Ambrose Akinmusire, so tenderly
Mercredi dernier Ambrose Akinmusire a donné au New Morning un concert inoubliable, chroniqué à chaud par Fred Goaty. Cette musique a laissé pantois l’auteur de ces lignes qui a voulu revenir sur l’événement pour mettre un peu d’ordre dans ses impressions. L’article est suivi d’un hommage à Philippe Conord qui nous a quitté la semaine dernière.
Ambrose Akinmusire (tp), Mike Aadberg (claviers, synthétiseurs, orgue Hammond), Thomas Pridgen (dm), New Morning, le 11 février 2016
Je ne sais pas ce à quoi s’attendait le public du New Morning en venant voir Ambrose Akinmusire, mais on pouvait se dire, en contemplant certaines mines contrites, désemparés, ou verdâtres, que ce n’était pas tout à fait ça. Peut-être certains aspiraient-ils à écouter de la « belle trompette » dans le cadre d’un jazz ancré dans la tradition. Ce ne fut pas ça. Pas du tout.
Pourtant, le choix des accompagnateurs aurait dû indiquer que quelque chose se tramait. Ce nouveau trio se caractérise par la présence tentaculaire et hypertrophiée d’un incroyable batteur, Thomas Pridgen, (Fred Goaty nous indique qu’il faisait partie du groupe Mars-Volta, que je ne connaissais pas) qui prend une place énorme. Il n’a cessé de martyriser ses fûts pendant tout le concert, créant ainsi une sorte de feu roulant , comme s’il était chargé d’une préparation d’artillerie. Visiblement c’est exactement ce que lui demandait Akinmusire. A plusieurs reprises, ce dernier s’est autorisé quelques pas de côté pour écouter son batteur d’un air approbateur voire légèrement attendri.
Le deuxième membre du trio a sans doute le rôle le moins facile. Il s’appelle Mike Aarberg et préside aux claviers divers (synthétiseurs, orgue hammond). Son rôle, disais-je, n’est pas facile car il doit se faire une place à l’ombre de l’orage crépitant qui sort des tambours de Thomas Pridgen. Il envoie des choses très diverses: des basses telluriques qui résonnent à l’intérieur de votre poitrine, des textures, des trames planantes ou atmosphériques. Il n’affronte pas le batteur sur son terrain, la puissance, mais se situe à côté, ou au-dessus. A deux ou trois reprises il sort de sa coquille pour des chorus à l’orgue Hammond d’une formidable intensité.Signalons aussi que sa palette sonore est très vaste puisqu’il lui arrive aussi de lancer certains sons incongrus et poétiques.
On a donc cette configuration paradoxale, un peu déséquilibrée, d’un batteur dont on a l’impression qu’il écrase tout sur son passage, et d’un claviériste qui lance des lignes de basses et des textures plus timides. Parfois, on ne voit pas toujours le lien entre les deux musiciens.
Pendant tout le concert je me suis demandé pourquoi Akinmusire s’était entouré d’un tel environnement de bruit et de fureur.
Or, l’une des choses qui me fascine et m’impressionne chez ce jeune trompettiste, est sa fantastique économie de moyens. Aucun bavardage chez lui, jamais. Il est comme un boxeur dont tous les coups arriveraient à destination (en Anglais, dans le vocabulaire de la boxe, on dit je crois que les coups « atterrissent » ). Avec un batteur aussi tonitruant, sans doute Ambrose Akinmusire est-il obligé de trouver des phrases qui ont encore plus de poids. Il travaille, autrement dit, sa gravité.Il s’astreint à l’essentiel.Et cela donne à sa musique une force et une urgence saisissantes.
