Jazz live
Publié le 12 Mar 2025

Robin Verheyen Trio au Bal Blomet

Le saxophoniste belge désormais résident en France présentait hier 11 mars 2025 son trio constitué de Drew Gress et Billy Hart.

Où et quand ai-je donc entendu le saxophoniste flamand Robin Verheyen (41 ans) la première fois ? Une recherche à son nom – pour peu que je n’aie pas écorché l’orthographe de son nom, ce qui ne m’étonnerait pas considérablement –  fait apparaître 97 occurrences, comprenant probablement les agendas de concerts auxquels j’ai contribué pour Jazzman puis Jazz Magazine, et sûrement avec des doublons. Mais les premières correspondent au Flemmish Jazz Meeting de Bruges en 2005 où il apparaît à la tête de son Narcissus Quartet (Harmen Fraanje bientôt remplacé par Jozef Dumoulin, Clemens van der Feen, Flin van Hemmen), au Tremplin Jazz d’Avignon qu’il remporte en 2006 au sein du quartette de saxophones belge Saxkartel (Robin Verheyen, Sara Meyer, Tom Van Dyck, Kurt Van Herck) après s’être hissé à la troisième place du Concours national de jazz de la Défense au sein du Belfin Quartet (Aki Rissanen, Joachim Florent, Ville Pynssi) et apparaît dans les colonnes de Jazzman pour sa participation au “Meeting in Paris” de Giovanni Falzone (avec Bruno Angelini, Mauro Gargano et Luc Isenmman). Je sais que je ne le perd plus de vue quoique l’on ait du mal à se saisir de ce feu follet qui zizague entre la Belgique et New York en passant par la France où il vit désormais dans le Clunysois. D’où une relative discrétion dans les journaux auxquels j’ai contribué. Pourtant, dès 2027, on l’entend au côté de Bill Carrothers qui eut dans nos journaux quelque visibilité à l’époque, et avec qui je me souviens d’avoir été l’écouter au Sounds de Bruxelles, entourés de Nicolas Thys et Dré Pallemaerts (voir l’album “Starbound” pour Pirouet). Robin Verheyen vivait à l’époque déjà à Brooklyn d’où il visita la France en 2013, notamment pour un concert à la Dynamo avec son New York Quartet, qoù Russell Johnson et Drew Gress remplaçait Ralph Alessi et Thomas Morgan auprès de Jeff Davis. Depuis, il a multiplié les collaborations notamment avec Marc Copland.

Mais venons-en à l’actualité : ce 11 mars, il était donc au Bal Blomet, pour présenter son nouvel album coproduit avec Marc Copland sur InnerVoiceJazz : “Liftoff” à la tête d’un trio composé de Drew Gress et Billy Hart.

Ouverture sur une composition du co-producteur, Marc Copland, “Trippin’ In Times” a quelque chose de rollinsien, à moins que ce ne soit le saxophoniste qui lui donne cette allure. On aurait toutefois tort de l’attacher à cette seule référence. Phrasé émancipé sur ce “straight medium tempo” qu’il détache avec une vivacité pleine d’humour, anime, arpente, promène, selon des contours de phrases et des directions mélodiques jamais attendus.

Deux pièces plus élégiaques, legato témoignant d’une tendresse évoquant quelque peu Ornette Coleman sans pour autant en partager le langage, avec quelque chose des abandons et élans intempestifs de Wayne Shorter auxquels il dédie le morceau suivant. Puis Sur la Route de Tamba est un 6/8 (ou avoisinant) référence libre au Sénégal où il se trouva en résidence ; puis viendra une poignant hommage mettant en valeur la qualité de storyteller qui s’impose tout au long de cet unique et long set où le soprano (plus “lacyen” que “Liebmanien”) alternera parfois avec le ténor, qui culminera peut-être dans une douce fantasmagorie sur Over The Rainbow, et qui sera bissé par un Blue Monk lent à l’énergie néanmoins presque “sheppienne”.

J’aimerais parler de Drew Gress, mais comment m’y prendre. Si tant est qu’il m’arrive de porter un commentaire cohérent sur les musiques que j’aime (ou que je n’aime pas), il est des musiciens qui me laissent muet d’admiration. Et l’admiration que j’ai pour Drew Gress est cause de ce mutisme, quel que soit le contexte où je puis l’entendre : Marc Copland, Fred Hersch, Dave Douglas ou Tim Berne. Hier, lui réservant ici et là mon écoute, me venait à l’esprit la contrebasse Red Mitchell, une espèce de Red Mitchell des temps modernes.

