San Sebastian : les amours contrariés du jazz et du flamenco
« Depuis trois ans maintenant Jazzaldia collabore avec JazzEñe pour participer à la valorisation du jazz espagnol au plan international » Miguel Martin, directeur du Festival de Jazz de San Sebastián insiste sur le rôle de son festival, l’un des plus importants de la péninsule ibérique et même rapporté à une dimension européenne, dans la présentation des tendances actuelles du jazz tel qu’il s’affiche désormais dans les régions de l’Espagne. Un effet festival certain. Une aubaine pour JazzÉñe, fondation crée à cet effet par la SGAE, la société des auteurs compositeurs du pays. Ainsi les concerts de la mi-journée dans le superbe Teatro Victoria Eugenia font-ils systématiquement le plein, occasion à saisir très favorable aux musiciens -jeunes pour la plupart- de jazz espagnols en position de «conquistador» vis à vis d’un public qui ne les connaît que peu. Et d’organisateurs de festivals, agents et pros du métier étrangers invités par JazzEñe propagandiste inspiré dans cet effet vitrine.
Concerts JazzEñe
Alto for two : Irene Reig Romeo , Kika. Sprangers ( asi), Juan Monné (p), Giuseppe Campisi (b), Marc Ayza (dm)
Elles étudient et pratiquent aux Pays Bas, pays où elles se sont rencontrées. Sur scène la musique jouée délivre une énergie communicative : « je rentre je donne tout » comme on dit sur les terrains de rugby à propos de joueurs dépositaires du « jeu ouvert» Jouent ainsi de concert deux sax alto conjugués au féminin. Derrière elles s’active un trio qui tire plus ou moins son épingle du jeu
Un standard, un tempo lent: Irene y expose une sonorité douce façon Lee Konitz. L’alto de Kika exprime à son tour un souffle moelleux aussi sur cette balade. Sans pour autant oublier d’aller chercher un plus de relief dans les changements de tonalité. Plus linéaire son discours se tend; le passage de relai sur un même instrument se fait plus coulé mais tout aussi intense. Souvent elles se retrouvent à deux sax conjugués, ainsi au long d’une longue exposition du thème terminé sur un unisson dans un échange serré. Dans ces moments émerge un sentiment singulier: on y décèlerait dans ces souffles mêlés quelque chose comme un effet de gémellité dans la sonorité des cuivres. Pour qui connaît la scène jazz française on pourrait penser aux trajectoires de Géraldine Laurent et Lisa Cat Berro dans le Lady All Stars de Rhoda Scott…D’ailleurs les deux saxophonistes se servent de l’effet dualité assumée de timbres dans leur travail plutôt fin répercuté sur les textures, les progressions dans les compositions. Et puis c’est à noter, Kika Sprangers prend soin de présenter leurs titres en anglais. Bien joué vis à vis des treize patrons de festivals invités par JazzEñe pour découvrir un reflet de la scène jazz ibérique! À suivre.
Niño Josele (g), José Heredia (p, cla ), Dany Noel (elb), Miguel Lamas (dm), Manu Masaedo (perc)
Teatro Victoria Eugenia, 24 juillet
Dans le prisme des guitaristes logés dans le festival cette année (de Frisell à Metheny) lui incarne le flamenco. Mais souvent en approche du jazz, il n’est que de de souvenir de son album hommage à Bill Evans. Josele se plaît à improviser pour mieux transfigurer son langage générique. Témoin en une courte introduction le changement soudain de tempo venu en conclusion. Entrent alors successivement dans le jeu claviers,, basse, batterie et percussions, ces deux derniers instruments bizarrement confinées derrière des paravents de plexiglass. Jazz flamenco ou flamenco jazz on ne sait jamais comment qualifier au mieux ce mix de musiques dans son identité la plus exacte. Trois moments pour illustrer un tel questionnement. Un solo batterie et percussions d’abord imbriqués derrière leur paroi de simili verre. Et qui bien sûr déchaîne le public. Lequel n’en a cure de cette querelle de genre. « Caballo Andaluz », sur ce thème cohabitent les deux angles musicaux cités, ligne de mélodies penchant plutôt côté flamenco tandis que l’attaque dans les développements des chorus (piano acoustique, guitare, basse ) prêcherait davantage pour la paroisse jazz. Niño Josele figure un pur autodidacte. Son fils lui a suivi les cours du Conservatoire. À l’occasion de l’introduction d’un morceau il improvise des motifs de piano sonnant jazz sur lesquels viennent s’incruster des lignes de guitare, brisées bin entendu, écho de «flamenco puro» Inspiration partagée, certes. Mélange des genres ? Voies menées seulement en parallèle ? Tel père, tel fils ? Ce pourrait être la limite de l’exercice.