A la fin du concert, que croyez-vous que ce diabolique trompettiste ait choisi de jouer en rappel après ce crépitement de tonnerre et de mitraille? Un vieux standard des années cinquante au romantisme suranné que les jazzmen n’osent plus jouer qu’après avoir pris un pseudonyme: Tenderly. Un Tenderly joué d’abord a capella avec une terrifiante maîtrise du son et des sauts de registre. L’expressivité dramatique de l’exposé du thème était si forte que l’improvisation semblait presque superflue. Pourtant, il y eut une magnifique improvisation, avec reprise du roulement de mitraille à la batterie…
Comment interpréter cet incroyable Tenderly? J’ai pensé au début que le choix de ce thème relevait d’une sorte de distance ironique vis-à-vis de la musique qui venait d’être jouée. Mais en y réfléchissant je me suis dit que je faisais fausse route. En musique, l’ironie est une qualité seconde. Akinmusire a beaucoup trop de choses à proposer dans l’ordre de la beauté pour se laisser distraire par l’ironie.Je pense donc qu’il faut prendre au premier degré ce Tenderly joué en rappel. Ce vacarme, contre lequel s’adosse Akinmusire, ce vacarme grondant, c’est définitivement de la tendresse.
Texte JF Mondot
Dessins AC Alvoët
(www.annie-claire.com)
Post scriptum: Hommage à Philippe Conord
Mercredi dernier Philippe Conord nous a quitté. C’était un lecteur fervent de Jazz Magazine, et un grand amoureux de cette musique. Beaucoup de musiciens de jazz (specialement ceux qui étaient originaires du sud-ouest)le connaissaient et l’aimaient. On pouvait le croiser au Sunset ou au 38 Riv, vêtu de son éternelle marinière. Il jouait lui-même du sax alto , du soprano, de la clarinette, et ceux qui l’ont entendu peuvent attester de la sûreté de son oreille, et de cette chouette manière d’improviser qu’il avait en paraphrasant le thème. Il aurait pu devenir musicien professionnel s’il n’avait fait le choix de la peinture (il disait qu’il fallait cinquante pour faire un peintre). Il avait rassemblé chez lui un ensemble d’objets poetiques, tendres, modestes, qui lui ressemblaient, par exemple un nid d’oiseau. Il appelait ses amis hommes « mon drôle » et les femmes « petite » ainsi qu’on fait dans le sud-ouest.A 80 piges passées, il gardait quelque chose d’enfantin dans le regard et dans les attitudes. Il détestait les fausses valeurs, en musique ou en peinture. Il était lumineux jusque dans ses legendaires râleries.
Mercredi dernier Ambrose Akinmusire a donné au New Morning un concert inoubliable, chroniqué à chaud par Fred Goaty. Cette musique a laissé pantois l’auteur de ces lignes qui a voulu revenir sur l’événement pour mettre un peu d’ordre dans ses impressions. L’article est suivi d’un hommage à Philippe Conord qui nous a quitté la semaine dernière.
Ambrose Akinmusire (tp), Mike Aadberg (claviers, synthétiseurs, orgue Hammond), Thomas Pridgen (dm), New Morning, le 11 février 2016
Je ne sais pas ce à quoi s’attendait le public du New Morning en venant voir Ambrose Akinmusire, mais on pouvait se dire, en contemplant certaines mines contrites, désemparés, ou verdâtres, que ce n’était pas tout à fait ça. Peut-être certains aspiraient-ils à écouter de la « belle trompette » dans le cadre d’un jazz ancré dans la tradition. Ce ne fut pas ça. Pas du tout.
Pourtant, le choix des accompagnateurs aurait dû indiquer que quelque chose se tramait. Ce nouveau trio se caractérise par la présence tentaculaire et hypertrophiée d’un incroyable batteur, Thomas Pridgen, (Fred Goaty nous indique qu’il faisait partie du groupe Mars-Volta, que je ne connaissais pas) qui prend une place énorme. Il n’a cessé de martyriser ses fûts pendant tout le concert, créant ainsi une sorte de feu roulant , comme s’il était chargé d’une préparation d’artillerie. Visiblement c’est exactement ce que lui demandait Akinmusire. A plusieurs reprises, ce dernier s’est autorisé quelques pas de côté pour écouter son batteur d’un air approbateur voire légèrement attendri.
