Roger Turner, Sophia Domancich et Chris Biscoe à domicile
Hier, 5 avril, au “19 rue Paul Fort” (c’est le nom de ce « lieu privé »), la maîtresse de céans, Hélène Aziza, accueillait la rencontre de Roger Turner, Sophia Domancich et Chris Biscoe, dans le cadre de l’exposition Motifs placés-figures libres, qui met en perspective, jusqu’au 12 avril, une collection de carreaux anciens, les œuvres de deux plasticiens, Daniel Bambagioni et Philip Eglin.
19 rue Paul Fort, Paris (75), le 5 avril 2014.
Chris Biscoe (saxes soprano et alto), Sophia Domancich (piano), Roger Turner (batterie et ustensiles).
Dans une tradition évoquant les salons du XIXème, une foule de concerts surviennent désormais “à domicile”, ou tout du moins dans des lieux non destinés au concert (ateliers d’artistes, commerces, friches…), offrant des pratiques artistiques alternatives (ou non) à une diffusion alternative. Chez Hélène Aziza, que l’on hésite à présenter comme galeriste ou mécène, on est bien reçu “à domicile”, dans une petit immeuble du 14ème, à proximité du Parc Montsouris, dont elle ouvre le rez-de-chaussée et les deux étages en sous-sol à l’exposition et à la performance. On sonne à l’entrée du “19 rue Paul Fort” (non sans avoir réservé), l’accès au concert étant de 15€ (« participation destinées aux artistes »). Triple motivation : la découverte de ce lieu hors du commun, la présence des œuvres d’un ami plasticien, Daniel Bambagioni, et celle de Sophia Domancich dont je regrettais de ne pas avoir entendu en ce même lieu son duo avec Simon Goubert qui m’est d’autant plus cher qu’il est rare (je ne l’ai en tout cas moi-même entendu “live” qu’une seule fois).
Arrivé en avance, visite de l’exposition Motifs placés-figures libres qui fait dialoguer la collection de carreaux de Benoît Faÿ (carreaux du Moyen-Age au XIXe siècle), et les œuvres qu’Hélène Aziza a choisies parmi les peintures de Daniel Bambagioni et les céramiques de Philip Eglin. Aux personnages et saynètes des premiers répondent ceux qu’invente, dans une veine qui n’est pas étrangère à cette mémoire, Philip Eglin modelés ou peints sur des objets qui vont de la poterie “utilitaire” (leur taille et leur forme indique que ce n’est pas précisément leur destination) aux carreaux en passant par le personnage sculpté. Aux motifs décoratifs des carreaux de Faÿ répondent les “ostinato” de Daniel Bambagioni. Peintures aux proportions de carreaux, associés deux par deux en figures “adiacente” (adjacent) où l’ostinato réplique à la variation de la peinture qui lui est associée, et où, d’un côté comme de l’autre, scintille la mémoire rétinienne de ses visites des églises de Toscane et notamment sa connaissance “dans le détail” de la peinture de Piero della Francesca. Une mémoire rétinienne qui a d’ailleurs d’autres sujets “d’impression” si l’on en croit les détails de maillots d’équipe de footballeurs aperçus il y a deux ans dans son atelier ou l’immense toile devant laquelle Roger Turner viendra bientôt s’asseoir à la batterie, et où l’œil finit par deviner l’échancrure d’un soutien-gorge.
