tu m’attends »). Shepp, un peu à l’écart, l’écoute attentivement. C’est cette ultime image que j’emporte du festival: Shepp, dans l’ombre, assis près de l’église, écoutant Marion Rampal avec une attention bienveillante, dans une immobilité de statue.
JF Mondot
|Le Festival de jazz de la Petite Pierre (dans le parc national des Vosges) proposait pour sa quinzième édition une série de belles affiches. En point d’orgue: le duo Archie Shepp-Joachim Kühn qui restera dans les mémoires.
Photo: Valentin Laurent
Les festivals de jazz, pendant les mois d’été, il y en a pléthore. Cela devient presque difficile de trouver une ville qui n’ait pas le sien (ceci n’est pas une plainte). Pourquoi parler de celui-ci plutôt qu’un autre? Parce qu’il ne se contente pas de proposer au public des affiches clé en main mais tente aussi de faire une place à des concerts inédits fomentés par Valentine Wurtz et Alex von Arx, les deux programmateurs au nez creux. Cette année, en plus duo Shepp-Kühn, le festival s’était réservé l’exclusivité de Shai Maestro en solo, du duo Tuck and Patti, et la primeur du nouveau projet d’Airelle Besson avec Edouard Ferlet et Stéphane Kerecki.
Nous allons reparler de tout cela. Mais d’abord plantons un peu le décor. Car le charme du festival réside aussi dans ce village de la Petite Pierre et dans les paysages qui l’entourent (nous sommes dans le parc des Vosges du Nord). Le village se distribue en deux parties. La partie haute, sur une butte, à 460 mètres d’altitude, se presse près de l’Eglise, du château du XIIe siècle, et de la citadelle construite par Vauban.
C’est là que se trouve la scène extérieure, place Jerri Hans, coincée entre les remparts de la citadelle et l’église dite simultanée (le choeur dévolu aux catholiques, et nef pour les Protestants, par décision sans appel du roi Louis XIV). Quelques arbres se penchent sur la scène comme des fées bienveillantes. Dans la partie basse, plus étendue (ici désignée sous le nom de « faubourg ») se trouvent de vénérables hôtels et restaurants qui ont gardé leurs délicieux noms d’autrefois: Hôtel des trois Roses, Hôtel des Vosges, Restaurant du coq blanc, Restaurant du lion d’or (où je lis sur le menu du jour un « pâté comme faisait mon grand-père » qui me ravit). Donc un joli village alsacien typique, avec ses maisons en grès rose, ses géraniums rouge et blancs aux balcons, ses tuiles rondes (ici on dit « Bieberschwann », « en queue de castor »). Le nom du village , Petite Pierre, est plus compréhensible en Latin: Parva Petra, « la pierre pauvre », qui désigne précisément le grès. « Ça veut dire qu’on peut construire avec mais qu’il faut quand même faire attention » résume Denis Longhi, un des bénévoles du festival.
Que le lecteur éventuel qui n’a pas encore décroché se rassure:je n’oublie pas de parler de musique, et n’entends pas me transformer en Jean-Paul Ollivier du jazz. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, je dois dire quelques mots de Denis. Il est donc l’un de ces indispensables bénévoles qui font les « runs », autrement dit qui vont chercher les artistes et les journalistes et les ramènent. Il a une petite étiquette à sa ceinture: « Je suis gentil, je suis poli, je sens bon ». Quand je le vois la première fois il précise: « Y a peut-être une ou deux de ces affirmations qui se vérifient pas ». Denis a pris ses quartiers dans les environs du 12e degré (Lassé du second degré, il a creusé). Par exemple, il appelle les Français de l’intérieur « les Blancs », ce qui fait tousser aussi bien les Alsaciens que les Français dits de l’intérieur. L’un de ses expressions favorites est : « Dans ma Ford intérieure ». Le premier jour, il s’occupe de ce journaliste de Jazz Magazine un peu bêta, qui est venu au festival en slip et en tongues, et découvre, ô surprise, qu’en Alsace, à 400m d’altitude, même au mois d’août, ça peut cailler. Donc Denis m’emmène au super-U (« Ici on dit Subaru ») pour acheter quelques liquettes et j’apprends plus avec lui en sur l’Alsace en 30 minutes que si j’avais lu le Routard, Le Guide Bleu, ou Pif Magazine. On passe devant des petits villages. Certains ont voté Marine Le Pen aux présidentielles. Denis hausse les épaules: « Dans le slogan « Mains propres et tête haute », certains ont surtout retenu « mains propres ». Ici on aime que les géraniums soient propres. Enfin, c’est ce que je me dis dans ma Ford intérieure. Mais attends…tu vas pas noter tout ce que je dis quand même? ». Denis possède aussi une belle collection de proverbes en dialecte alsacien qui me ravissent. Il m’apprend qu’en alsacien un pisse-froid se dit « A dodwaggala Bramser » (il me l’écrit) c’est à dire, mot à mot, « un freine-corbillard ».
C’est donc Denis qui, après le Subaru, m’emmène premier concert auquel j’assiste, celui de Shai Maestro, dans le cadre du musée Lalique. On connaît ce jeune pianiste israélien depuis qu’il a tenu les claviers chez Avishai Cohen avant de voler de ses propres ailes. Shai Maestro aborde l’exercice avec une intense concentration. Il se tient debout, les mains jointes, les yeux fermés. Il regarde un petit papier qu’il dépose ensuite sur le piano avant de plaquer ses premières notes comme on se jette dans une eau glacée. Son concert commence par une évocation libre du Smile de Charlie Chaplin. Ce morceau,en réalité ne va pas le quitter pendant une heure, voletant autour de son piano comme un papillon têtu, et Shai Maestro y reviendra plusieurs fois, l’explorant sous des angles à chaque fois différent. D’autres thèmes s’invitent dans ses improvisations, on entend passer My favorite things, Embraceable you, ou certaines des compositions de Shai maestro, comme Hoping that, dédié, précise-t-il, à tous ceux, Israéliens ou Palestiniens, « qui ont perdu l’habitude de voir en l’autre un être humain ». Si Smile ne quitte pas l’esprit de Shai maestro, c’est sans doute que cette mélodie, hyper-lyrique, hyper-sentimentale (hyper sublime aussi) est en adéquation avec son tempérament et son univers. On retrouve en effet tout cela dans ses improvisations, une musique sentimentale, émotive mais que son ancrage rythmique préserve des facilités: quand il improvise Shai maestro fixe un point devant lui, secouant la tête comme s’il écartait des idées (à ce niveau de musiclité, le problème n’est pas de trouver des idées, mais d’écarter les mauvaises) et fredonne en même temps le tic-tac d’une cymbale invisible (ça donne quelque chose comme « Ttt-Ttt-Ttt »). A certains moments, ses improvisations prennent la forme d’un torrent irrésistible, et Shai Maestro semble autant que le public, emporté par cette musique qui naît sous ses doigts. Shai Maestro offre plus d’une heure d’improvisation lyrique et intense, ne s’économise pas alors qu’il doit donner un deuxième concert dans la soirée. Le concert terminé, je jette un oeil indiscret sur le petit papier qu’il a consulté avant de commencer ses improvisations. A côté d’une liste de standards, il a inscrit cette phrase : « Make it real! ».