Le deuxième membre du trio a sans doute le rôle le moins facile. Il s’appelle Mike Aarberg et préside aux claviers divers (synthétiseurs, orgue hammond). Son rôle, disais-je, n’est pas facile car il doit se faire une place à l’ombre de l’orage crépitant qui sort des tambours de Thomas Pridgen. Il envoie des choses très diverses: des basses telluriques qui résonnent à l’intérieur de votre poitrine, des textures, des trames planantes ou atmosphériques. Il n’affronte pas le batteur sur son terrain, la puissance, mais se situe à côté, ou au-dessus. A deux ou trois reprises il sort de sa coquille pour des chorus à l’orgue Hammond d’une formidable intensité.Signalons aussi que sa palette sonore est très vaste puisqu’il lui arrive aussi de lancer certains sons incongrus et poétiques.
On a donc cette configuration paradoxale, un peu déséquilibrée, d’un batteur dont on a l’impression qu’il écrase tout sur son passage, et d’un claviériste qui lance des lignes de basses et des textures plus timides. Parfois, on ne voit pas toujours le lien entre les deux musiciens.
Pendant tout le concert je me suis demandé pourquoi Akinmusire s’était entouré d’un tel environnement de bruit et de fureur.
Or, l’une des choses qui me fascine et m’impressionne chez ce jeune trompettiste, est sa fantastique économie de moyens. Aucun bavardage chez lui, jamais. Il est comme un boxeur dont tous les coups arriveraient à destination (en Anglais, dans le vocabulaire de la boxe, on dit je crois que les coups « atterrissent » ). Avec un batteur aussi tonitruant, sans doute Ambrose Akinmusire est-il obligé de trouver des phrases qui ont encore plus de poids. Il travaille, autrement dit, sa gravité.Il s’astreint à l’essentiel.Et cela donne à sa musique une force et une urgence saisissantes.
A la fin du concert, que croyez-vous que ce diabolique trompettiste ait choisi de jouer en rappel après ce crépitement de tonnerre et de mitraille? Un vieux standard des années cinquante au romantisme suranné que les jazzmen n’osent plus jouer qu’après avoir pris un pseudonyme: Tenderly. Un Tenderly joué d’abord a capella avec une terrifiante maîtrise du son et des sauts de registre. L’expressivité dramatique de l’exposé du thème était si forte que l’improvisation semblait presque superflue. Pourtant, il y eut une magnifique improvisation, avec reprise du roulement de mitraille à la batterie…
Comment interpréter cet incroyable Tenderly? J’ai pensé au début que le choix de ce thème relevait d’une sorte de distance ironique vis-à-vis de la musique qui venait d’être jouée. Mais en y réfléchissant je me suis dit que je faisais fausse route. En musique, l’ironie est une qualité seconde. Akinmusire a beaucoup trop de choses à proposer dans l’ordre de la beauté pour se laisser distraire par l’ironie.Je pense donc qu’il faut prendre au premier degré ce Tenderly joué en rappel. Ce vacarme, contre lequel s’adosse Akinmusire, ce vacarme grondant, c’est définitivement de la tendresse.
Texte JF Mondot
Dessins AC Alvoët
(www.annie-claire.com)
Post scriptum: Hommage à Philippe Conord
Mercredi dernier Philippe Conord nous a quitté. C’était un lecteur fervent de Jazz Magazine, et un grand amoureux de cette musique. Beaucoup de musiciens de jazz (specialement ceux qui étaient originaires du sud-ouest)le connaissaient et l’aimaient. On pouvait le croiser au Sunset ou au 38 Riv, vêtu de son éternelle marinière. Il jouait lui-même du sax alto , du soprano, de la clarinette, et ceux qui l’ont entendu peuvent attester de la sûreté de son oreille, et de cette chouette manière d’improviser qu’il avait en paraphrasant le thème. Il aurait pu devenir musicien professionnel s’il n’avait fait le choix de la peinture (il disait qu’il fallait cinquante pour faire un peintre). Il avait rassemblé chez lui un ensemble d’objets poetiques, tendres, modestes, qui lui ressemblaient, par exemple un nid d’oiseau. Il appelait ses amis hommes « mon drôle » et les femmes « petite » ainsi qu’on fait dans le sud-ouest.A 80 piges passées, il gardait quelque chose d’enfantin dans le regard et dans les attitudes. Il détestait les fausses valeurs, en musique ou en peinture. Il était lumineux jusque dans ses legendaires râleries.