À l’exercice de mémoire et au jeu de la série que constitue cette exposition, Roger Turner, car c’est lui qui imposera le ton du concert, oppose cet exercice de l’oubli si cher à l’avant-garde anglaise. Oubli du geste appris – encore que… en tout cas recherche d’un geste désappris –, et rejet des moteurs même du geste musical : la consonance (et son corollaire, la dissonance), la répétition (donc le rythme, donc la forme). Pratique reposant paradoxalement sur un vocabulaire et une technicité qui n’exclue pas la redite et le cliché. C’est à mon sens la limite, sinon de l’exercice, du moins du discours qui l’accompagne. Après un premier concert donné la veille au Carré bleu Poitiers, Sophia Domancich, qui n’est pas étrangère à cette famille anglaise (où l’on passe très vite de l’improvisation radicale au progressive rock… la présence dans la salle de John Greaves nous entrainerait vers des digressions qui n’ont pas leur place ici), joue le jeu du batteur… qui ne laisse guère le choix. Le jeu ? Une succession rapide d’événements sonores, d’ustensiles, de types de frappe, sans rapport apparent de continuité entre eux ni avec ce qui se passe autour, sinon continuité que l’auditeur est invité à établir lui-même selon son degré d’adhésion. Adhésion qui n’aura pas été la mienne, une partie du public ayant fait preuve de cette disponibilité d’esprit (fraîcheur, innocence, ouverture, exigence esthétique…) nécessaire à cette adhésion.
Donc, Domancich joue le jeu… Ce qui est une impasse. Car le jeu, c’est celui de Turner, avec son vocabulaire, ses gestes et son anti-fluidité. Domancich qui a cette force de vocabulaire qui la rend reconnaissable d’un contexte à l’autre, du bebop au duo très ouvert qu’elle pratique avec Simon Goubert, doit ici renoncer à ce qui fait sa personnalité pour quelque chose qui n’est pas elle, avec des gestes qui ne sont plus, outre une certaine bravoure que l’on aime chez elle, qu’un savoir faire : déplacer très rapidement les doigts sur un piano avec des associations de notes que dicte la mémoire de ses mains et immanquablement (même si elle semble vouloir coller au flow du batteur) les phrases du saxophone de Chris Biscoe. En effet, le saxophoniste, lui, joue des phrases, avec sa mémoire harmonique et rythmique, et ne se prête au jeu esthétique de Turner que par un répertoire de gimmicks free (growls, doubles sons, nappes, brouillage de la ligne claire) finalement assez conventionnels depuis Ornette Coleman et ses premiers héritiers.
D’où un espèce de malentendu où l’on n’est jamais sûr d’être à un endroit ou à un autre, où tout se ressemble un peu, sauf à se raccrocher aux variations de volume
(fort pas fort), d’intensité (elles viennent surtout de Chris Biscoe qui offre un peu de sens de l’espace à cette musique de l’archi-plein) et d’un ennui croissant au fur et à mesure que l’horloge tourne. Régulièrement on croit, on espère, que ça va finir, et non, ça repart, à peu près comme auparavant « ah ! J’ai oublié de leur faire le coup de la fourchette… et gzing sur les cymbales » (on pourrait parler d’un free-novelty) jusqu’à un improbable unisson-pédale entre Biscoe et Domancich qui servira de conclusion. Comme si cet unisson signifiait une sorte de hors-jeu définitif, le jeu même qui fait la saveur du jazz et de la musique improvisée, ce rendez-vous impromptu dans l’improvisation, même lorsqu’il est différé, voire refusé, étant lui-même exclus du dogme de Roger Turner.
En remontant à l’air libre parmi les peintures de “Bamba”, ses motifs et ses détails empruntés, j’imaginais quelle musique aurait répondu autrement que par l’antithèse au thème de cette exposition Motifs placés-figures libres. Le jazz m’en offrait moult exemples (parmi lesquels Sophia Domancih lorqu’elle est elle-même) mais je pensais évidemment à Alfred Schnittke (particulièrement à son Moz-Art) auquel est dédié l’Omaggio qui domine jusqu’au 12 avril l’entrée du “19 rue Paul Fort” mais aussi Kris Defoort dont les Petimento seraient à ses Conversations/Conservations ce que les particolare de Bambagioni sont à ses adiacente.