Photo : Valentin Laurent
La vedette du deuxième soir, c’est Hiromi Uehara, en duo avec un harpiste colombien surdoué, Edmar Castaneda. Mais c’est aussi la pluie. La place Jerri Hans a un cachet inestimable mais le velum qui la recouvre ne protège pas contre une averse de l’ordre de celle qui s’abat sur la Petite Pierre ce soir-là. Au bout d’un morceau seulement, Hiromi s’interrompt. La tension se lit sur le visage des deux programmateurs, Valentine Wurtz, et Alex von Arx. Hiromi va t’elle décider qu’elle a son comptant de bourrasques? Les gens s’abritent comme ils preuvent, sous des parapluies ou des ponchos transparents, ou sous le porche de l’Eglise. Mais ils restent. Au bout d’une dizaine de minutes, ils sont récompensés. Hiromi, qui est elle même une petite tornade, décide qu’elle ne va pas se laisser casser les pieds par une plus grande tornade qu’elle, et qu’on va voir ce qu’on va voir. Elle joue « What a wonderful world » comme pour défier les éléments. La vraie bourrasque, c’est elle. Son jeu de piano est festif, exubérant, avec des cavalcades à perdre haleine sur le clavier. On dirait parfois qu’elle griffe son instrument. Son harpiste Edmar Castaneda fait bien plus que lui donner la réplique, avec sa manière de prendre sa harpe à rebrousse-poil qui le transforme à volonté en bassiste électrique (l’une de ses compositions est d’ailleurs dédiée à Jaco pastorius). Hiromi met le public dans sa poche avec ses tourneries hypnotiques et ses accords fracassants. J’avoue que je ne suis pas un inconditionnel de ce pianisme spectaculairement virtuose. Le meilleur moment du concert, à mon goût, c’est le rappel, lorsqu’elle joue un magnifique Libertango (Astor Piazzola) tout en toucher, et dépouillé de la moindre ostentation pianistique.
Le lendemain, Hugues Coltman est confronté lui-aussi à la pluie. Il s’est entouré de super musiciens, des « tueurs » comme on dit dans le milieu, pour revisiter un répertoire éclectique (estampillé « New Orleans » mais en fait plus vaste puisque le groupe va jouer Caravan, all of me, Stardust, Let’s face the music and danse, Skylark…). Nommons quelques uns de ces tueurs: Fred Couderc, sax baryton, Pierre Bertrand (sax alto, et arrangements), Benjamin Moussay (piano), Jérôme Etcheberry (trompette)…Quant au chanteur, Hugues Coltman, qui n’est pas a priori estampillé jazz mais on s’en fout, il swingue en souplesse, sans donner l’impression de jamais forcer sa voix. Comme avec Hiromi, hier, la pluie décuple sa générosité, il fait même quelques incursions dans le public comme s’il voulait partager les intempéries avec lui. En rappel, une sublime ballade, All the sad young men, avec une introduction d’une délicatesse infinie de Benjamin Moussay, et Hugues Coltman qui pour la première fois laisse entrevoir la trame de sa voix, et ses fêlures. Très beau.
Le lendemain, le temps persiste à rester gris et froid, et les éclaircies aussi rares que les connexions. Cela décide les organisateurs à jouer la carte de la sécurité pour la venue de Jan Garbarek, un des temps forts du festival: la salle polyvalente plutôt que la scène en plein air.
Photo: Valentin Laurent
Garbarek arrive avec une chemise à carreaux bleue, son ténor dans son étui, comme un couffin. Il se campe bien droit sur ses jambes, …et joue. De tout le concert on n’entendra pas une seule fois le son de sa voix, même pour la présentation des musiciens. Il ne viendrait à personne pourtant l’idée de taxer son attitude d’arrogante car Il donne un généreux concert de plus de deux heures de musique. Un certain nombre de malentendus circulent sur Garbarek. On voit parfois en lui le prophète des grandes étendues nordiques alors qu’il a passé une partie de sa carrière à dialoguer avec l’orient (voir son disque de 1994 avec Anouar Brahem, voir aussi Ragas and Sagas de 1992). L’autre lieu commun qui lui colle à la peau consiste à qualifier sa musique de « planante ». Or, plusieurs morceaux joués ce soir (un certain nombre sont issus de son album de 1992, I took up the runes) mettent les choses au point et font entendre une musique incarnée, mordante, vigoureuse. Lui-même, au soprano ou au ténor, a parfois des inflexions d’un musicien de rythm’n blues, et des passages staccato très énergiques (je note sur mon carnet, « style morse de Garbarek »). Son bassiste Yuri Daniel contribue à lui donner une assise solide et terrienne avec des basses lourdes, grasses, mais chantantes. En dehors de la relation entre Garbarek et son bassiste le concert se déroule plutôt comme une juxtaposition de beaux moments. Le percussionniste Trilok Gurtu et le pianiste Rainer Brunin-Ghaus semblent avoir du mal à se fondre dans l’ensemble. Trilok Gurtu prend vers la fin du concert un solo (certes inventif) mais qui dure plus de dix minutes. Chouette mais hors sol. Garbarek laisse faire, adossé à un lyrisme qui l’emmène bien loin de ces contingences d’ego.