Mercredi dernier Ambrose Akinmusire a donné au New Morning un concert inoubliable, chroniqué à chaud par Fred Goaty. Cette musique a laissé pantois l’auteur de ces lignes qui a voulu revenir sur l’événement pour mettre un peu d’ordre dans ses impressions. L’article est suivi d’un hommage à Philippe Conord qui nous a quitté la semaine dernière.
Ambrose Akinmusire (tp), Mike Aadberg (claviers, synthétiseurs, orgue Hammond), Thomas Pridgen (dm), New Morning, le 11 février 2016
Je ne sais pas ce à quoi s’attendait le public du New Morning en venant voir Ambrose Akinmusire, mais on pouvait se dire, en contemplant certaines mines contrites, désemparés, ou verdâtres, que ce n’était pas tout à fait ça. Peut-être certains aspiraient-ils à écouter de la « belle trompette » dans le cadre d’un jazz ancré dans la tradition. Ce ne fut pas ça. Pas du tout.
Pourtant, le choix des accompagnateurs aurait dû indiquer que quelque chose se tramait. Ce nouveau trio se caractérise par la présence tentaculaire et hypertrophiée d’un incroyable batteur, Thomas Pridgen, (Fred Goaty nous indique qu’il faisait partie du groupe Mars-Volta, que je ne connaissais pas) qui prend une place énorme. Il n’a cessé de martyriser ses fûts pendant tout le concert, créant ainsi une sorte de feu roulant , comme s’il était chargé d’une préparation d’artillerie. Visiblement c’est exactement ce que lui demandait Akinmusire. A plusieurs reprises, ce dernier s’est autorisé quelques pas de côté pour écouter son batteur d’un air approbateur voire légèrement attendri.
Le deuxième membre du trio a sans doute le rôle le moins facile. Il s’appelle Mike Aarberg et préside aux claviers divers (synthétiseurs, orgue hammond). Son rôle, disais-je, n’est pas facile car il doit se faire une place à l’ombre de l’orage crépitant qui sort des tambours de Thomas Pridgen. Il envoie des choses très diverses: des basses telluriques qui résonnent à l’intérieur de votre poitrine, des textures, des trames planantes ou atmosphériques. Il n’affronte pas le batteur sur son terrain, la puissance, mais se situe à côté, ou au-dessus. A deux ou trois reprises il sort de sa coquille pour des chorus à l’orgue Hammond d’une formidable intensité.Signalons aussi que sa palette sonore est très vaste puisqu’il lui arrive aussi de lancer certains sons incongrus et poétiques.
On a donc cette configuration paradoxale, un peu déséquilibrée, d’un batteur dont on a l’impression qu’il écrase tout sur son passage, et d’un claviériste qui lance des lignes de basses et des textures plus timides. Parfois, on ne voit pas toujours le lien entre les deux musiciens.
Pendant tout le concert je me suis demandé pourquoi Akinmusire s’était entouré d’un tel environnement de bruit et de fureur.
Or, l’une des choses qui me fascine et m’impressionne chez ce jeune trompettiste, est sa fantastique économie de moyens. Aucun bavardage chez lui, jamais. Il est comme un boxeur dont tous les coups arriveraient à destination (en Anglais, dans le vocabulaire de la boxe, on dit je crois que les coups « atterrissent » ). Avec un batteur aussi tonitruant, sans doute Ambrose Akinmusire est-il obligé de trouver des phrases qui ont encore plus de poids. Il travaille, autrement dit, sa gravité.Il s’astreint à l’essentiel.Et cela donne à sa musique une force et une urgence saisissantes.