Prochains concerts au “19 rue Paul Fort” : les 10 et 11 avril, programme Mozart-Schumann par le pianiste Piet Kuijken et le violoniste Naaman Sluchin ; le 17 mai, un tout autre rapport à l’improvisation, la forme et la mémoire avec le pianiste Benoît Delbecq et ses invités new-yorkais Mary Halvorson (guitare), Taylor ho Bynum (trompette) et Tomas Fufiwara (batterie). Franck Bergerot
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Hier, 5 avril, au “19 rue Paul Fort” (c’est le nom de ce « lieu privé »), la maîtresse de céans, Hélène Aziza, accueillait la rencontre de Roger Turner, Sophia Domancich et Chris Biscoe, dans le cadre de l’exposition Motifs placés-figures libres, qui met en perspective, jusqu’au 12 avril, une collection de carreaux anciens, les œuvres de deux plasticiens, Daniel Bambagioni et Philip Eglin.
19 rue Paul Fort, Paris (75), le 5 avril 2014.
Chris Biscoe (saxes soprano et alto), Sophia Domancich (piano), Roger Turner (batterie et ustensiles).
Dans une tradition évoquant les salons du XIXème, une foule de concerts surviennent désormais “à domicile”, ou tout du moins dans des lieux non destinés au concert (ateliers d’artistes, commerces, friches…), offrant des pratiques artistiques alternatives (ou non) à une diffusion alternative. Chez Hélène Aziza, que l’on hésite à présenter comme galeriste ou mécène, on est bien reçu “à domicile”, dans une petit immeuble du 14ème, à proximité du Parc Montsouris, dont elle ouvre le rez-de-chaussée et les deux étages en sous-sol à l’exposition et à la performance. On sonne à l’entrée du “19 rue Paul Fort” (non sans avoir réservé), l’accès au concert étant de 15€ (« participation destinées aux artistes »). Triple motivation : la découverte de ce lieu hors du commun, la présence des œuvres d’un ami plasticien, Daniel Bambagioni, et celle de Sophia Domancich dont je regrettais de ne pas avoir entendu en ce même lieu son duo avec Simon Goubert qui m’est d’autant plus cher qu’il est rare (je ne l’ai en tout cas moi-même entendu “live” qu’une seule fois).
Arrivé en avance, visite de l’exposition Motifs placés-figures libres qui fait dialoguer la collection de carreaux de Benoît Faÿ (carreaux du Moyen-Age au XIXe siècle), et les œuvres qu’Hélène Aziza a choisies parmi les peintures de Daniel Bambagioni et les céramiques de Philip Eglin. Aux personnages et saynètes des premiers répondent ceux qu’invente, dans une veine qui n’est pas étrangère à cette mémoire, Philip Eglin modelés ou peints sur des objets qui vont de la poterie “utilitaire” (leur taille et leur forme indique que ce n’est pas précisément leur destination) aux carreaux en passant par le personnage sculpté. Aux motifs décoratifs des carreaux de Faÿ répondent les “ostinato” de Daniel Bambagioni. Peintures aux proportions de carreaux, associés deux par deux en figures “adiacente” (adjacent) où l’ostinato réplique à la variation de la peinture qui lui est associée, et où, d’un côté comme de l’autre, scintille la mémoire rétinienne de ses visites des églises de Toscane et notamment sa connaissance “dans le détail” de la peinture de Piero della Francesca. Une mémoire rétinienne qui a d’ailleurs d’autres sujets “d’impression” si l’on en croit les détails de maillots d’équipe de footballeurs aperçus il y a deux ans dans son atelier ou l’immense toile devant laquelle Roger Turner viendra bientôt s’asseoir à la batterie, et où l’œil finit par deviner l’échancrure d’un soutien-gorge.