Pat Metheny (g, elec), Chris Fishman (p, cla), Joe Dyson (dm)
Auditorium Kursaal, 24 juillet, 18h 30
Sur cette tournée il est censé « vendre» en prolongation son projet «Side-Eye » (album paru en 2021 en pleine pandémie ) fort d’une volonté affirmée « d’aider, de donner un coup de pouce à de jeunes musiciens comme moi j’en ai bénéficié de mes aînés à mes débuts». Pat Metheny débute pourtant le concert avec une guitare acoustique fabriqué pour lui, objet originel et original rare, en accords picking et arpèges effeuillés sur les différents manches de l’instrument. Sobriété, délicatesse, guitare nature aux sonorités que l’on croit entendre proche d’une certaine perfection. Vient Bright Size Life titre d’un album culte enregistré à 21 ans, à ses débuts avec notamment Jaco Pastorius à la basse. Aujourd’hui pour ce même thème le choix d’accompagnement reste léger: clavier comme producteur de lignes de basse essentiellement et unbatteur plutôt minimaliste produisant des frappes sur les cymbales en majorité (main gauche) avec outre les siens, ciselés clairs, et d’une évidence musicale absolue, quelques chorus supplémentaires saupoudrés sur les claviers électroniques.
Au sixième morceau suite à un solo de piano acoustique du jeune Chris Fishman, Pat Metheny se saisit de sa guitare synthé pour s’inscrire cette fois dans une longue séquence en déchaînement de notes gonflées de saturation et cinq minutes durant dans une exploration vertigineuse du manche dans toutes ses dimensions. C’est aussi ça Metheny, éclectique autant qu’électrique. Volonté de contraste oblige le morceau d’après sonne telle une une complainte claire comme de l’eau de roche, jeu dépouillé sur le socle naturel d’une guitare acoustique, seul à nouveau sur le devant de l’immense scène de l’auditorium, en enchaînement d’accords comme autant d’évidences pour oreille avertie ou non. Avant que batterie et notes filtrées au clavier ne viennent dans cette grammaire propre ajuster un petit complément d’objet. Beauté naturelle du son. Point à la ligne.
Et puis en guise de conclusion, à l’instar de son jeune collègue entouré de claviers électroniques – mais pianiste prometteur à l’écoute attentive de ses trop rares interventions sur le clavier acoustique. Car, disons le au passage, dans ce trio, les deux comparses sont d’abord et avant tout au service des talents du leader- Pat « Jason à la toison d’or gris » Metheny donc, arc bouté sur son manche se régale toujours à exercer dans un rôle de deus ex machina d’ effets électroniques,, numériques jaillissant de ses guitares modelées, trafiquées à cet effet. Élargissant ainsi sa palette de sonorités originales. Il s’engage enfin corps et mains magiques au besoin dans une battle avec son batteur, lui aussi offrant un visage d’ado concentré. Metheny et ses deux apprentis modèles. Volonté évidente de puissance guitaristique assumée.