A la fin du concert, que croyez-vous que ce diabolique trompettiste ait choisi de jouer en rappel après ce crépitement de tonnerre et de mitraille? Un vieux standard des années cinquante au romantisme suranné que les jazzmen n’osent plus jouer qu’après avoir pris un pseudonyme: Tenderly. Un Tenderly joué d’abord a capella avec une terrifiante maîtrise du son et des sauts de registre. L’expressivité dramatique de l’exposé du thème était si forte que l’improvisation semblait presque superflue. Pourtant, il y eut une magnifique improvisation, avec reprise du roulement de mitraille à la batterie…
Comment interpréter cet incroyable Tenderly? J’ai pensé au début que le choix de ce thème relevait d’une sorte de distance ironique vis-à-vis de la musique qui venait d’être jouée. Mais en y réfléchissant je me suis dit que je faisais fausse route. En musique, l’ironie est une qualité seconde. Akinmusire a beaucoup trop de choses à proposer dans l’ordre de la beauté pour se laisser distraire par l’ironie.Je pense donc qu’il faut prendre au premier degré ce Tenderly joué en rappel. Ce vacarme, contre lequel s’adosse Akinmusire, ce vacarme grondant, c’est définitivement de la tendresse.
Texte JF Mondot
Dessins AC Alvoët
(www.annie-claire.com)
Post scriptum: Hommage à Philippe Conord
Mercredi dernier Philippe Conord nous a quitté. C’était un lecteur fervent de Jazz Magazine, et un grand amoureux de cette musique. Beaucoup de musiciens de jazz (specialement ceux qui étaient originaires du sud-ouest)le connaissaient et l’aimaient. On pouvait le croiser au Sunset ou au 38 Riv, vêtu de son éternelle marinière. Il jouait lui-même du sax alto , du soprano, de la clarinette, et ceux qui l’ont entendu peuvent attester de la sûreté de son oreille, et de cette chouette manière d’improviser qu’il avait en paraphrasant le thème. Il aurait pu devenir musicien professionnel s’il n’avait fait le choix de la peinture (il disait qu’il fallait cinquante pour faire un peintre). Il avait rassemblé chez lui un ensemble d’objets poetiques, tendres, modestes, qui lui ressemblaient, par exemple un nid d’oiseau. Il appelait ses amis hommes « mon drôle » et les femmes « petite » ainsi qu’on fait dans le sud-ouest.A 80 piges passées, il gardait quelque chose d’enfantin dans le regard et dans les attitudes. Il détestait les fausses valeurs, en musique ou en peinture. Il était lumineux jusque dans ses legendaires râleries.
Mercredi dernier Ambrose Akinmusire a donné au New Morning un concert inoubliable, chroniqué à chaud par Fred Goaty. Cette musique a laissé pantois l’auteur de ces lignes qui a voulu revenir sur l’événement pour mettre un peu d’ordre dans ses impressions. L’article est suivi d’un hommage à Philippe Conord qui nous a quitté la semaine dernière.
Ambrose Akinmusire (tp), Mike Aadberg (claviers, synthétiseurs, orgue Hammond), Thomas Pridgen (dm), New Morning, le 11 février 2016
Je ne sais pas ce à quoi s’attendait le public du New Morning en venant voir Ambrose Akinmusire, mais on pouvait se dire, en contemplant certaines mines contrites, désemparés, ou verdâtres, que ce n’était pas tout à fait ça. Peut-être certains aspiraient-ils à écouter de la « belle trompette » dans le cadre d’un jazz ancré dans la tradition. Ce ne fut pas ça. Pas du tout.
Pourtant, le choix des accompagnateurs aurait dû indiquer que quelque chose se tramait. Ce nouveau trio se caractérise par la présence tentaculaire et hypertrophiée d’un incroyable batteur, Thomas Pridgen, (Fred Goaty nous indique qu’il faisait partie du groupe Mars-Volta, que je ne connaissais pas) qui prend une place énorme. Il n’a cessé de martyriser ses fûts pendant tout le concert, créant ainsi une sorte de feu roulant , comme s’il était chargé d’une préparation d’artillerie. Visiblement c’est exactement ce que lui demandait Akinmusire. A plusieurs reprises, ce dernier s’est autorisé quelques pas de côté pour écouter son batteur d’un air approbateur voire légèrement attendri.
