SONS D’HIVER : SCLAVIS/ COURTOIS/ PIFARÉLY; STEVE LEHMAN ‘Sélébéyone’
C’est sans doute plus qu’un hasard si, dans le bus affrété pour l’occasion, et qui transporte de la place du Châtelet jusqu’à Vitry des Parisiens (et quelques habitants des banlieues Nord et Est dont je fais partie), je suis plongé dans les Écrits français de Walter Benjamin (Folio Essais, 1991). J’y lis ceci (p. 171), dans une lettre à Benjamin de celui qui signe ‘Votre vieil ami, Teddie Wiesengrund » (en l’occurrence T.W. Adorno) : «Aussi je trouve inquiétant -et je vois à cet endroit un résidu très sublimé de certains motifs brechtiens- que vous transposiez maintenant sans plus de façon le concept d’aura magique à ‘l’œuvre d’art autonome’, lui assignant purement et simplement un rôle contre-révolutionnaire». Je me dirige vers un concert qui suscite en moi désir, curiosité et attentes, et je réfléchis à la relation plus qu’intriquée entre l’objet (l’œuvre produite) et l’expérience de sa réception. Mais venons-en au sujet de cette chronique : l’objet, et l’expérience, de chacune des parties du concert.
SCLAVIS/COURTOIS/PIFARÉLY TRIO
Louis Sclavis (clarinette, clarinette basse), Vincent Courtois (violoncelle), Dominique Pifarély (violon)
Festival Sons d’Hiver, Vitry-sur-Seine, Théâtre Jean-Vilar, 10 février 2018, 20h15
J’avais eu le bonheur, en novembre 2015, d’assister à la préfiguration de ce groupe et de ce répertoire lors d’un concert à l’Atelier du Plateau. Puis vint le disque «Asian Fields» (ECM 2504) enregistré quelque temps après, et qui m’avait conquis. C’est dire que mon attente était à la mesure de ces deux expériences fondatrices : elle fut comblée, si j’omets les deux bavards pathologiques assis derrière moi, au cinquième rang de la salle côté cour, et qui auraient pu gâter mon plaisir. Le concert, comme le disque, commence avec Mont Myon, composition du clarinettiste qui évoque la (petite) montagne du Jura que Louis Sclavis peut voir de sa fenêtre, dans le village de l’Ain où il réside. La version est différente de celle du CD, plus insistante, comme s’il fallait capter au plus vite un public qui se perd encore en toux et bavardages. Vient ensuite une composition de Vincent Courtois, Fifteen Weeks : différente aussi de celle de l’album, car si le dialogue lyrique et recueilli entre les instruments s’y déploie avec sensualité, le violoncelle part en pizzicati vigoureux avant un solo dans lequel il se métamorphose en oud, pour nous entraîner dans une sorte de danse. Il faut dire que l’on est arrivé du côté d’un autre thème, Asian Fields, signé Sclavis. C’est maintenant Dominique Pifarély qui tient la plume du compositeur, avec Sous le masque, une pièce d’un lyrisme exacerbé, en tensions harmoniques et mélodiques permanentes, avant que des rythmes obstinés ne fassent tremplin à l’expressivité la plus vive. Retour aux compositions de leader avec Cèdre, le bien nommé, comme une danse qui chercherait dans l’Orient proche le mitan de l’Europe. Et le concert va se conclure avec une autre composition du clarinettiste, La Carrière, qui évoque encore l’alentour du village de Louis Sclavis, mais prend un autre sens quand ce dernier la dédie à une personne qui a accompagné ses projets artistiques dans son festival depuis plusieurs décennies : Fabien Barontini, âme des Sons d’Hiver, et qui passe la main à une plus jeune équipe, qu’il a accompagnée (ce qu’il continuera de faire, n’en doutons pas). Ce dernier thème est majestueux, richement consonant, et chemine dans un balancement dont je ne saurais dire s’il est de tango ou de boléro. Et pour le rappel, Paris qui dort, une mélodie de Vincent Courtois, très ‘jazz vieux style’. Et ça tombe bien, car le jazz était constamment présent en filigrane de ce concert de ‘jazz de chambre’. J’écrivais dans ces colonnes virtuelles (suivre ce lien) voici plus de 2 ans ceci : « Mais alors me direz-vous : et le jazz dans tout ça ? Présent à 100%, par l’absolue vitalité, la force de l’instant, le goût de la syncope et de la surprise». Je persiste et je signe (au bas du paragraphe suivant).
STEVE LEHMAN ‘Sélébéyone’
Steve Lehman (saxophone alto, composition), HPrizim (voix, textes), Gaston Bandimic (voix, textes), Maciek Lasserre (saxophone soprano, composition), Carlos Homs (clavier numérique), Chris Tordini (guitare basse), Damion Reid (batterie)
Festival Sons d’Hiver, Vitry-sur-Seine, Théâtre Jean-Vilar, 10 février 2018, 21h30
Sur scène, l’accomplissement d’un projet un peu fou, qui avait mûri en quartette à Montreuil au Café La Pêche en 2015, puis concrétisé en 2016 par un disque éponyme en septette : la rencontre du jazz le plus contemporain, de spoken words en wolof (Gaston Bandimic) et en anglais (HPrizim), de la technologie numérique et d’une complexité rythmique infinie, et qui pourtant parle au corps. Les saxophonistes-compositeurs : le leader, Steve Lehman, qui tisse et déroule des lignes insensées qui pourtant imposent leur logique ; et son compagnon d’écriture Maciek Lasserre, musicien français qui a trouvé auprès de Steve Coleman, Steve Lehman et Magic Malik des mentors et des partenaires, et qui prend pleinement part à cette grande aventure aussi écrite qu’improvisée. Du côté des textes et des voix, l’un et l’autre impeccables dans leur prosodie violemment syncopée : HPrizim, ‘High Priest of the Antipop Consortium’, New Yorkais enflammé qui dialogue avec Gaston Bandimic, rappeur wolof de Dakar, dans un univers de turbulences où la précision règne en valeur absolue. Le Maître du temps, c’est Damion Reid (entendu au fil des années avec Robert Glasper, Laurent Coq, Rudresh Mahantappa….), virtuose d’une polyrythmie fragmentée, pulvérisée, tuilée ou diffusée sur plusieurs plans de temporalités divergentes, et toujours avec des placements diaboliques : du Grand Art ! Les vocalistes jouent finement de leurs différents micros connectés à des effets spécifiques, le bassiste pose les fondations avec force (mais le sonorisateur a le bon goût de ne pas trop exagérer le sub -les infra-basses- par égard pour notre système digestif), et le pianiste gouverne les sons, en partage avec Steve Lehman qui pilote une foule d’effets, remet et enlève régulièrement une oreillette qui facilite ce pilotage, avant de débouler librement au cœur de l’improvisation. Il y a plusieurs moments où les musiciens sont immobiles et inactifs, tandis qu’un rappeur délivre sa parole sur une séquence numérisée : c’est étrange, un peu frustrant dans ce contexte de msuique vivante, mais la frustration cesse bien vite et notre enthousiasme reprend ses droits. Durant la seconde partie, fuyant les bavards, je me suis réfugié en haut de la salle, côté jardin, et j’ai pour voisin le saxophoniste Christophe Monniot, qui me dit à la fin du concert «Nous venons de vivre un moment exceptionnel !». Je partage son sentiment, et avec enthousiasme : en esthète bourgeois et contre-révolutionnaire, j’ai été touché par la grâce de l’aura !
Xavier Prévost