« Sens, Improvising » : Perrine Mansuy et Jean Luc di Fraya au Petit Duc aixois.
La très active scène aixoise du Petit Duc favorise résidences et création dans le cadre d’une programmation riche, subtile et éclectique. En ce vendredi 9 février, c’est l’univers singulier et créatif de la pianiste Perrine Mansuy que l’on peut appréhender avec ce Sens, Improvising. Elle est formidablement accompagnée par le percussionniste vocaliste Jean-Luc di Fraya dans un duo complice qui laisse un chant intérieur, primitif prendre le dessus, la voix venant par instant confirmer une tendance onirique.
Sens, improvising voilà un drôle de titre bilingue que va éclairer la pianiste avant de débuter le set présentant ce nouveau projet qui lui tient à coeur et devrait être enregistré à la rentrée prochaine au Théâtre Durance : en français, le mot sens indique une direction, une sensation, ce à quoi on peut donner de l’importance . Quant à cet “improvising” anglais, la forme en “ing” marque une action en train de se faire. Perrine insiste en effet sur le plaisir éprouvé lors de certains moments comme la balance où, en faisant le son, on laisse advenir la musique et où l’on s’autorise à faire ce que l’on aime, même si cela induit une sérieuse prise de risque. Ce qui ne va pas sans travail, la musique encore en gestation se construisant au fil des séances, après réécoute des prises et recomposition.
Ce que l’on va écouter ce soir est un répertoire en devenir, un travail en liberté sur des matières, textures, ambiances et sons. Les choix de notes dont on change la couleur selon l’harmonie choisie transforme la mélodie, même en restant dans une gamme majeure. Avec ces métriques différentes, on l’entend et le voit même, c’est le mouvement de la musique qui est changée.
Elle considère l’improvisation capitale, à la base de toute musique, un langage avec sa grammaire propre, sans s’attarder sur les différences avec la composition, un sujet souvent débattu dans le jazz, prétexte à de nombreux malentendus.
La première pièce semble longue, les suivantes fileront plus vite : ce n’est qu’à l’issue du quart d’heure aixois , tradition du Petit Duc où les publics de la salle et celui de la web tv peuvent poser des questions aux musiciens qui débriefent le concert que l’on saisit que ces flottements correspondaient à une période de recherche où il faut donner sa confiance à l’autre, au partenaire pour se (re)trouver. Comme Jean Luc di Fraya est le complice de vingt ans qui connaît toutes ses compositions et dont elle connaît toutes les rythmiques, ce moment finira toujours par advenir.
La musique de cette première improvisation pourrait se décomposer en plusieurs phases avec des ruptures de style et de rythmes selon les fragments joués : une mélodie au piano commence à se déployer comme un love theme suivie d’un jeu plus martelé qui s’ajuste au percussionniste …
On se demande tout en écoutant quel pourrait être le titre de ces abstractions libres, comment et quand chaque pièce va finir. On pense s’acheminer vers la fin de la composition quand la pianiste continuant seule, s’arrête mais voilà que ça repart étonnamment avec la voix caractéristique de Jean Luc di Fraya qui m’évoque toujours les envolées de “The Great Gig In The Sky” du Floyd. Il vient du rock, du funk, de la soul, il adore chanter- nous en avons une nouvelle démonstration dans une de ses impros qui jalonnent le concert. Sans qu’il abuse de l’effet produit car il attend le moment opportun pour vocaliser. Perrine suit ensuite une piste qui bifurque vers le blues avant que nous parvienne un flot, un flux continu, un effet de pluie avec des frappes à main nue, persistantes : le volume et l’intensité enflent avec une force diluvienne, tous deux alors parfaitement en phase jusqu’à l’arrêt brutal, inattendu.
Impossible de décrire tout le concert sans lasser et se lasser. En observant la pianiste, on la voit qui cherche, tâtonne, jouant par effleurement du piano. Les mains en suspens au dessus du clavier, elle ne balaie pas vraiment toute l’étendue du clavier, roule et tangue souvent dans une danse autour des notes. Ce qui n’exclut pas la présence de moments libérés, traduction plus évidente de son inspiration quand elle plonge dans une suite d’ accords riches. Son phrasé, inquiet, nerveux nous touche alors, discret et envahissant à la fois, dans des évocations très personnelles, sculptant les sons avec une délicatesse rare, donnant une pulsation mouvante, pas vraiment swinguante, on l’aura compris. La musique se crée dans l’instant sous ses doigts experts qui accordent à chacune des notes le temps nécessaire à sa circulation dans le flux musical.
Si la pianiste fait entendre sur les pièces suivantes une voix de plus en plus affirmée, lyrique sans oublier d’être aussi percussive , son complice met en place le rythme, installant dans l’espace une “clave” que l’on peut jouer ou pas. Le tempo, la métrique donnent la pulse d’une remarquable élégance. Di Fraya ne se livre jamais à un solo démonstratif, il cherche dans sa palette de percussions utilisant les baguettes qu’il fait cliqueter joliment, les balais qui brossent en douceur, dans la suggestion plus que la force. Sauf quand il se lève pour frapper sur les cordes du piano, rejoignant la pianiste qui fait de même en rythme avec des mailloches dans une pièce carrément ludique avant que ne se détraque la mécanique ainsi créée sous leurs doigts et se termine alors cette impro.
Quand il utilise un daf , ce tambour iranien sur cadre qui nécessite une tenue spécifique et induit un rythme particulier, il lance un mood qui claque auquel elle peut à son tour répondre par des ponctuations fines. Il règle encore le son et manipule la bonnette du micro, créant une boucle qu’il agrémente de claquements de bouche, elle s’élance alors sur cette assise solide, en réponse à ces incitations. Bel exemple d’un formidable interplay plein d’élan et d’allant avec des instants plus classiquement jazz qui fait ainsi retour jusqu’au final “Momentum”composé pour le dernier opus en piano solo Murmures qui vient de sortir sur Emeraude après Vertigo Songs avec Marion Rampal ou Rainbow Shell sur Laborie. Car Perrine aime le chant, elle fredonne elle même à l’occasion. Je me souviens que son premier album Verso était déjà un duo il y a plus de 20 ans avec Valérie Pérez qui inventait littéralement une autre langue, chantée. Où le texte devenait élément de la partition musicale, autorisant un accès à d’autres voies sensorielles.
Le concert s’achève non sans que Perrine ait remercié la belle équipe du Petit Duc, les hôtes Myriam et Gérard, Romain Perez au son qui a magnifiquement suivi le duo, Paul B. à la régie streaming sans oublier le subtil Eric Hadzinikitas à la captation de la webtv soulignant par des effets choisis de superpositions, fondus enchaînés l’imbrication poussée de leur musique duelle .
Perrine Mansuy faussement fragile est toujours à découvrir : elle ne cherche jamais à s’imposer mais installe un univers si personnel et étrange que l’on demeure surpris à la fin du concert, désorienté. Ce qui est plutôt rare et toujours agréable. Avec un piano à la fois sensible et affirmé, un tempérament d’une douce violence, une énergie nuancée par une persuasion rêveuse, elle exprime des sensations sans sentimentalisme, s’inspirant de tout ce qui peut entrer en résonance avec son intimité. Si des influences diverses traversent sa musique-elle vient du jazz, elle a un cheminement bien à elle, dans un répertoire tangentiel, s’autorisant toujours un pas de côté. Elle a trouvé en Jean Luc di Fraya le partenaire idéal qui sait la sécuriser d’où ce numéro stylé et sans filet de deux acrobates improvisateurs.
Sophie Chambon