Le deuxième membre du trio a sans doute le rôle le moins facile. Il s’appelle Mike Aarberg et préside aux claviers divers (synthétiseurs, orgue hammond). Son rôle, disais-je, n’est pas facile car il doit se faire une place à l’ombre de l’orage crépitant qui sort des tambours de Thomas Pridgen. Il envoie des choses très diverses: des basses telluriques qui résonnent à l’intérieur de votre poitrine, des textures, des trames planantes ou atmosphériques. Il n’affronte pas le batteur sur son terrain, la puissance, mais se situe à côté, ou au-dessus. A deux ou trois reprises il sort de sa coquille pour des chorus à l’orgue Hammond d’une formidable intensité.Signalons aussi que sa palette sonore est très vaste puisqu’il lui arrive aussi de lancer certains sons incongrus et poétiques.
On a donc cette configuration paradoxale, un peu déséquilibrée, d’un batteur dont on a l’impression qu’il écrase tout sur son passage, et d’un claviériste qui lance des lignes de basses et des textures plus timides. Parfois, on ne voit pas toujours le lien entre les deux musiciens.
Pendant tout le concert je me suis demandé pourquoi Akinmusire s’était entouré d’un tel environnement de bruit et de fureur.
Or, l’une des choses qui me fascine et m’impressionne chez ce jeune trompettiste, est sa fantastique économie de moyens. Aucun bavardage chez lui, jamais. Il est comme un boxeur dont tous les coups arriveraient à destination (en Anglais, dans le vocabulaire de la boxe, on dit je crois que les coups « atterrissent » ). Avec un batteur aussi tonitruant, sans doute Ambrose Akinmusire est-il obligé de trouver des phrases qui ont encore plus de poids. Il travaille, autrement dit, sa gravité.Il s’astreint à l’essentiel.Et cela donne à sa musique une force et une urgence saisissantes.
A la fin du concert, que croyez-vous que ce diabolique trompettiste ait choisi de jouer en rappel après ce crépitement de tonnerre et de mitraille? Un vieux standard des années cinquante au romantisme suranné que les jazzmen n’osent plus jouer qu’après avoir pris un pseudonyme: Tenderly. Un Tenderly joué d’abord a capella avec une terrifiante maîtrise du son et des sauts de registre. L’expressivité dramatique de l’exposé du thème était si forte que l’improvisation semblait presque superflue. Pourtant, il y eut une magnifique improvisation, avec reprise du roulement de mitraille à la batterie…
Comment interpréter cet incroyable Tenderly? J’ai pensé au début que le choix de ce thème relevait d’une sorte de distance ironique vis-à-vis de la musique qui venait d’être jouée. Mais en y réfléchissant je me suis dit que je faisais fausse route. En musique, l’ironie est une qualité seconde. Akinmusire a beaucoup trop de choses à proposer dans l’ordre de la beauté pour se laisser distraire par l’ironie.Je pense donc qu’il faut prendre au premier degré ce Tenderly joué en rappel. Ce vacarme, contre lequel s’adosse Akinmusire, ce vacarme grondant, c’est définitivement de la tendresse.
Texte JF Mondot
Dessins AC Alvoët
(www.annie-claire.com)
Post scriptum: Hommage à Philippe Conord
Mercredi dernier Philippe Conord nous a quitté. C’était un lecteur fervent de Jazz Magazine, et un grand amoureux de cette musique. Beaucoup de musiciens de jazz (specialement ceux qui étaient originaires du sud-ouest)le connaissaient et l’aimaient. On pouvait le croiser au Sunset ou au 38 Riv, vêtu de son éternelle marinière. Il jouait lui-même du sax alto , du soprano, de la clarinette, et ceux qui l’ont entendu peuvent attester de la sûreté de son oreille, et de cette chouette manière d’improviser qu’il avait en paraphrasant le thème. Il aurait pu devenir musicien professionnel s’il n’avait fait le choix de la peinture (il disait qu’il fallait cinquante pour faire un peintre). Il avait rassemblé chez lui un ensemble d’objets poetiques, tendres, modestes, qui lui ressemblaient, par exemple un nid d’oiseau. Il appelait ses amis hommes « mon drôle » et les femmes « petite » ainsi qu’on fait dans le sud-ouest.A 80 piges passées, il gardait quelque chose d’enfantin dans le regard et dans les attitudes. Il détestait les fausses valeurs, en musique ou en peinture. Il était lumineux jusque dans ses legendaires râleries.