Samedi soir à l’Osons avec le quartet de Pierre de Bethmann
C’est samedi soir. Retour à l’Osons Jazz Club de Lurs qui offrait ce week end une carte blanche au pianiste Pierre de Bethmann proposant un répertoire sous trois formes scéniques différentes. Après le trio vendredi soir qui revisitait les standards, place au quartet dans son projet Credo.
Au fil d’une carrière déjà longue, Pierre de Bethmann n’a cessé de varier les approches, dialogues et divers échanges en trio, quartet ou même avec une formation plus étoffée de douze solistes dans Medium. Ainsi ne donne t-il jamais l’impression de tourner en rond en façonnant son grand oeuvre, renouvellant, prolongeant, intégrant ses projets dans une forme de continuité conceptuelle.
A la suite de son album en quartet Go de 2012, sorti chez Nocturne et réédité en 2023 sur Alea, Pierre de Bethmann présente des compositions originales imaginées avec et autour de l’indispensable compagnon de route depuis plus de vingt ans, le saxophoniste ténor David El Malek entouré d’un contrebassiste inspiré Simon Tailleu (déjà pilier du groove dans Medium) et à la batterie d’ une nouvelle recrue, Antoine Paganotti, voisin rencontré pendant le confinement. Etape nouvelle dans un parcours conséquent, Credo est paru en janvier 2024 en attendant l’album suivant Agapè enregistré en même temps, à paraître en fin d’année.
Si avec ses Essais, il tournait autour de l’art du trio, on peut imaginer qu’avec cette formation, il a créé un power quartet, un collectif idéal où l’énergie circule sans la moindre entrave entre des solistes aguerris mais à l’ “ego mesuré” selon les mots du chef. Galvanisé par une rythmique qui le sécurise Pierre de Bethmann sait qu’il peut aussi compter avec son ténor généreux sans être trop expansif, lyrique avec ce qu’il faut de retenue pour contrebalancer son exaltation. Et pourtant la tension monte très vite dans le groupe : si le pianiste exulte, ses complices ne sont pas moins emportés dans le feu de l’action.
Au début du concert nous sommes loin d’imaginer la performance que nous réserve le quartet, un happening orgasmique-je ne vois pas d’autre terme, dès le premier morceau « PFH” qui commence à peu près normalement , acronyme mystérieux dont nous aurons bientôt la signification qui donne du sens à ce que l’on entend. Graduellement la musique s’emballe et devient une tournerie à l’intensité rare, d’une force difficile à contenir. D’ailleurs le maître des lieux Philippe Balin s’est approché pour signifier que la batterie était trop puissante, le volume sonore difficlement supportable pour certains. A la fin du morceau, loin de se démonter le pianiste explique le titre qui s’adapte parfaitement à la situation vécue, “Putain de facteur humain”. Il promet de ne pas jouer aussi fort le reste du concert.
Peine perdue, le batteur ne diminuera pas l’ intensité rythmique mais régulière de sa frappe! Pas vraiment mélodiste, Paganotti est celui qui me convaincra le moins. Sans doute suis-je beaucoup trop près mais en discutant avec mes voisins, fins connaisseurs, je concède qu’il est un vrai batteur de jazz dans un style“straight” qui joue plus des toms que des cymbales. Son set est des plus simples : il n’use que des baguettes et envoie suffisamment de pêche pour entraîner les trois autres visiblement portés par son drive. Au premier rang je préfèrerais qu’il se serve des balais de temps à autre surtout quand le duo tenor-piano envoie la plus délicate des mélodies qui souligne la discipline intérieure, la rigueur du saxophoniste qui laisse jaillir son chant intérieur auquel répond le pianiste en un accord parfait.
Une musique des sphères quasi céleste dans « Choral » le troisième titre-après“Greens” qui commence comme un blues mais s’en éloigne assez vite. C’est qu’ils mettent du spirituel dans l’art avec cette longue ballade enivrante où l’entente du duo va au-delà de l’osmose et de l’alchimie, termes souvent employés un peu facilement. Une communion épatante, télépathique. Les mots paraissent dérisoires pour qualifier ce qui se passe entre eux tant ils ont chacun une compréhension aiguë de l’autre, de ce qu’il joue et révèle intimement.
On pourrait encore parler de Détour et détournement pour décrire la musique du pianiste avec cet “Eternel Détour” (et retour ) qui termine le premier set et donne l’ une des clés de sa démarche. Il travaille la forme des compositions, maîtrise le temps à sa guise, le dilatant ou le précipitant au contraire dans un tournoiement de figures se réinventant sans cesse.
Le deuxième set poursuit sur la lancée du premier avec des titres du prochain CD Agapè enregistré au studio Ferber en même temps que Credo. Nous avons donc la primeur de quelques morceaux qui participent de la même fièvre, du même élan qui a saisi le groupe dans un état de grâce, précise le pianiste. « Agapè » serait le plus noble des amours en direction de Dieu et des hommes, spontané, tendre et désintéressé vis à vis de l’autre. Et la musique traduit justement une ardeur peu commune, la force jaillissante du groupe qui déploie sa vitalité. Je retiendrai enfin “Vouloir tout est là”, une phrase de Vladimir dans En attendant Godot. Son idéal, son credo est celui de la volonté seule, sous la forme de l’attente, du désir. Quelque chose … qui ne vient pas, suspension que la musique rend tout à fait perceptible-on s’en rend mieux compte a posteriori, avec le jeu d’une ligne de basse entêtante à force d’être répétitive qui structure le morceau. Simon Tailleu est plus que le pilier du groupe à un tel moment, efficace techniquement mais d’une sensibilité à fleur de cordes. Sans se ménager, il fait entendre le chant puissant de sa contrebasse et montre son agilité à varier les rythmes.
Le concert s’achève après deux autres titres “Rien” et “En plus”… On sort sonné mais ébloui par la cohésion du groupe dont chaque musicien, devant un public qui s’emballait à son tour a connu une transe palpable.
Je regrette de ne pouvoir rester au concert du lendemain dimanche à 18 heures, un duo où Pierre de Bethmann et David El Malek joueront des standards à l’improviste et se livreront à des variations subtiles à n’en pas douter. On m’ a rapporté que le duo était beaucoup plus apaisé, un brin nostalgique mais riche en émotions avec quelques standards au menu “I remember you” , « Conception » (George Shearing) « Tones for Joan’s Bones » (Chick Corea) et en rappel « Ispahan » de la Far East Suite Ellingtonienne …
Sophie Chambon