Enrico Rava (bu), Matteo Paggi (tb), Francesco Diodati (g), Francesco Ponticelli (b), Évita Polidori (dm)
Plaza de la Trinidad, 24 juillet, 21 h
Ça part fort, musiciens regroupés au centre de la scène, tempo élevé, solistes tous convoqués d’entrée de jeu dans une apparente lutte d’influence sur les intervalles harmoniques, les espaces rythmiques. De quoi musicalement prendre place. Et donner le ton du concert sous un ciel gris menaçant les murs de la vieille ville. Vient le calme bien sûr après la tempête (Certi angoli segrego) sur un rythme moyen apte à distendre le temps. Enrico Rava, bugle au son d.une vraie qualité de l’air brassé, prend le temps de l’ échange, d’un interplay permanent. Témoin ce moment de duos avec le trombone, en charges courtes de sa part. Rava, déjà dans les formations de Carla Bley et très souvent dans les siennes propres à toujours aimé les « chases », ces petits moments de défi, de duels sonore avec l’instrument propice à la glisse harmonique.
Entre chanson napolitaine et hymne populaire, Enrico Rava retrouve aisément la simplicité expressive de son lyrisme naturel ( Diva ) On le retrouve, invité spécialement en hommage à sa carrière et sa place dans le jazz par Miguel Martin, crinière blanche, recueillement de vieux sage, en total détachement vis à vis des gouttes de pluie qui commencent à choir dru sur la Plaza sensée incarner la Trinité, le trompettiste romain a visiblement choisi de laisser beaucoup d’espace aux solistes. Le jeune guitariste, profil sec, nerveux en profite pour lancer des traits fulgurants ou accords en cascades qu’on imagine joyeuses en compensation de l’averse en cours.
À la gauche du maestro la batteuse très fine dans son art de la frappe sollicite beaucoup ses cymbales, et reste en relation avec les interventions de son leader. Relançant tempo et intensité à loisirs. Et offrant à ce jazz moderne dans sa conception autant que sa réalisation, des gammes de couleur parlantes. On peut certes y voir/entendre une musique célébrée en phases décousues. Mais l’improvisation collective revient aussi à des points de passage (moment de simple walking bass propice à favoriser l’émergence d’échanges serrés cuivres / guitare) Rava depuis le temps de sa vie à New York à son retour Rome en passant par Paris connaît la chanson de ce jazz là, peuplé de libertés conquises et mises en partage pour l’avoir beaucoup pratiqué, pour avoir fait sien son idiome de notes en échappées belles, en décalages.
Concert JazzEñe (fin)
Bandolero: José Manuel Ruiz Mateos « Bandolero» ( perc ), Alex Conde (p), Enrique Rodríguez Paredes (top), Miguel Álvarez (b)
Teatro Victoria Eugenia, 25 juillet
Soit un flamenco adouci, tendance plus jazz si l’on s’en réfère aux interventions de la trompette. On pourrait même y déceler quelques paysages du « Naïma» de Coltrane. Explications du leader par ailleurs compagnon de route de grands noms du flamenco, guitaristes et chanteurs : « Oui je viens moi de l’univers du flamenco. Mais j’ai toujours été attiré par la richesse des musiques du jazz. Alors avec ce groupe je fais du chemin vers lui » Suivront ainsi dans l’ordre des versions de notamment In a sentimental mood de Duke Ellington traitée « dans la veine d’un tanguillo», coloré donc dans le souffle du bugle. Suivi de Ruby My dear de Monk mettant en valeur le piano bien entendu appuyé de tambours façon musique arabo-andalouse de Bandolero….Plutôt bien fait tout ça eu égard à l’intention initiale même si tous les instruments ne paraissent pas sonner à valeurs égales. Ceci dit comme précédemment évoqué pour cette jonction du río flamenco terminant sa course dans un delta jazz, on est en droit de se poser des questions sur la qualité de ce mélange des eaux dans des bassins systémiques. Des adductions systématiques.
