Soirée GRANDS FORMATS au Centre des Bords de Marne : Wanderlust, Diagonal et Didier Ithursarry
Pour son Inter Biennale de Jazz, entre deux éditions de la biennale, laquelle survient lors des années paires, le CDBM accueillait une soirée Grands Formats, en partenariat avec la fédération éponyme qui rassemble les grands ensembles. Deux grandes formations à l’affiche : le jeune orchestre Wanderlust, et le presque vétéran Diagonal, avec en ouverture de soirée une petite formation, le trio de Didier Ithursarry : dans le cadre de son accueil de nouveaux projets, le CDBM sera un peu pour cette toute nouvelle formation une rampe de lancement.
DIDIER ITHURSARRY TRIO
Didier Ithursarry (accordéon), Pierre Durand (guitare), Joce Mienniel (flûte & piccolo)
Le Perreux, Centre des Bords de Marne, 14 mars 2019, 19h
Une émotion me saisit quand j’entre dans cette salle, vers 17h, pour assister à la balance : la dernière fois que j’y suis venu, voici trois ans presque jour pour jour, c’était pour écouter le pianiste Jérémie Ternoy, qui devait jouer en trio avec Nicolas Mahieux à la contrebasse, et Jacques Mahieux à la batterie. L’Ami Jacques était mort deux jours plus tôt, Nicolas était resté auprès de sa famille, et Jérémie, très éprouvé, avait fait le choix de jouer en solo. Ce qu’il fit magnifiquement malgré sa peine, en faisant revivre, au delà du répertoire du trio, les thèmes enregistrés par Jacques dans sa carrière de chanteur, restituant avec intensité ce phrasé très personnel que nous aimions.
Le programme du jour, c’est un trio tout neuf : seulement trois concerts au compteur (et un disque à paraître dans un futur proche), et déjà une belle consistance musicale et artistique. Il faut dire que les trois compères sont des francs-tireurs de haut vol, qui n’ont pas froid aux oreilles et opèrent dans des contextes musicaux très variés. Ça commence côté Balkans, rythmes impairs, accents très vifs, et accordéon aux premières loges. Pour le thème suivant la flûte entre seule, rejointe par la guitare puis l’accordéon dans une envolée modale et collective. Puis le rythme s’installe, ça groove avec la guitare, pendant que l’accordéon joue (comme son nom l’indique!) des accords, des accords tenus. Joce Mienniel joue en virtuose de la voix dans sa flûte, faisant naître ainsi une foule de pulsations auxiliaires dans un rythme déjà très prégnant. La pression monte, jusqu’à une douce mélodie de l’accordéon : fausse piste, on repart déjà bille en tête côté guitare, avant decrescendo et retour au calme. C’est fort, tendu, mais subtil. Vient alors une Suite, avec en ouverture l’accordéon dans le premier rôle : c’est lyrique, puis dansant, et très transculturel. Les tableaux se succèdent : c’est parfait, très inspiré, et cela me plonge dans un état que seul peut décrire l’oxymore : une sorte d’euphorie mélancolique…. Ce qui suit la Suite est très vif, un tourbillon dont on ne sait s’il vient des Carpates ou du Brésil d’Hermeto Pascoal. Accalmie pour le thème qui vient, Ama Song, dédié par l’accordéoniste à sa maman (Ama en langue basque) : une belle page encore, avant un rappel chaleureux. On souhaite longue vie à ce beau groupe !
Wanderlust Orchestra pendant la balance
WANDERLUST ORCHESTRA
Ellinoa (voix, glockenspiel, composition), Sophie Rodriguez (flûte), Balthazar Naturel (cor anglais), Illyes Ferfera (saxophone alto), Pierre Bernier (saxophones ténor & soprano), Luca Spiler (trombone), Adélie Carrage, Anne Darrieumerlou (violons), Hermine Péré-Lahaille (alto), Juliette Serrad (violoncelle), Matthis Pascaud (guitare), Richard Poher (piano), Arthur Henn (contrebasse), Gabriel Westphal (batterie), Léo Danais (percussions).