À l’exercice de mémoire et au jeu de la série que constitue cette exposition, Roger Turner, car c’est lui qui imposera le ton du concert, oppose cet exercice de l’oubli si cher à l’avant-garde anglaise. Oubli du geste appris – encore que… en tout cas recherche d’un geste désappris –, et rejet des moteurs même du geste musical : la consonance (et son corollaire, la dissonance), la répétition (donc le rythme, donc la forme). Pratique reposant paradoxalement sur un vocabulaire et une technicité qui n’exclue pas la redite et le cliché. C’est à mon sens la limite, sinon de l’exercice, du moins du discours qui l’accompagne. Après un premier concert donné la veille au Carré bleu Poitiers, Sophia Domancich, qui n’est pas étrangère à cette famille anglaise (où l’on passe très vite de l’improvisation radicale au progressive rock… la présence dans la salle de John Greaves nous entrainerait vers des digressions qui n’ont pas leur place ici), joue le jeu du batteur… qui ne laisse guère le choix. Le jeu ? Une succession rapide d’événements sonores, d’ustensiles, de types de frappe, sans rapport apparent de continuité entre eux ni avec ce qui se passe autour, sinon continuité que l’auditeur est invité à établir lui-même selon son degré d’adhésion. Adhésion qui n’aura pas été la mienne, une partie du public ayant fait preuve de cette disponibilité d’esprit (fraîcheur, innocence, ouverture, exigence esthétique…) nécessaire à cette adhésion.
Donc, Domancich joue le jeu… Ce qui est une impasse. Car le jeu, c’est celui de Turner, avec son vocabulaire, ses gestes et son anti-fluidité. Domancich qui a cette force de vocabulaire qui la rend reconnaissable d’un contexte à l’autre, du bebop au duo très ouvert qu’elle pratique avec Simon Goubert, doit ici renoncer à ce qui fait sa personnalité pour quelque chose qui n’est pas elle, avec des gestes qui ne sont plus, outre une certaine bravoure que l’on aime chez elle, qu’un savoir faire : déplacer très rapidement les doigts sur un piano avec des associations de notes que dicte la mémoire de ses mains et immanquablement (même si elle semble vouloir coller au flow du batteur) les phrases du saxophone de Chris Biscoe. En effet, le saxophoniste, lui, joue des phrases, avec sa mémoire harmonique et rythmique, et ne se prête au jeu esthétique de Turner que par un répertoire de gimmicks free (growls, doubles sons, nappes, brouillage de la ligne claire) finalement assez conventionnels depuis Ornette Coleman et ses premiers héritiers.
D’où un espèce de malentendu où l’on n’est jamais sûr d’être à un endroit ou à un autre, où tout se ressemble un peu, sauf à se raccrocher aux variations de volume
(fort pas fort), d’intensité (elles viennent surtout de Chris Biscoe qui offre un peu de sens de l’espace à cette musique de l’archi-plein) et d’un ennui croissant au fur et à mesure que l’horloge tourne. Régulièrement on croit, on espère, que ça va finir, et non, ça repart, à peu près comme auparavant « ah ! J’ai oublié de leur faire le coup de la fourchette… et gzing sur les cymbales » (on pourrait parler d’un free-novelty) jusqu’à un improbable unisson-pédale entre Biscoe et Domancich qui servira de conclusion. Comme si cet unisson signifiait une sorte de hors-jeu définitif, le jeu même qui fait la saveur du jazz et de la musique improvisée, ce rendez-vous impromptu dans l’improvisation, même lorsqu’il est différé, voire refusé, étant lui-même exclus du dogme de Roger Turner.
En remontant à l’air libre parmi les peintures de “Bamba”, ses motifs et ses détails empruntés, j’imaginais quelle musique aurait répondu autrement que par l’antithèse au thème de cette exposition Motifs placés-figures libres. Le jazz m’en offrait moult exemples (parmi lesquels Sophia Domancih lorqu’elle est elle-même) mais je pensais évidemment à Alfred Schnittke (particulièrement à son Moz-Art) auquel est dédié l’Omaggio qui domine jusqu’au 12 avril l’entrée du “19 rue Paul Fort” mais aussi Kris Defoort dont les Petimento seraient à ses Conversations/Conservations ce que les particolare de Bambagioni sont à ses adiacente.
