Jazz live
Publié le 5 Nov 2024

Samuel Blaser, Marc Ducret et Peter Bruun au 19 rue Paul Fort

Hier, 4 novembre, dans le cadre d’un programmation consacrée au trio, Hélène Aziza recevait au 19 rue Paul Fort dans le 14e arrondissement de Paris, le trio réunissant Samuel Blaser, Marc Ducret et Peter Bruun.

Ce n’est pas le moindre paradoxe que d’avoir été la première personne à écrire le nom de Marc Ducret dans la presse (Jazz Hot, 1979 ou 1980, à propos d’un concert dans un petit centre culturel à Nanterre), et de découvrir, entendre pour la première fois ce trio qui fêté ses dix ans l’an dernier. Du moins c’est ce qui me semble car il m’arrive de plus en plus souvent, remercié par un musicien, de ne pas me souvenir d’avoir chroniqué son disque le mois précédent. D’ailleurs écrivant ces lignes, je découvre qu’entre les fichiers audio achetés sur bandcamp (“ABC, vol.1” et “vol.2” ), plus un probable service de presse envoyé par Hat Hut, j’ai à ma disposition (la fin de cette article me détrompera) la totalité de la discographie de ce trio que je vénère, finalement sans jamais l’avoir vraiment écouté.

Le fait est que les programmateurs français ne nous ont pas offert tant d’occasions que ça d’entendre ce trio qui en 2020 comptabilisait sur la scène européenne quelques 150 concerts depuis 2013. Mais l’industrie du spectacle, outre que, même dans le domaine du jazz, elle privilégie les “ambianceurs” sur les “créateurs”, aspire à la rotation rapide des programmes proposé par un même artiste lorsque la pratique de l’improvisation collective, pour peu qu’elle soit réelle, active, attentive, aspire à la durée, à l’approfondissement des répertoires, l’exploration des habitudes pour mieux les déjouer ou les transcender.

En 2022, je m’étais rendu à La Barge de Morlaix pour entendre le trio reçu par l’association Get Open dans le cadre d’une tournée européenne d’un quinzaine de dates. Las, rappelé au Danemark par une urgence familiale, Peter Bruun avait dû abandonner la tournée . Occasion d’entendre une autre entité régulière : le duo Blaser-Ducret.

Mais cessons de tourner autour du pot : hier, c’est dans le cadre d’un nouvelle tournée européenne déjà passée par le Périscope de Lyon, que se produisait le trio Blaser-Ducret-Brunn au “19 rue Paul Fort” à Paris (l’étonnant bâtiment où Hélène Aziza reçoit concerts et expositions). Que dire si l’on veut éviter le déjà dit et le poncif ? Plus j’avance en âge (alors que j’en ai fait profession quelques décennies durant) et plus “dire la musique” me paraît vain, sauf à posséder quelques compétences musicologues et/ou littéraire auxquelles je n’ai jamais accédé que par usurpation. Me venait hier une pirouette possible à propos de ce concert époustouflant (et la stupéfaction dont “l’époustoufle” est un synonyme possible suppose l’impuissance) : pirouette qui consisterait en un recours à la notion d’économie, la durabilité de ce trio étant peut-être le prix à payer pour arriver à ce niveau d’économie.

Économie du geste, de la virtuosité entre prolixité et rétention. Économie donc de l’espace et du temps. Économie des dynamiques entre fortissimo et pianissimo, d’autant plus en acte dans ce contexte acoustique où le seul son produit par une gamelle de haut-parleur est celui dont Ducret à une maîtrise qui oscille de l’austérité acoustique (les vieux maître du Delta, Derek Bailey, le dernier Jim Hall…) aux maelstroms hendrixiens. Économie de l’abstraction et de la figuration mélodique. Économie de l’usage du tempo et de son abandon, particulièrement mystérieuse chez Peter Bruun – ne serait-ce que par ses choix de timbres – jusque dans les moments du “groove”, de “swing”, de… appelez ça comme vous voulez dans la mesure où ils reposent sur le sous-entendu. Économie de l’exactitude et de l’à-peu-près dans ces exposés qui se cherchent, se trouvent et se dispersent. Économie de l’écrit et de l’improvisé, du cadre et du hors cadre. Économie du plaisir accordé à l’auditeur et de l’invitation qui lui est faite d’aller lui-même chercher ce plaisir.

Mais “plaisir“ est-il le bon mot, lorsque résonne en fin de concert cette étrange sonnerie aux morts, lamento bouleversant d’autant plus qu’il résonne étrangement avec les mille menaces de notre époque et tout simplement de la fin semaine en cours. J’aurais tendance à attribuer cette composition à Marc Ducret, écho conclusif de son Ampleur des dégâts mais je n’en trouve d’équivalent qu’en explorant internet pour tomber, via bandcamp, sur le thème-titre d’un Vinyle EP du trio paru cet année, “Dark Was rhe Night Cold Was the Ground” titré d’après un blues que le grand Blind Willie Johnson enregistra en 1927 pour évoquer “l’Agonie” du Christ sur le Mont des Oliviers avant son arrestation (“Father, remove this bitter cup / If such Thy sacred will / If not, content to drink it up / Thy pleasure I fulfill. ») et qui fut l’une des chanson envoyées dans l’espace en 1977 par la Nasa avec les sondes Voyager. Ce lamento conclusif du concert d’hier, ce ne pouvait être que ça… Franck Bergerot

PS: Ce soir, 20h30, au 19 rue Paul Fort, dans le cadre d’une programmation “Hommage au trio de jazz”, Louis Sclavis, Benjamin Moussay et Daniel Humair”.