Le lendemain, le festival présente une des exclusivités du cru 2017, le duo Tuck and Patti.
Photo: Valentin Laurent
Ce couple de musiciens fait de la musique ensemble depuis 39 ans sans se détester. C’est déjà en soi extraordinaire. Mais ce n’est pas la raison première de leur venue. S’ils sont là, c’est que musicalement, ce qui se passe entre eux est plus que jamais formidable. Leur répertoire tourne autour de la soul, du gospel et du jazz. Patti commence son concert par une composition immortelle du grand trompettiste Clifford Brown: Joy Spring. Un peu plus tard, elle chantera un autre standard, My Romance, en improvisant à chaque fois avec une musicalité et un naturel assez stupéfiants (elle est tout le contraire de ces chanteuses qui, quand elles passent au scat, ont l’air d’un sauteur à la perche qui prend son élan). Sa voix est ample, chaude, dorée, avec des graves magnifiques. Entre deux chansons, Patti se moque gentiment de son mari et accompagnateur Tuck Andress, bouille d’enfant rêveur et cheveux gris, épinglant sa manière de ne pas boire d’alcool, de ne pas manger de viande. On comprend vite que son seul alcool, son unique viande, c’est sa guitare électrique. Ses mains voltigent sur les cordes. Il accompagne Patti en utilisant tous les effets dont dispose un guitariste virtuose (single notes, accords, cordes frappées avec la paume de la main, tantôt délicat et mélodique, tantôt percussif. Il joue en solo deux titres ( man in the mirror, de Michael jackson, et Europa de Santana). Eblouissant. Plus tard, en coulisses, quelqu’un lui demande quel musicien l’impressionne le plus. Il ne répondra pas Wes Montgomery, maître de ses jeunes années, ni Jimi hendrix. Il répondra, et sans hésiter: Art tatum!.
Le concert de Tuck and Patti est suivi d’une soirée consacrée à la trompette. D’abord avec le quartet d’Airelle Besson avec la chanteuse Isabelle Sörling, presque dans un rôle de co-leader tant la musique est construite autour de sa voix.
Photo: Valentin Laurent
Après Préludes, album intimiste en duo avec Nelson Veras, Airelle Besson semble avoir eu envie de légèreté. Sur son dernier disque Radio One, ses compositions s’apparentent à des chansons, et le morceau éponyme Radio One, possède une séduction pop immédiate. La voix d’Isabelle Sörling, assortie d’effets, d’échos, de déformations diverses est au coeur du dispositif. Fragile en apparence, elle est capable d’aigus frémissants. La complémentarité est parfaite avec Airelle Besson dont le lyrisme et le sens mélodique s’établissent plutôt dans les graves et les mediums. La voix d’Isabelle Sörling apporte aussi une dimension de sauvagerie et de folie à cette musique. Le pianiste Yvan Robilliard, qui remplace Armel Dupas ou Benjamin Moussay, est remarquable. Son introduction sur Around the World est ciselée avec beaucoup de grâce et de goût. Il possède, entre autres qualités,un sens de l’espace. On peut entendre ce pianiste sur la longueur dans son disque en solo The Unspoken (écoutez par exemple Russian Spirit).
Après Airelle Besson, le trompettiste norvégien Nils Peter Molvaer conclut cette soirée dédiée à la trompette.
Photo : Valentin Laurent
Nils Peter Molvaer joue des fragments mélodiques, avec un son tantôt nu, tantôt habillé d’échos et de grésillements divers. Ses notes ont un poids impressionnants, en particulier ses aigus,qui semble sculptés dans du basalte. C’est un art du silence habité. Pour qu’un silence soit habité, cela se joue à peu de choses. Cela dépend de l’instrumentiste, bien sûr, mais aussi de ce qu’il y a autour de lui: en l’occurrence un guitariste bardé d’effets, Eivind Aarset, qui lance des textures tantôt délicates, tantôt furieusement saturées, toujours inventives. Le batteur Samuel Rohrer saupoudre la trompette de Molvaer de délicats effets électroniques, et se montre aux balais d’une grande musicalité sur le seul standard du concert, Nature Boy. Musique profonde, onirique, quelques longueurs.
On approche la fin du festival. Le temps s’améliore, pas les connexions. Je commence à être connu parmi les bénévoles comme le type bizarre qui aime les proverbes alsaciens. Je passe régulièrement dans la « war room » de l’ancien presbytère où se gèrent les allées et venues des différents artistes en particulier avec Valentine Wurtz et Alex von Arx à la maneuvre. On entend des choses comme « Tu as ramené les 3 Nils à Hambourg? » ou « Qui se charge de récupérer les 4 Garbarek à Stuttgart? ». Tiens Voilà Denis. Encore un run. Il grimace: « Ah,j’ai mal à la croix » (la croix c’est le dos en Alsacien). Avant de partir il me laisse un nouveau proverbe: « Ich kann mich umdräje’ wie I’ will, ich hab’ immer d’arsch hinte' », autrement dit: « Je peux me tourner et me retourner tant que je veux, j’aurai toujours mon trou du cul derrière moi » (je demande pardon aux amateurs de jazz et de poésie qui lisaient cette chronique jusqu’à ce regrettable dérapage). Heureusement, une autre bénévole, Nathalie, relève un peu le niveau. Elle me cite une phrase que les cigognes sont censés adresser aux petits enfants qu’elles déposent dans les foyers alsaciens : « Reddo wie dir de schnawel gewachse esch », autrement dit « parle comme le bec t’a poussé », soit une claire réhabilitation du dialecte…
Quand je ne traîne pas du côté du presbytère, je fais des promenades en forêt. Autour de la Petite Pierre, on trouve des dizaines de magnifiques ballades forestières pour tous les goûts, les marcheurs chevronnés avec bâton de ski aussi bien que pour les bobos parisiens en espadrilles (je parle de moi).Je me contente donc de balades pour minimes ou cadets, comme celle du rocher blanc, avec ses sentiers encadrés de fougères et d’orties, ses dalles de grès moussus qui affleurent, et ces petits objets oranges sur les bas-côtés, posés là sans doute par quelques fonctionnaires de l’office de tourisme consciencieux, pour briser j’imagine la monotonie de la verdure (après renseignement, on m’informe qu’il s’agit de limaces). La balade du rocher au corbeau vaut le coup d’oeil aussi, avec cette trouée, le jardin des poètes, où l’on apprend que Goethe et René Char ont médité sur ces arbres, sur ce ciel. En regardant bien on trouverait peut-être des filaments de rêverie, accrochés aux arbres comme des guirlandes.