Prochains concerts au “19 rue Paul Fort” : les 10 et 11 avril, programme Mozart-Schumann par le pianiste Piet Kuijken et le violoniste Naaman Sluchin ; le 17 mai, un tout autre rapport à l’improvisation, la forme et la mémoire avec le pianiste Benoît Delbecq et ses invités new-yorkais Mary Halvorson (guitare), Taylor ho Bynum (trompette) et Tomas Fufiwara (batterie). Franck Bergerot
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Hier, 5 avril, au “19 rue Paul Fort” (c’est le nom de ce « lieu privé »), la maîtresse de céans, Hélène Aziza, accueillait la rencontre de Roger Turner, Sophia Domancich et Chris Biscoe, dans le cadre de l’exposition Motifs placés-figures libres, qui met en perspective, jusqu’au 12 avril, une collection de carreaux anciens, les œuvres de deux plasticiens, Daniel Bambagioni et Philip Eglin.
19 rue Paul Fort, Paris (75), le 5 avril 2014.
Chris Biscoe (saxes soprano et alto), Sophia Domancich (piano), Roger Turner (batterie et ustensiles).
Dans une tradition évoquant les salons du XIXème, une foule de concerts surviennent désormais “à domicile”, ou tout du moins dans des lieux non destinés au concert (ateliers d’artistes, commerces, friches…), offrant des pratiques artistiques alternatives (ou non) à une diffusion alternative. Chez Hélène Aziza, que l’on hésite à présenter comme galeriste ou mécène, on est bien reçu “à domicile”, dans une petit immeuble du 14ème, à proximité du Parc Montsouris, dont elle ouvre le rez-de-chaussée et les deux étages en sous-sol à l’exposition et à la performance. On sonne à l’entrée du “19 rue Paul Fort” (non sans avoir réservé), l’accès au concert étant de 15€ (« participation destinées aux artistes »). Triple motivation : la découverte de ce lieu hors du commun, la présence des œuvres d’un ami plasticien, Daniel Bambagioni, et celle de Sophia Domancich dont je regrettais de ne pas avoir entendu en ce même lieu son duo avec Simon Goubert qui m’est d’autant plus cher qu’il est rare (je ne l’ai en tout cas moi-même entendu “live” qu’une seule fois).
Arrivé en avance, visite de l’exposition Motifs placés-figures libres qui fait dialoguer la collection de carreaux de Benoît Faÿ (carreaux du Moyen-Age au XIXe siècle), et les œuvres qu’Hélène Aziza a choisies parmi les peintures de Daniel Bambagioni et les céramiques de Philip Eglin. Aux personnages et saynètes des premiers répondent ceux qu’invente, dans une veine qui n’est pas étrangère à cette mémoire, Philip Eglin modelés ou peints sur des objets qui vont de la poterie “utilitaire” (leur taille et leur forme indique que ce n’est pas précisément leur destination) aux carreaux en passant par le personnage sculpté. Aux motifs décoratifs des carreaux de Faÿ répondent les “ostinato” de Daniel Bambagioni. Peintures aux proportions de carreaux, associés deux par deux en figures “adiacente” (adjacent) où l’ostinato réplique à la variation de la peinture qui lui est associée, et où, d’un côté comme de l’autre, scintille la mémoire rétinienne de ses visites des églises de Toscane et notamment sa connaissance “dans le détail” de la peinture de Piero della Francesca. Une mémoire rétinienne qui a d’ailleurs d’autres sujets “d’impression” si l’on en croit les détails de maillots d’équipe de footballeurs aperçus il y a deux ans dans son atelier ou l’immense toile devant laquelle Roger Turner viendra bientôt s’asseoir à la batterie, et où l’œil finit par deviner l’échancrure d’un soutien-gorge.
