Benoît Delbecq et Ambrose Akinmusire à Sons d’Hiver
Rituelle soirée parisienne intra-muros pour le festival du Val-de-Marne. Soirée de haute volée, avec des artistes de renommée internationale, et des propositions artistiques originales. Salle comble, public attentif, chroniqueur heureux, comblé par l’écoute du quartette de Benoît Delbecq, avec aussi une (très) légère déception à l’écoute du groupe d’Ambrose Akinmusire
BENOÎT DELBECQ 4 « Gentle Ghosts » feat. Mark Turner, John Hébert & Gerald Cleaver
Benoît Delbecq (piano, composition), Mark Turner (saxophone ténor), John Hébert (contrebasse ), Gerald Cleaver (batterie)
Paris, Théâtre de la Cité Internationale, 7 février 2024, 20h15
Le groupe, formé à New-York en 2016, joue des thèmes tirés des répertoires de ses deux disques, ‘Spots on Stripes’ & ‘Gentle Ghosts’, enregistrés respectivement en 2017 & 2019. J’avais beaucoup aimé ces deux CD, mais c’était pour moi la découverte du groupe sur scène. Comme toujours, les thèmes sont des parcours labyrinthiques, peuplés d’infinies nuances, de foucades et de replis, avec de soudains envols. Les phrases sont mélodiquement et harmoniquement tendues, des dialogues transversaux s’instaurent puis se métamorphosent dans d’autres échanges. C’est comme un chemin émaillé de surprises, de bifurcations. Les artistes connaissent l’itinéraire, mais même s’il nous paraît mystérieux, nous les suivons en confiance, car ils savent où ils vont (parfois vers l’inconnu, jusqu’à un opportun rebond). En les écoutant je pense à l’un des textes d’Italo Calvino, quand le roman s’engage sans cesse dans de nouvelles voies, insoupçonnées, et je les suis, de surprise en étonnement. Pas de coda annoncée, ‘téléphonée’ comme on dit. Des fins de morceau qui jouent l’inattendu. Pas de routine, de la musique ‘en temps réel’. Après un enchaînement de virages serrés et de pièces intriquées les unes dans les autres, une pause. Benoît Delbecq annonce Chemin sur le Crest : ici pas de ruptures brutales, mais plutôt une sorte de cheminement sur le fil du vertige. Puis nous aurons un autre épisode, plus mouvementé : en l’écoutant je ne pense plus à Calvino mais à André Breton à la dernière phrase de Nadja : «La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas». La beauté est là. Elle est convulsive quand il le faut. Les quatre musiciens sont inventifs, inspirés, idéalement engagés dans le collectif : très intense moment de musique !
Le groupe est en concert le vendredi 9 février à Tours, au Petit Faucheux. Et le samedi 10 février à Dudelange (Grand Duché de Luxembourg), près de Thionville et pas très loin de Metz
AMBROSE AKINMUSIRE ‘Owl Song’
Ambrose Akinmusire (trompette, composition), Jakob Bro (guitare, effets), Gregory Hutchison (batterie, percussions)
Paris, Théâtre de la Cité Internationale, 7 février 2024, 21h45
J’ai une très grande admiration pour Ambrose Akinmusire, que j’ai adoré dans ses disques, ainsi que sur scène lors de trois concerts avec des groupes différents. Mais je dois hélas avouer cette fois une (très) relative déception…. Le nom du groupe est celui du disque éponyme enregistré en 2022 et paru récemment chez Nonesuch. Sur le disque les partenaires étaient Bill Frisell à la guitare et Herlin Riley à la batterie. Pour ce concert Billy Hart initialement prévu, a dû déclarer forfait. Dans le groupe du disque Bill Frisell est relativement présent dans sa singularité. Au concert, on a la sensation que Jakob Bro (au demeurant un musicien de grande valeur) joue les utilités, en posant çà et là les sons traités qui font partie de son langage, mais on ne sent pas de réelle implication (ou alors peut-être ne lui a-t-on pas laissé assez d’espace). Greg Hutchinson se voit concéder un peu plus de latitude. Toutes choses qui résultent peut-être de la différence entre un groupe régulier et éprouvé (celui de Delbecq & C° en première partie), et un groupe de circonstance, constitué pour la musique d’un disque, et dont la version scénique se donne avec d’autres partenaires. Cela dit, la musique avait son indiscutable intérêt : le concert commence par des friselis de batterie destinés à capter l’attention des spectateurs qui ont fait silence dès que les lumières de salle se sont éteintes. La trompette entre sur une mélopée mélancolique qui impose en quelques secondes la formidable expressivité d’Ambrose Akinmusire. La guitare se glisse, en arrière-plan. Le trompettiste est le maître du jeu. Non seulement ses modes de jeu sont d’une incroyable finesse (inflexions micro-tonales, effets de glissando insensés, et d’une formidable pertinence, etc.…), mais dans les phrases les plus risquées, quand le tempo s’accélère, chaque note pèse son poids de sens. Formidable musicien. Dans un titre plus vif et syncopé, nous aurons un beau dialogue trompette-batterie, puis batterie-guitare, mais ce qui manquera tout au long de leur concert, c’est cette force interactive qui fit notre bonheur avec le premier groupe. Déception relative donc, mais quel musicien que le Grand Ambrose !
Xavier Prévost