Tiens, le temps s’est éclairci. Le festival a rejoint la scène extérieure. Airelle Besson, Stéphane Kerecki, Edouard Ferlet présentent leur nouveau projet ( disque à venir) autour des grands compositeurs classiques et de leurs propres compositions
Photo: Valentin Laurent
Sur le deuxième morceau ( je crois qu’il s’agit d’une composition de Kerecki) le pianiste et le contrebassiste mettent en place un groove imparable, comme s’ils souhaitaient pousser Airelle Besson dans ses retranchements. Celle-ci tient fermement le choc et tire de sa trompette des nuances plus exubérantes (avec même des effets de growl!). Le morceau suivant est un monument du répertoire classique, la Pavane pour une infante défunte de Ravel. Elle joue le thème avec une sorte d’émotion retenue, sans rien de trop, qui bouleverse. Le jeu d’Airelle Besson est une merveille dans les graves et les mediums, avec une sonorité douce mais incarnée, cuivrée (on n’est pas ici dans de la trompette éthérée) et quelques incursions dans les aigus (qui ne sont pas chez elle, l’enjeu d’une vaine haltérophilie, mais d’une narrativité et d’une poétique différente un peu à la manière du grand Kenny Wheeler). Dans ses improvisations, les notes sont pensées et pesées, toujours avec une grande clarté d’énonciation mais aussi (notamment par des effets de demi-piston) des notes effleurées, suggérées, qui mettent un peu de brouillard dans la ligne claire des paysages qu’elle dessine. En rappel le trio reprend un autre monument du classique, la Pavane de Fauré, et c’est la même magie, la même émotion.
Photo Valentin Laurent
Après ce concert, vers 21h30, Archie Shepp et Joachim Kühn sont donc annoncés pour leur unique rencontre de l’été. Les deux hommes s’étaient croisés en 2009 pour un disque en duo, Wo!Man, et s’étaient retrouvés à diverses reprises ensuite. Shepp apparaît en bas de la scène. Il est comme toujours tiré à quatre épingles, chapeau à ruban marron, écharpe blanche. Il grimpe avec difficulté mais dignité l’escalier qui mène à la scène. On lui apporte ses deux sax, le ténor et le soprano qu’on pose sur une table devant lui. Malgré ses articulations qui grincent, sa prestance est impressionnante. Il transforme les hésitations de son pas en démarche chaloupée. Puis il s’adosse au tabouret (on sent qu’il fait une différence très nette entre s’adosser et s’asseoir). Kühn de son côté s’asseoit à son clavier, très concentré, très attentif à son partenaire. Lors du premier morceau, une superbe ballade de Kühn, Shepp est un peu hésitant. Il joue en pointillés, tente quelques notes graves qui ne le satisfont pas, le bec du ténor a du mal à trouver sa place dans sa bouche. Il ressemble à un chat qui aurait avalé un poisson un peu trop gros: certaines arêtes ont du mal à passer. Kühn redouble d’effors pour soutenir son ami (il a assez d’énergie pour deux).
Photo: Valentin Laurent
Du piano montent des traits irrésistibles, allègres, inventifs, tantôt limpides tantôt bouillonnants. Shepp s’y réchauffe. Au deuxième morceau, c’est mieux. Le son de Shepp commence à développer ses arômes. Premiers cris, premiers feulements.
Photo: Valentin Laurent
Au troisième morceau, ça y est. C’est le merveilleux Lonely Woman d’Ornette Coleman. Quelle version incroyable donnée par les deux musiciens! C’est une Lonely Woman déchirée avec une infinie tendresse, par un Shepp qui se met lui-même en lambeaux, plus que jamais poète des écorchures. On revient au thème, une fois, deux fois, Shepp ne semble pas vouloir l’abandonner. Il ne lâche pas la main de sa Lonely Woman, pousse tantôt des cris furieux, tantôt des cris plaintifs de petit enfant. Il semble le père de cette Lonely Woman, et son nourrisson. Après avoir tendu sa main à la Lonely Woman, Shepp donne son bras à la Sophisticated Lady d’Ellington, et c’est de nouveau sublime, comme chaque fois que Shepp interprète Duke (avec lequel il a fugitivement partagé la scène en 1969, des images existent). Il joue avec bravoure, met ses faiblesses à nu, les regarde en face, les partage, il en sort grandi, et nous réchauffés. Son vibrato est toujours aussi énorme, c’est un art émotionnel mais pas un art sentimental. D’autres thèmes suivent, essentiellement des ballades, Stablemates, Eternal Voyage de Kühn (soit dit en passant, cette soirée aura mis en valeur de manière éclatante, pour ceux qui l’ignoraient encore, le talent de compositeur de Kühn). La soirée se clôt sur un inoubliable Body and Soul plein de balafres, énoncé avec une tendresse ornementée de vociférations. A la fin, Shepp et Kühn improvisent à deux voix et Shepp termine sur un énorme son dans les graves: Toujours là, toujours vivant, toujours en colère.
Photo: Valentin Laurent
On reverra Shepp le lendemain, mais en spectateur cette fois, pour le concert de la chanteuse Marion Rampal, qui partage régulièrement la scène avec lui ces dernières années (on se souvient notamment de son interprétation frémissante du You’re blasé, il y a un an, à La Villette). Elle joue des titres de son dernier disque Main Blue, issue d’un voyage initatique à la Nouvelle Orléans, dans lequel elle évoque la ville et ses habitants loin des clichés habituels. Ses moyens vocaux exceptionnels sont toujours au service de l’émotion. Elle a une manière très originale de se servir de certains enregistrements d’habitants prélevés lors de son séjour qui donne une dimension supplémentaire à ses chansons. Elle chante, a capella, une chanson de marin bouleversante, (« Et si mon coeur voit le printemps/ Au bord de l’eau toi tu m’attends »). Shepp, un peu à l’écart, l’écoute attentivement. C’est cette ultime image que j’emporte du festival: Shepp, dans l’ombre, assis près de l’église, écoutant Marion Rampal avec une attention bienveillante, dans une immobilité de statue.