À l’exercice de mémoire et au jeu de la série que constitue cette exposition, Roger Turner, car c’est lui qui imposera le ton du concert, oppose cet exercice de l’oubli si cher à l’avant-garde anglaise. Oubli du geste appris – encore que… en tout cas recherche d’un geste désappris –, et rejet des moteurs même du geste musical : la consonance (et son corollaire, la dissonance), la répétition (donc le rythme, donc la forme). Pratique reposant paradoxalement sur un vocabulaire et une technicité qui n’exclue pas la redite et le cliché. C’est à mon sens la limite, sinon de l’exercice, du moins du discours qui l’accompagne. Après un premier concert donné la veille au Carré bleu Poitiers, Sophia Domancich, qui n’est pas étrangère à cette famille anglaise (où l’on passe très vite de l’improvisation radicale au progressive rock… la présence dans la salle de John Greaves nous entrainerait vers des digressions qui n’ont pas leur place ici), joue le jeu du batteur… qui ne laisse guère le choix. Le jeu ? Une succession rapide d’événements sonores, d’ustensiles, de types de frappe, sans rapport apparent de continuité entre eux ni avec ce qui se passe autour, sinon continuité que l’auditeur est invité à établir lui-même selon son degré d’adhésion. Adhésion qui n’aura pas été la mienne, une partie du public ayant fait preuve de cette disponibilité d’esprit (fraîcheur, innocence, ouverture, exigence esthétique…) nécessaire à cette adhésion.
Donc, Domancich joue le jeu… Ce qui est une impasse. Car le jeu, c’est celui de Turner, avec son vocabulaire, ses gestes et son anti-fluidité. Domancich qui a cette force de vocabulaire qui la rend reconnaissable d’un contexte à l’autre, du bebop au duo très ouvert qu’elle pratique avec Simon Goubert, doit ici renoncer à ce qui fait sa personnalité pour quelque chose qui n’est pas elle, avec des gestes qui ne sont plus, outre une certaine bravoure que l’on aime chez elle, qu’un savoir faire : déplacer très rapidement les doigts sur un piano avec des associations de notes que dicte la mémoire de ses mains et immanquablement (même si elle semble vouloir coller au flow du batteur) les phrases du saxophone de Chris Biscoe. En effet, le saxophoniste, lui, joue des phrases, avec sa mémoire harmonique et rythmique, et ne se prête au jeu esthétique de Turner que par un répertoire de gimmicks free (growls, doubles sons, nappes, brouillage de la ligne claire) finalement assez conventionnels depuis Ornette Coleman et ses premiers héritiers.
D’où un espèce de malentendu où l’on n’est jamais sûr d’être à un endroit ou à un autre, où tout se ressemble un peu, sauf à se raccrocher aux variations de volume
(fort pas fort), d’intensité (elles viennent surtout de Chris Biscoe qui offre un peu de sens de l’espace à cette musique de l’archi-plein) et d’un ennui croissant au fur et à mesure que l’horloge tourne. Régulièrement on croit, on espère, que ça va finir, et non, ça repart, à peu près comme auparavant « ah ! J’ai oublié de leur faire le coup de la fourchette… et gzing sur les cymbales » (on pourrait parler d’un free-novelty) jusqu’à un improbable unisson-pédale entre Biscoe et Domancich qui servira de conclusion. Comme si cet unisson signifiait une sorte de hors-jeu définitif, le jeu même qui fait la saveur du jazz et de la musique improvisée, ce rendez-vous impromptu dans l’improvisation, même lorsqu’il est différé, voire refusé, étant lui-même exclus du dogme de Roger Turner.
En remontant à l’air libre parmi les peintures de “Bamba”, ses motifs et ses détails empruntés, j’imaginais quelle musique aurait répondu autrement que par l’antithèse au thème de cette exposition Motifs placés-figures libres. Le jazz m’en offrait moult exemples (parmi lesquels Sophia Domancih lorqu’elle est elle-même) mais je pensais évidemment à Alfred Schnittke (particulièrement à son Moz-Art) auquel est dédié l’Omaggio qui domine jusqu’au 12 avril l’entrée du “19 rue Paul Fort” mais aussi Kris Defoort dont les Petimento seraient à ses Conversations/Conservations ce que les particolare de Bambagioni sont à ses adiacente.