Gonzalo Del Val (dm), Raynal Colón (tp) Romain Pilon (g),
Teatro Victoria Eugenia, 24 juillet, 13 h
Un batteur connu, reconnu dans son pays de Catalogne. Gonzalo del Val a recruté son band pour l’occasion avec des noms venus d’ailleurs, Eux tous entrent dans le vif, trompette vibrant dans les aiguës (Raynal Colón, cubain navigant entre Barcelone et Paris), en porte drapeau. Sa batterie donne du volume, ça tourne…mais ça s’éteint très vite. La séquence en trio avec la guitare ( Romain Pilon qui s’est déjà fait un nom sur des places de l’hexagone) mise en avant relance la donne. Mais là encore, la séquence paraît longue …Sur un dernier thème signé Coltrane, toujours poussé par les traits tendus de Colon ça s’anime un peu, le batteur leader donne enfin son imprimatur. Un peu tard dans l’ensemble du set…
Rocio Marquez & Bronquio
Auditorium Kursaal , 24 juillet, 17 h 30
Elle rampe à même le sol. On la voit à peine, on devine les contorsions de son corps dans la pénombre. Jaillit soudain comme en un éclair sonore sa voix, tel un un éclair sonore, puissante, canalisée, typée flamenca tandis que le rythme stroboscopique du DJ fracasse le cérémonial du temps réel sous les flashs. Lui aussi se contorsionne derrière sa table, ses platines, ses machines.
On ne distingue jamais trop de lumière. Dans le déroulé de la chorégraphie les mouvements permanents gardent leur part de mystère. Souffle, notes, mots, phrases, éclairages se croisent ou se fondent en symbiose . Simplement son corps à elle, à la plastique remarquable, précisément indéfinissable, ne cesse d’aimanter le regard.
Tercer Cielo figure un pectacle total conçu pour un envoûtement, à deux figures, deux silhouettes, deux corps ardents reliés seulement par le fil rouge incandescent d’une musique électrisée dans un décor minimaliste, sol de matière lisse et tentures verticales placées en angle ouvert en direction du public.
« Ala rota » gestuelle cassante illustrant une aile brisée pour un « garrotín » figure folklorique d’airs d’Espagne sud. Rocío Márquez danse en mouvements lents comme pour ralentir le temps, le corps enserré dans un karako couleur soleil. Ellle chante ses phrases aux accents poétiques bâties de mots simples dans un filtre rauque de gorge flamenco, souffle chaud, scansion forgée d’un vibrato continu.
Bronquio sortant de son ombre, de ses petites machines à main, se met à son tour á chanter, Rocíío vient de passer subrepticement derrière le décor. Elle danse silhouette déformée, tordue, agrandie en ombre chinoise géante. Règne en fond, prégnante, obsédante cette musique électronique binaire assourdissante pour envelopper sa voix. Flamenco de retour, encore et toujours: les « palmas» sortent maintenant frappées de ses paumes de main, préparant un cri déchirant, une de ces « zaetas », incantation poignante qui déchirent l’air comprimé des ruelles de Sèville bondées de pèlerins à l’heure de la sortie des statues des vierges portées à bout de bras lors des processions du…Rocío, phase de prière majeure de la Semana Santa (Semaine Sainte) dans la capitale andalouse. Rocío attaché au nom de Marquez justement , elle, lance donc son cri seule dans le halo du projecteur en bord de scène, à toucher presque le public de ses doigts tendus.
Elle se déplace, marche, saute, déploie sa panoplie de gestuelle souple, sensuelle, fine, flamenca de bras et de mains lancées en sinusoïde, s’implique sans retenue aucune dans le corps d’une danse lascive. Sa voix gutturale porte l’écho d’une présence profonde, incroyable. Les coups de basses, les boucles, les infra sons ne risquent pas de la faire oublier. En elle, en live, le flamenco, vivant, chant, danse, ballet change de peau sans même s’en rendre compte.
Robert Latxague