JF Mondot
|Le Festival de jazz de la Petite Pierre (dans le parc national des Vosges) proposait pour sa quinzième édition une série de belles affiches. En point d’orgue: le duo Archie Shepp-Joachim Kühn qui restera dans les mémoires.
Photo: Valentin Laurent
Les festivals de jazz, pendant les mois d’été, il y en a pléthore. Cela devient presque difficile de trouver une ville qui n’ait pas le sien (ceci n’est pas une plainte). Pourquoi parler de celui-ci plutôt qu’un autre? Parce qu’il ne se contente pas de proposer au public des affiches clé en main mais tente aussi de faire une place à des concerts inédits fomentés par Valentine Wurtz et Alex von Arx, les deux programmateurs au nez creux. Cette année, en plus duo Shepp-Kühn, le festival s’était réservé l’exclusivité de Shai Maestro en solo, du duo Tuck and Patti, et la primeur du nouveau projet d’Airelle Besson avec Edouard Ferlet et Stéphane Kerecki.
Nous allons reparler de tout cela. Mais d’abord plantons un peu le décor. Car le charme du festival réside aussi dans ce village de la Petite Pierre et dans les paysages qui l’entourent (nous sommes dans le parc des Vosges du Nord). Le village se distribue en deux parties. La partie haute, sur une butte, à 460 mètres d’altitude, se presse près de l’Eglise, du château du XIIe siècle, et de la citadelle construite par Vauban.
C’est là que se trouve la scène extérieure, place Jerri Hans, coincée entre les remparts de la citadelle et l’église dite simultanée (le choeur dévolu aux catholiques, et nef pour les Protestants, par décision sans appel du roi Louis XIV). Quelques arbres se penchent sur la scène comme des fées bienveillantes. Dans la partie basse, plus étendue (ici désignée sous le nom de « faubourg ») se trouvent de vénérables hôtels et restaurants qui ont gardé leurs délicieux noms d’autrefois: Hôtel des trois Roses, Hôtel des Vosges, Restaurant du coq blanc, Restaurant du lion d’or (où je lis sur le menu du jour un « pâté comme faisait mon grand-père » qui me ravit). Donc un joli village alsacien typique, avec ses maisons en grès rose, ses géraniums rouge et blancs aux balcons, ses tuiles rondes (ici on dit « Bieberschwann », « en queue de castor »). Le nom du village , Petite Pierre, est plus compréhensible en Latin: Parva Petra, « la pierre pauvre », qui désigne précisément le grès. « Ça veut dire qu’on peut construire avec mais qu’il faut quand même faire attention » résume Denis Longhi, un des bénévoles du festival.
Que le lecteur éventuel qui n’a pas encore décroché se rassure:je n’oublie pas de parler de musique, et n’entends pas me transformer en Jean-Paul Ollivier du jazz. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, je dois dire quelques mots de Denis. Il est donc l’un de ces indispensables bénévoles qui font les « runs », autrement dit qui vont chercher les artistes et les journalistes et les ramènent. Il a une petite étiquette à sa ceinture: « Je suis gentil, je suis poli, je sens bon ». Quand je le vois la première fois il précise: « Y a peut-être une ou deux de ces affirmations qui se vérifient pas ». Denis a pris ses quartiers dans les environs du 12e degré (Lassé du second degré, il a creusé). Par exemple, il appelle les Français de l’intérieur « les Blancs », ce qui fait tousser aussi bien les Alsaciens que les Français dits de l’intérieur. L’un de ses expressions favorites est : « Dans ma Ford intérieure ». Le premier jour, il s’occupe de ce journaliste de Jazz Magazine un peu bêta, qui est venu au festival en slip et en tongues, et découvre, ô surprise, qu’en Alsace, à 400m d’altitude, même au mois d’août, ça peut cailler. Donc Denis m’emmène au super-U (« Ici on dit Subaru ») pour acheter quelques liquettes et j’apprends plus avec lui en sur l’Alsace en 30 minutes que si j’avais lu le Routard, Le Guide Bleu, ou Pif Magazine. On passe devant des petits villages. Certains ont voté Marine Le Pen aux présidentielles. Denis hausse les épaules: « Dans le slogan « Mains propres et tête haute », certains ont surtout retenu « mains propres ». Ici on aime que les géraniums soient propres. Enfin, c’est ce que je me dis dans ma Ford intérieure. Mais attends…tu vas pas noter tout ce que je dis quand même? ». Denis possède aussi une belle collection de proverbes en dialecte alsacien qui me ravissent. Il m’apprend qu’en alsacien un pisse-froid se dit « A dodwaggala Bramser » (il me l’écrit) c’est à dire, mot à mot, « un freine-corbillard ».
C’est donc Denis qui, après le Subaru, m’emmène premier concert auquel j’assiste, celui de Shai Maestro, dans le cadre du musée Lalique. On connaît ce jeune pianiste israélien depuis qu’il a tenu les claviers chez Avishai Cohen avant de voler de ses propres ailes. Shai Maestro aborde l’exercice avec une intense concentration. Il se tient debout, les mains jointes, les yeux fermés. Il regarde un petit papier qu’il dépose ensuite sur le piano avant de plaquer ses premières notes comme on se jette dans une eau glacée. Son concert commence par une évocation libre du Smile de Charlie Chaplin. Ce morceau,en réalité ne va pas le quitter pendant une heure, voletant autour de son piano comme un papillon têtu, et Shai Maestro y reviendra plusieurs fois, l’explorant sous des angles à chaque fois différent. D’autres thèmes s’invitent dans ses improvisations, on entend passer My favorite things, Embraceable you, ou certaines des compositions de Shai maestro, comme Hoping that, dédié, précise-t-il, à tous ceux, Israéliens ou Palestiniens, « qui ont perdu l’habitude de voir en l’autre un être humain ». Si Smile ne quitte pas l’esprit de Shai maestro, c’est sans doute que cette mélodie, hyper-lyrique, hyper-sentimentale (hyper sublime aussi) est en adéquation avec son tempérament et son univers. On retrouve en effet tout cela dans ses improvisations, une musique sentimentale, émotive mais que son ancrage rythmique préserve des facilités: quand il improvise Shai maestro fixe un point devant lui, secouant la tête comme s’il écartait des idées (à ce niveau de musiclité, le problème n’est pas de trouver des idées, mais d’écarter les mauvaises) et fredonne en même temps le tic-tac d’une cymbale invisible (ça donne quelque chose comme « Ttt-Ttt-Ttt »). A certains moments, ses improvisations prennent la forme d’un torrent irrésistible, et Shai Maestro semble autant que le public, emporté par cette musique qui naît sous ses doigts. Shai Maestro offre plus d’une heure d’improvisation lyrique et intense, ne s’économise pas alors qu’il doit donner un deuxième concert dans la soirée. Le concert terminé, je jette un oeil indiscret sur le petit papier qu’il a consulté avant de commencer ses improvisations. A côté d’une liste de standards, il a inscrit cette phrase : « Make it real! ».