Prochains concerts au “19 rue Paul Fort” : les 10 et 11 avril, programme Mozart-Schumann par le pianiste Piet Kuijken et le violoniste Naaman Sluchin ; le 17 mai, un tout autre rapport à l’improvisation, la forme et la mémoire avec le pianiste Benoît Delbecq et ses invités new-yorkais Mary Halvorson (guitare), Taylor ho Bynum (trompette) et Tomas Fufiwara (batterie). Franck Bergerot
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Hier, 5 avril, au “19 rue Paul Fort” (c’est le nom de ce « lieu privé »), la maîtresse de céans, Hélène Aziza, accueillait la rencontre de Roger Turner, Sophia Domancich et Chris Biscoe, dans le cadre de l’exposition Motifs placés-figures libres, qui met en perspective, jusqu’au 12 avril, une collection de carreaux anciens, les œuvres de deux plasticiens, Daniel Bambagioni et Philip Eglin.
19 rue Paul Fort, Paris (75), le 5 avril 2014.
Chris Biscoe (saxes soprano et alto), Sophia Domancich (piano), Roger Turner (batterie et ustensiles).
Dans une tradition évoquant les salons du XIXème, une foule de concerts surviennent désormais “à domicile”, ou tout du moins dans des lieux non destinés au concert (ateliers d’artistes, commerces, friches…), offrant des pratiques artistiques alternatives (ou non) à une diffusion alternative. Chez Hélène Aziza, que l’on hésite à présenter comme galeriste ou mécène, on est bien reçu “à domicile”, dans une petit immeuble du 14ème, à proximité du Parc Montsouris, dont elle ouvre le rez-de-chaussée et les deux étages en sous-sol à l’exposition et à la performance. On sonne à l’entrée du “19 rue Paul Fort” (non sans avoir réservé), l’accès au concert étant de 15€ (« participation destinées aux artistes »). Triple motivation : la découverte de ce lieu hors du commun, la présence des œuvres d’un ami plasticien, Daniel Bambagioni, et celle de Sophia Domancich dont je regrettais de ne pas avoir entendu en ce même lieu son duo avec Simon Goubert qui m’est d’autant plus cher qu’il est rare (je ne l’ai en tout cas moi-même entendu “live” qu’une seule fois).
Arrivé en avance, visite de l’exposition Motifs placés-figures libres qui fait dialoguer la collection de carreaux de Benoît Faÿ (carreaux du Moyen-Age au XIXe siècle), et les œuvres qu’Hélène Aziza a choisies parmi les peintures de Daniel Bambagioni et les céramiques de Philip Eglin. Aux personnages et saynètes des premiers répondent ceux qu’invente, dans une veine qui n’est pas étrangère à cette mémoire, Philip Eglin modelés ou peints sur des objets qui vont de la poterie “utilitaire” (leur taille et leur forme indique que ce n’est pas précisément leur destination) aux carreaux en passant par le personnage sculpté. Aux motifs décoratifs des carreaux de Faÿ répondent les “ostinato” de Daniel Bambagioni. Peintures aux proportions de carreaux, associés deux par deux en figures “adiacente” (adjacent) où l’ostinato réplique à la variation de la peinture qui lui est associée, et où, d’un côté comme de l’autre, scintille la mémoire rétinienne de ses visites des églises de Toscane et notamment sa connaissance “dans le détail” de la peinture de Piero della Francesca. Une mémoire rétinienne qui a d’ailleurs d’autres sujets “d’impression” si l’on en croit les détails de maillots d’équipe de footballeurs aperçus il y a deux ans dans son atelier ou l’immense toile devant laquelle Roger Turner viendra bientôt s’asseoir à la batterie, et où l’œil finit par deviner l’échancrure d’un soutien-gorge.