Billy Hart m’inspire plus de commentaires, peut-être parce que la batterie est un instrument plus visuel et que le commun des mortels a le regard plus aiguisé que l’ouïe. Billy Hart… Ce nom apparaîtrait dans un classement chronologique de ma discothèque en 1961, sur des bootlegs des Montomery Brothers. Puis à part “Karma” de Pharoah Sanders et quelques disques mineurs d’Eddie Harris, son nom n’émerge à partir de 1970 (“Mwandishi” de Herbie Hancock, “Zawinul” d’un certain Joe, “Odyssey of Iska” de Wayne Shorter”, “Assante” de McCoy Tyner).

Il devient alors omniprésent, en tandem avec Jack Dejohnette lors des séances “On The Corner”, un partenariat avec Buster Williams, certes non exclusif mais du moins fréquent depuis “Mwandishi”. “Enchance” inaugure en 1977 une œuvre de leader (18 mentions dans ma Tom Lord Discography qui date un peu). Mais je crois me souvenir que c’est lors d’un concert au New Morning du quartette Quest (David Liebman, Richie Beirach, Ron McClure) que je pris conscience de son existence, lorsqu’il abattit sa baguette sur le tutti de départ du premier morceau et que je me sentis comme projeté contre le bar auquel j’étais accoudé. J’ai eu une seconde expérience de cette puissance de frappe au Sunside pour la reformation de Quest. Habitué à rester près du bar en tant qu’invité, mais souffrant ce soir-là d’une sciatique, j’avais demandé au patron de me trouver une place assise qu’il m’avait indiquée, assis sur l’estrade, l’oreille droite quasiment contre la cymbale à main gauche du batteur. Il semble qu’il m’en soit resté un important déficit auditif dans le medium aigu.

On pourrait m’objecter que, dans les atteintes au système auditif, la puissance n’est pas seule en cause, mais aussi la durée. Or, Billy Hart est un batteur dynamique, autrement dit nuancé, chez qui le fortissimo voisine avec le pianissimo. Je l’avais spécialement constaté lors de la création de “Gravitational Waves” par Rémi Dumoulin et Bruno Ruder, avec Aymeric Avice, Guido Zorn et Billy Hart. Invité à rejoindre leur résidence de création, j’avais fait la connaissance d’un homme d’une grande douceur, qui témoignait d’un début d’inquiétude face à l’approche du grand âge, des craintes concernant sa vue, son autonomie et sa capacité à circuler et, notamment à pouvoir se rendre par lui-même à l’aéroport pour continuer à jouer de par le monde. En revanche, en répétition et sur scène, encore doté de tous ses moyens techniques, une qualité d’écoute, une volonté de se mettre au service de la musique qui lui était proposé, tout en donnant autant de lui-même que sur un projet personnel dans une sensible maïeutique.

Après une attaque foudroyante, comme avec Quest au New Morning, qui vit le public du Bal Blomet comme soufflé sur ses sièges, c’est cette disponibilité, cette attention au collectif que j’ai retrouvée hier, avec des moyens physiques intacts (84 ans !). Quatre cymbales dont deux doubles, sans compter la “charlé“ et sur chacune d’elles mille nuances possibles, mille approches, mille usages, du friselis à la pêche, du ti-guiling régulier, rompu, inversé, à la simple noire battue sur le temps avec une musicalité extrême, un son qui swingue à lui tout seul (ou un swing qui sonne…) Des peaux, un orchestre de peaux et de métal, ici une ballade accompagnée de la seule grosse caisse avec la douceur du velours, et là un solo qui se souvient du fameux Mop Mop de Sidney Catlett.

Mais à quoi bon détailler les qualités de chacun. Ces trois musiciens s’écoutent, inter-agissent constamment pour jouer ensemble tout à la fois du narratif et de la qualité plastique et leur prestation commune, et ce devant un public conquis dont, chaque fois que l’on se rend au Bal Blomet, on se demande d’où il sort, qui il est, loin du centre de Paris, loin des autres clubs de la capitale. On en oublie le dédain voire le dégoût qu’inspire le jazz dans les médias même les plus culturels. Le jazz, c’est pas compliqué. Il suffit de le “faire” entendre. Franck Bergerot