Photo : Valentin Laurent
La vedette du deuxième soir, c’est Hiromi Uehara, en duo avec un harpiste colombien surdoué, Edmar Castaneda. Mais c’est aussi la pluie. La place Jerri Hans a un cachet inestimable mais le velum qui la recouvre ne protège pas contre une averse de l’ordre de celle qui s’abat sur la Petite Pierre ce soir-là. Au bout d’un morceau seulement, Hiromi s’interrompt. La tension se lit sur le visage des deux programmateurs, Valentine Wurtz, et Alex von Arx. Hiromi va t’elle décider qu’elle a son comptant de bourrasques? Les gens s’abritent comme ils preuvent, sous des parapluies ou des ponchos transparents, ou sous le porche de l’Eglise. Mais ils restent. Au bout d’une dizaine de minutes, ils sont récompensés. Hiromi, qui est elle même une petite tornade, décide qu’elle ne va pas se laisser casser les pieds par une plus grande tornade qu’elle, et qu’on va voir ce qu’on va voir. Elle joue « What a wonderful world » comme pour défier les éléments. La vraie bourrasque, c’est elle. Son jeu de piano est festif, exubérant, avec des cavalcades à perdre haleine sur le clavier. On dirait parfois qu’elle griffe son instrument. Son harpiste Edmar Castaneda fait bien plus que lui donner la réplique, avec sa manière de prendre sa harpe à rebrousse-poil qui le transforme à volonté en bassiste électrique (l’une de ses compositions est d’ailleurs dédiée à Jaco pastorius). Hiromi met le public dans sa poche avec ses tourneries hypnotiques et ses accords fracassants. J’avoue que je ne suis pas un inconditionnel de ce pianisme spectaculairement virtuose. Le meilleur moment du concert, à mon goût, c’est le rappel, lorsqu’elle joue un magnifique Libertango (Astor Piazzola) tout en toucher, et dépouillé de la moindre ostentation pianistique.
Le lendemain, Hugues Coltman est confronté lui-aussi à la pluie. Il s’est entouré de super musiciens, des « tueurs » comme on dit dans le milieu, pour revisiter un répertoire éclectique (estampillé « New Orleans » mais en fait plus vaste puisque le groupe va jouer Caravan, all of me, Stardust, Let’s face the music and danse, Skylark…). Nommons quelques uns de ces tueurs: Fred Couderc, sax baryton, Pierre Bertrand (sax alto, et arrangements), Benjamin Moussay (piano), Jérôme Etcheberry (trompette)…Quant au chanteur, Hugues Coltman, qui n’est pas a priori estampillé jazz mais on s’en fout, il swingue en souplesse, sans donner l’impression de jamais forcer sa voix. Comme avec Hiromi, hier, la pluie décuple sa générosité, il fait même quelques incursions dans le public comme s’il voulait partager les intempéries avec lui. En rappel, une sublime ballade, All the sad young men, avec une introduction d’une délicatesse infinie de Benjamin Moussay, et Hugues Coltman qui pour la première fois laisse entrevoir la trame de sa voix, et ses fêlures. Très beau.
Le lendemain, le temps persiste à rester gris et froid, et les éclaircies aussi rares que les connexions. Cela décide les organisateurs à jouer la carte de la sécurité pour la venue de Jan Garbarek, un des temps forts du festival: la salle polyvalente plutôt que la scène en plein air.
Photo: Valentin Laurent
Garbarek arrive avec une chemise à carreaux bleue, son ténor dans son étui, comme un couffin. Il se campe bien droit sur ses jambes, …et joue. De tout le concert on n’entendra pas une seule fois le son de sa voix, même pour la présentation des musiciens. Il ne viendrait à personne pourtant l’idée de taxer son attitude d’arrogante car Il donne un généreux concert de plus de deux heures de musique. Un certain nombre de malentendus circulent sur Garbarek. On voit parfois en lui le prophète des grandes étendues nordiques alors qu’il a passé une partie de sa carrière à dialoguer avec l’orient (voir son disque de 1994 avec Anouar Brahem, voir aussi Ragas and Sagas de 1992). L’autre lieu commun qui lui colle à la peau consiste à qualifier sa musique de « planante ». Or, plusieurs morceaux joués ce soir (un certain nombre sont issus de son album de 1992, I took up the runes) mettent les choses au point et font entendre une musique incarnée, mordante, vigoureuse. Lui-même, au soprano ou au ténor, a parfois des inflexions d’un musicien de rythm’n blues, et des passages staccato très énergiques (je note sur mon carnet, « style morse de Garbarek »). Son bassiste Yuri Daniel contribue à lui donner une assise solide et terrienne avec des basses lourdes, grasses, mais chantantes. En dehors de la relation entre Garbarek et son bassiste le concert se déroule plutôt comme une juxtaposition de beaux moments. Le percussionniste Trilok Gurtu et le pianiste Rainer Brunin-Ghaus semblent avoir du mal à se fondre dans l’ensemble. Trilok Gurtu prend vers la fin du concert un solo (certes inventif) mais qui dure plus de dix minutes. Chouette mais hors sol. Garbarek laisse faire, adossé à un lyrisme qui l’emmène bien loin de ces contingences d’ego.
Le lendemain, le festival présente une des exclusivités du cru 2017, le duo Tuck and Patti.