À l’exercice de mémoire et au jeu de la série que constitue cette exposition, Roger Turner, car c’est lui qui imposera le ton du concert, oppose cet exercice de l’oubli si cher à l’avant-garde anglaise. Oubli du geste appris – encore que… en tout cas recherche d’un geste désappris –, et rejet des moteurs même du geste musical : la consonance (et son corollaire, la dissonance), la répétition (donc le rythme, donc la forme). Pratique reposant paradoxalement sur un vocabulaire et une technicité qui n’exclue pas la redite et le cliché. C’est à mon sens la limite, sinon de l’exercice, du moins du discours qui l’accompagne. Après un premier concert donné la veille au Carré bleu Poitiers, Sophia Domancich, qui n’est pas étrangère à cette famille anglaise (où l’on passe très vite de l’improvisation radicale au progressive rock… la présence dans la salle de John Greaves nous entrainerait vers des digressions qui n’ont pas leur place ici), joue le jeu du batteur… qui ne laisse guère le choix. Le jeu ? Une succession rapide d’événements sonores, d’ustensiles, de types de frappe, sans rapport apparent de continuité entre eux ni avec ce qui se passe autour, sinon continuité que l’auditeur est invité à établir lui-même selon son degré d’adhésion. Adhésion qui n’aura pas été la mienne, une partie du public ayant fait preuve de cette disponibilité d’esprit (fraîcheur, innocence, ouverture, exigence esthétique…) nécessaire à cette adhésion.
Donc, Domancich joue le jeu… Ce qui est une impasse. Car le jeu, c’est celui de Turner, avec son vocabulaire, ses gestes et son anti-fluidité. Domancich qui a cette force de vocabulaire qui la rend reconnaissable d’un contexte à l’autre, du bebop au duo très ouvert qu’elle pratique avec Simon Goubert, doit ici renoncer à ce qui fait sa personnalité pour quelque chose qui n’est pas elle, avec des gestes qui ne sont plus, outre une certaine bravoure que l’on aime chez elle, qu’un savoir faire : déplacer très rapidement les doigts sur un piano avec des associations de notes que dicte la mémoire de ses mains et immanquablement (même si elle semble vouloir coller au flow du batteur) les phrases du saxophone de Chris Biscoe. En effet, le saxophoniste, lui, joue des phrases, avec sa mémoire harmonique et rythmique, et ne se prête au jeu esthétique de Turner que par un répertoire de gimmicks free (growls, doubles sons, nappes, brouillage de la ligne claire) finalement assez conventionnels depuis Ornette Coleman et ses premiers héritiers.
D’où un espèce de malentendu où l’on n’est jamais sûr d’être à un endroit ou à un autre, où tout se ressemble un peu, sauf à se raccrocher aux variations de volume
(fort pas fort), d’intensité (elles viennent surtout de Chris Biscoe qui offre un peu de sens de l’espace à cette musique de l’archi-plein) et d’un ennui croissant au fur et à mesure que l’horloge tourne. Régulièrement on croit, on espère, que ça va finir, et non, ça repart, à peu près comme auparavant « ah ! J’ai oublié de leur faire le coup de la fourchette… et gzing sur les cymbales » (on pourrait parler d’un free-novelty) jusqu’à un improbable unisson-pédale entre Biscoe et Domancich qui servira de conclusion. Comme si cet unisson signifiait une sorte de hors-jeu définitif, le jeu même qui fait la saveur du jazz et de la musique improvisée, ce rendez-vous impromptu dans l’improvisation, même lorsqu’il est différé, voire refusé, étant lui-même exclus du dogme de Roger Turner.
En remontant à l’air libre parmi les peintures de “Bamba”, ses motifs et ses détails empruntés, j’imaginais quelle musique aurait répondu autrement que par l’antithèse au thème de cette exposition Motifs placés-figures libres. Le jazz m’en offrait moult exemples (parmi lesquels Sophia Domancih lorqu’elle est elle-même) mais je pensais évidemment à Alfred Schnittke (particulièrement à son Moz-Art) auquel est dédié l’Omaggio qui domine jusqu’au 12 avril l’entrée du “19 rue Paul Fort” mais aussi Kris Defoort dont les Petimento seraient à ses Conversations/Conservations ce que les particolare de Bambagioni sont à ses adiacente.
Prochains concerts au “19 rue Paul Fort” : les 10 et 11 avril, programme Mozart-Schumann par le pianiste Piet Kuijken et le violoniste Naaman Sluchin ; le 17 mai, un tout autre rapport à l’improvisation, la forme et la mémoire avec le pianiste Benoît Delbecq et ses invités new-yorkais Mary Halvorson (guitare), Taylor ho Bynum (trompette) et Tomas Fufiwara (batterie). Franck Bergerot