Le Perreux, Centre des Bords de Marne, 14 mars 2019, 20h30
C’est la première fois que j’écoute en concert cet orchestre qui existe depuis plusieurs années, et qui a publié voici quelques mois son premier disque. La chanteuse Ellinoa signe son travail de composition et d’arrangement de son patronyme officiel : Camille Durand. Le projet musical s’articule sur un choix conceptuel : chaque titre renvoie à un mot intraduisible emprunté à diverses langues : celle des Inuits (Iktsuarkpok), mais aussi le français (Dépaysement) en passant par des idiomes de tous les continents jusqu’au britannique Wanderlust qui, sauf erreur de ma part, existe aussi en allemand, avec un sens assez proche ; pour l’allemand ce sera Waldeinsamkeit (le sentiment de solitude dans les bois évoqué par Brahms, Lieder op. 85). Mais l’enveloppe conceptuelle n’est pas ici prépondérante, bien qu’elle dévoile le projet de dire l’indicible. La musique est vive, finement composée, brillamment orchestrée. La chanteuse convainc, dans des phrasés écrits comme pour un instrument autant que dans le scat qui révèle un indiscutable talent d’improvisatrice. Sa voix hélas est un peu desservie par la sonorisation : noyée dans les tutti par le volume de la basse, de la batterie, des percussions et des cuivres, et altérée dans les parties solistes par un excès d’aigus qui accentue les sifflantes et nous prive du soupçon de rondeur qu’apporterait un peu plus de médium. Mais ça ne suffira pas à gâter un plaisir réel à goûter ce concert. Une belle utilisation des cordes, en dialogue ou en symbiose avec le reste de l’orchestre ; une grande maîtrise de la dynamique et des nuances ; un langage sophistiqué qui puise à toutes les sources des cinquante dernières années, du jazz contemporain au rock progressif : bref une vraie réussite qui n’a pas échappé au public, manifestement conquis.
Bonne nouvelle : le nouvel Orchestre National de Jazz, qui donnera son concert inaugural le 19 avril, et dont le directeur artistique est Frédéric Maurin, a commandé des compositions à Ellinoa pour son second programme, qui sera créé en novembre 2019 à Radio France.
Diagonal pendant la balance
DIAGONAL «Nights in Tunisia»
Jean-Christophe Cholet (piano, direction), Geoffroy de Masure (trombone & trombone basse), Dorsaf Hamdani (voix), Iyadh Labbene (violon), Geoffroy Tamisier (trompette), Vincent Mascart (saxophones ténor & soprano), Linley Marthe (guitare basse), Karim Ziad (batterie)
Le Perreux, Centre des Bords de Marne, 14 mars 2019, 22h
Depuis plus de 20 ans, Jean Christophe Cholet se penche sur les musiques de tous les mondes : les Alpes, versant austro-helvétique, en compagnie de Mathias Ruegg (le leader du Vienna Art Orchestra), le répertoire classique français (Ravel, Satie, Poulenc) revu à l’aune du jazz, les musiques slaves (de la Lituanie à la Bulgarie) et une première fois en 2011 la musique tunisienne. Il revient avec le volume 2, et un programme où ne subsiste qu’un titre du volume 1, et où se mêlent les compositions et les trouvailles de ses partenaires de Tunisie (la chanteuse Dordsaf Hamdami et le violoniste Iyadh Labbene), et aussi des autres membres de l’orchestre, notamment Geoffroy de Masure et Karim Ziad. Si l’on est comme moi un amateur septuagénaire, on se souvient peut-être qu’en 1967 George Gruntz associa Jean-Luc Ponty, Sahib Shihab et Daniel Humair à des musiciens traditionnels tunisiens pour le disque «Noon in Tunisia». Jean-Christophe Cholet l’ignorait, ce qui ne l’a pas empêché de concevoir ce projet et d’y persévérer. C’est un musique de fusion, dans tous les sens du terme : jazz fusion parfois un peu soul funk, mêlé aux éléments traditionnels tunisiens, ou à des intégrations dans un langage jazz des mélismes de la musique d’Outre Méditerranée. La chanteuse comme le violoniste sont à l’aise avec le langage du jazz, et la vocaliste nous gratifie d’un scat qui le prouve éloquemment. Une rythmique propulsive, avec la basse virtuose de Linley Marthe, la ferveur polyrythmique de Karim Ziad, et la précision inspirée de Jean-Christophe Cholet. Les souffleurs sont impeccables, et tous trois de haut vol, en section comme en solo : bref c’est infiniment vivant, et musicalement très substantiel. En rappel, en quartette piano-violon-trombone et voix une chanson traditionnelle qui parle du voile ou du châle dont on revêt ses cheveux. Belle conclusion !
Xavier Prévost