Photo: Valentin Laurent
Ce couple de musiciens fait de la musique ensemble depuis 39 ans sans se détester. C’est déjà en soi extraordinaire. Mais ce n’est pas la raison première de leur venue. S’ils sont là, c’est que musicalement, ce qui se passe entre eux est plus que jamais formidable. Leur répertoire tourne autour de la soul, du gospel et du jazz. Patti commence son concert par une composition immortelle du grand trompettiste Clifford Brown: Joy Spring. Un peu plus tard, elle chantera un autre standard, My Romance, en improvisant à chaque fois avec une musicalité et un naturel assez stupéfiants (elle est tout le contraire de ces chanteuses qui, quand elles passent au scat, ont l’air d’un sauteur à la perche qui prend son élan). Sa voix est ample, chaude, dorée, avec des graves magnifiques. Entre deux chansons, Patti se moque gentiment de son mari et accompagnateur Tuck Andress, bouille d’enfant rêveur et cheveux gris, épinglant sa manière de ne pas boire d’alcool, de ne pas manger de viande. On comprend vite que son seul alcool, son unique viande, c’est sa guitare électrique. Ses mains voltigent sur les cordes. Il accompagne Patti en utilisant tous les effets dont dispose un guitariste virtuose (single notes, accords, cordes frappées avec la paume de la main, tantôt délicat et mélodique, tantôt percussif. Il joue en solo deux titres ( man in the mirror, de Michael jackson, et Europa de Santana). Eblouissant. Plus tard, en coulisses, quelqu’un lui demande quel musicien l’impressionne le plus. Il ne répondra pas Wes Montgomery, maître de ses jeunes années, ni Jimi hendrix. Il répondra, et sans hésiter: Art tatum!.
Le concert de Tuck and Patti est suivi d’une soirée consacrée à la trompette. D’abord avec le quartet d’Airelle Besson avec la chanteuse Isabelle Sörling, presque dans un rôle de co-leader tant la musique est construite autour de sa voix.
Photo: Valentin Laurent
Après Préludes, album intimiste en duo avec Nelson Veras, Airelle Besson semble avoir eu envie de légèreté. Sur son dernier disque Radio One, ses compositions s’apparentent à des chansons, et le morceau éponyme Radio One, possède une séduction pop immédiate. La voix d’Isabelle Sörling, assortie d’effets, d’échos, de déformations diverses est au coeur du dispositif. Fragile en apparence, elle est capable d’aigus frémissants. La complémentarité est parfaite avec Airelle Besson dont le lyrisme et le sens mélodique s’établissent plutôt dans les graves et les mediums. La voix d’Isabelle Sörling apporte aussi une dimension de sauvagerie et de folie à cette musique. Le pianiste Yvan Robilliard, qui remplace Armel Dupas ou Benjamin Moussay, est remarquable. Son introduction sur Around the World est ciselée avec beaucoup de grâce et de goût. Il possède, entre autres qualités,un sens de l’espace. On peut entendre ce pianiste sur la longueur dans son disque en solo The Unspoken (écoutez par exemple Russian Spirit).
Après Airelle Besson, le trompettiste norvégien Nils Peter Molvaer conclut cette soirée dédiée à la trompette.
Photo : Valentin Laurent
Nils Peter Molvaer joue des fragments mélodiques, avec un son tantôt nu, tantôt habillé d’échos et de grésillements divers. Ses notes ont un poids impressionnants, en particulier ses aigus,qui semble sculptés dans du basalte. C’est un art du silence habité. Pour qu’un silence soit habité, cela se joue à peu de choses. Cela dépend de l’instrumentiste, bien sûr, mais aussi de ce qu’il y a autour de lui: en l’occurrence un guitariste bardé d’effets, Eivind Aarset, qui lance des textures tantôt délicates, tantôt furieusement saturées, toujours inventives. Le batteur Samuel Rohrer saupoudre la trompette de Molvaer de délicats effets électroniques, et se montre aux balais d’une grande musicalité sur le seul standard du concert, Nature Boy. Musique profonde, onirique, quelques longueurs.
On approche la fin du festival. Le temps s’améliore, pas les connexions. Je commence à être connu parmi les bénévoles comme le type bizarre qui aime les proverbes alsaciens. Je passe régulièrement dans la « war room » de l’ancien presbytère où se gèrent les allées et venues des différents artistes en particulier avec Valentine Wurtz et Alex von Arx à la maneuvre. On entend des choses comme « Tu as ramené les 3 Nils à Hambourg? » ou « Qui se charge de récupérer les 4 Garbarek à Stuttgart? ». Tiens Voilà Denis. Encore un run. Il grimace: « Ah,j’ai mal à la croix » (la croix c’est le dos en Alsacien). Avant de partir il me laisse un nouveau proverbe: « Ich kann mich umdräje’ wie I’ will, ich hab’ immer d’arsch hinte' », autrement dit: « Je peux me tourner et me retourner tant que je veux, j’aurai toujours mon trou du cul derrière moi » (je demande pardon aux amateurs de jazz et de poésie qui lisaient cette chronique jusqu’à ce regrettable dérapage). Heureusement, une autre bénévole, Nathalie, relève un peu le niveau. Elle me cite une phrase que les cigognes sont censés adresser aux petits enfants qu’elles déposent dans les foyers alsaciens : « Reddo wie dir de schnawel gewachse esch », autrement dit « parle comme le bec t’a poussé », soit une claire réhabilitation du dialecte…
Quand je ne traîne pas du côté du presbytère, je fais des promenades en forêt. Autour de la Petite Pierre, on trouve des dizaines de magnifiques ballades forestières pour tous les goûts, les marcheurs chevronnés avec bâton de ski aussi bien que pour les bobos parisiens en espadrilles (je parle de moi).Je me contente donc de balades pour minimes ou cadets, comme celle du rocher blanc, avec ses sentiers encadrés de fougères et d’orties, ses dalles de grès moussus qui affleurent, et ces petits objets oranges sur les bas-côtés, posés là sans doute par quelques fonctionnaires de l’office de tourisme consciencieux, pour briser j’imagine la monotonie de la verdure (après renseignement, on m’informe qu’il s’agit de limaces). La balade du rocher au corbeau vaut le coup d’oeil aussi, avec cette trouée, le jardin des poètes, où l’on apprend que Goethe et René Char ont médité sur ces arbres, sur ce ciel. En regardant bien on trouverait peut-être des filaments de rêverie, accrochés aux arbres comme des guirlandes.
Tiens, le temps s’est éclairci. Le festival a rejoint la scène extérieure. Airelle Besson, Stéphane Kerecki, Edouard Ferlet présentent leur nouveau projet ( disque à venir) autour des grands compositeurs classiques et de leurs propres compositions
Photo: Valentin Laurent
Sur le deuxième morceau ( je crois qu’il s’agit d’une composition de Kerecki) le pianiste et le contrebassiste mettent en place un groove imparable, comme s’ils souhaitaient pousser Airelle Besson dans ses retranchements. Celle-ci tient fermement le choc et tire de sa trompette des nuances plus exubérantes (avec même des effets de growl!). Le morceau suivant est un monument du répertoire classique, la Pavane pour une infante défunte de Ravel. Elle joue le thème avec une sorte d’émotion retenue, sans rien de trop, qui bouleverse. Le jeu d’Airelle Besson est une merveille dans les graves et les mediums, avec une sonorité douce mais incarnée, cuivrée (on n’est pas ici dans de la trompette éthérée) et quelques incursions dans les aigus (qui ne sont pas chez elle, l’enjeu d’une vaine haltérophilie, mais d’une narrativité et d’une poétique différente un peu à la manière du grand Kenny Wheeler). Dans ses improvisations, les notes sont pensées et pesées, toujours avec une grande clarté d’énonciation mais aussi (notamment par des effets de demi-piston) des notes effleurées, suggérées, qui mettent un peu de brouillard dans la ligne claire des paysages qu’elle dessine. En rappel le trio reprend un autre monument du classique, la Pavane de Fauré, et c’est la même magie, la même émotion.
Photo Valentin Laurent
Après ce concert, vers 21h30, Archie Shepp et Joachim Kühn sont donc annoncés pour leur unique rencontre de l’été. Les deux hommes s’étaient croisés en 2009 pour un disque en duo, Wo!Man, et s’étaient retrouvés à diverses reprises ensuite. Shepp apparaît en bas de la scène. Il est comme toujours tiré à quatre épingles, chapeau à ruban marron, écharpe blanche. Il grimpe avec difficulté mais dignité l’escalier qui mène à la scène. On lui apporte ses deux sax, le ténor et le soprano qu’on pose sur une table devant lui. Malgré ses articulations qui grincent, sa prestance est impressionnante. Il transforme les hésitations de son pas en démarche chaloupée. Puis il s’adosse au tabouret (on sent qu’il fait une différence très nette entre s’adosser et s’asseoir). Kühn de son côté s’asseoit à son clavier, très concentré, très attentif à son partenaire. Lors du premier morceau, une superbe ballade de Kühn, Shepp est un peu hésitant. Il joue en pointillés, tente quelques notes graves qui ne le satisfont pas, le bec du ténor a du mal à trouver sa place dans sa bouche. Il ressemble à un chat qui aurait avalé un poisson un peu trop gros: certaines arêtes ont du mal à passer. Kühn redouble d’effors pour soutenir son ami (il a assez d’énergie pour deux).
Photo: Valentin Laurent
Du piano montent des traits irrésistibles, allègres, inventifs, tantôt limpides tantôt bouillonnants. Shepp s’y réchauffe. Au deuxième morceau, c’est mieux. Le son de Shepp commence à développer ses arômes. Premiers cris, premiers feulements.
Photo: Valentin Laurent
Au troisième morceau, ça y est. C’est le merveilleux Lonely Woman d’Ornette Coleman. Quelle version incroyable donnée par les deux musiciens! C’est une Lonely Woman déchirée avec une infinie tendresse, par un Shepp qui se met lui-même en lambeaux, plus que jamais poète des écorchures. On revient au thème, une fois, deux fois, Shepp ne semble pas vouloir l’abandonner. Il ne lâche pas la main de sa Lonely Woman, pousse tantôt des cris furieux, tantôt des cris plaintifs de petit enfant. Il semble le père de cette Lonely Woman, et son nourrisson. Après avoir tendu sa main à la Lonely Woman, Shepp donne son bras à la Sophisticated Lady d’Ellington, et c’est de nouveau sublime, comme chaque fois que Shepp interprète Duke (avec lequel il a fugitivement partagé la scène en 1969, des images existent). Il joue avec bravoure, met ses faiblesses à nu, les regarde en face, les partage, il en sort grandi, et nous réchauffés. Son vibrato est toujours aussi énorme, c’est un art émotionnel mais pas un art sentimental. D’autres thèmes suivent, essentiellement des ballades, Stablemates, Eternal Voyage de Kühn (soit dit en passant, cette soirée aura mis en valeur de manière éclatante, pour ceux qui l’ignoraient encore, le talent de compositeur de Kühn). La soirée se clôt sur un inoubliable Body and Soul plein de balafres, énoncé avec une tendresse ornementée de vociférations. A la fin, Shepp et Kühn improvisent à deux voix et Shepp termine sur un énorme son dans les graves: Toujours là, toujours vivant, toujours en colère.
Photo: Valentin Laurent
On reverra Shepp le lendemain, mais en spectateur cette fois, pour le concert de la chanteuse Marion Rampal, qui partage régulièrement la scène avec lui ces dernières années (on se souvient notamment de son interprétation frémissante du You’re blasé, il y a un an, à La Villette). Elle joue des titres de son dernier disque Main Blue, issue d’un voyage initatique à la Nouvelle Orléans, dans lequel elle évoque la ville et ses habitants loin des clichés habituels. Ses moyens vocaux exceptionnels sont toujours au service de l’émotion. Elle a une manière très originale de se servir de certains enregistrements d’habitants prélevés lors de son séjour qui donne une dimension supplémentaire à ses chansons. Elle chante, a capella, une chanson de marin bouleversante, (« Et si mon coeur voit le printemps/ Au bord de l’eau toi tu m’attends »). Shepp, un peu à l’écart, l’écoute attentivement. C’est cette ultime image que j’emporte du festival: Shepp, dans l’ombre, assis près de l’église, écoutant Marion Rampal avec une attention bienveillante, dans une immobilité de statue.
JF Mondot