Sophia exaucée
Hier 12 novembre, la quatrième journée du D’jazz Nevers Festival s’est terminée sur les “Wishes” de Sophia Domancich, Mark Helias et Eric McPherson.
Cette journée commençait hier à 9h30 par une rencontre entre des programmateurs de l’AJC et des jeunes musiciens ayant fait l’objet d’un échange entre les régions de Normandie (Jazz sous les Pommiers) et de Bourgogne–Franche-Comté (D’Jazz Nevers) dans le cadre des Jazz Regional Days, et se prolongeait à 10h30 à la salle des fêtes de Sermoise-sur-Loire où le duo Élodie Pasquier / Didier Ithursarry s’adressait à un public de scolaire, tandis qu’à Nevers même, au Café Charbon, un public de scolaire assistait au programme concocté pour lui par le quintette du flûtiste Quentin Coppalle qui ouvrait la veille le Jazz Regional Days.
Not only a trio…
À 12h15, au Théâtre municipal, D’Jazz Nevers retrouvait ce public adulte qui l’a constitué
par son besoin de jazz dans les années 1980 et qu’il a consolidé, élargi, renouvelé génération après génération. L’y attendait le trio d’un enfant du pays, le batteur Adrien Desse et son “Not Only a Trio”, configuration échappant aux recettes bien connues du trio avec basse, puisque lui font face deux saxophones, et pas des moindres : Guillaume Orti (soprano, alto et baryton), Olivier Py (soprano et ténor). Soit deux figures d’une génération qui a grandi à l’ombre des deux musiciens qui marquèrent le tournant des années 1980-1990 par leurs conceptions du temps et de la forme, Steve Coleman et Tim Berne. Deux terrains de jeu privilégiés par ce trio dont le répertoire est constitué de formules mélodiques minimales et de propositions rythmiques ludiques s’articulant parfois entre elles comme les fameuses architectures dessinées par Maurits Escher. Baguette et archet frappant, frottant ou effleurant, Adrien Desse esquisse ces espaces avec une précision qui tient tout à la fois de la mathématique, de la mécanique de précision et du ballet, esquisses que complètent et investissent ses deux compères en tout complicité jubilatoire, jouant tant sur le discours que sur son enveloppe sonore, avec des facéties de personnages de la commedia dell’arte.
Ayant entendu deux jours plus tôt le concert du trio Wishes de Sophia Domancich au Jazzdor Festival et m’apprêtant à le revoir à Nevers après quelques heures de train partagées avec la pianiste et ses deux complices entre Strasbourg et Nevers, j’ai voulu assisté à la balance et petite répétition qui a précédé leur concert du soir. Tant et si bien que lorsque je me suis rendu au deuxième de ces “Jazz Regional Days” qui mirent en valeur six groupes de Normandie et Bourgogne-Franche-Comté au Café Charbon, ce ne fut que pour apercevoir la fin de set du dernier d’entre eux, le temps de noter le nom du saxophoniste ténor de l’Igor Hasselmann Quartet, Julien Luillier : belle plastique saxophonistique tant sur le plan du timbre, que du timing, des constructions et “emballements rythmiques, du récit.
…and now, a real trio
Sophia Domancich donc, et ses “Wishes”. En premier lieu, désir de renouveler l’aventure “transatlantique” de 2011 sous la houlette de Gérard Terronès qui l’enregistra “live” au Sunsidepour son label Marge, avec le batteur Andrew Cyrille et le contrebassiste Mark Helias. Désir qu’elle exprima à l’occasion de récentes retrouvailles avec ce dernier. Un premier choix s’était porté sur Nasheet Waits. Celui-ci n’étant pas disponible, Helias a proposé Eric McPherson qui a grandi avec Nasheet Waits et que l’on connaît aujourd’hui de ce côté-ci de l’Atlantique comme batteur de Fred Hersch, mais qui a une longue carrière derrière lui (Abraham Burton, Jackie McLean, Steve Davis, Marty Ehrlich, etc.)
C’est un répertoire tout neuf auquel Sophia Domancich a consacré plusieurs intenses semaines d’écriture, qu’un auditeur ayant suivi les trois concerts du 9 novembre au Sunside (voir le compte rendu de Xavier Prévost), du 10 à Strabourg et du 12 à Nevers, aurait vu s’épanouir en guise de préparation d’un enregistrement en fin de semaine au studio Sextant par Vincent Mahey qui accompagna le trio à la console durant cette tournée.
De ces trois moments musicaux, concert du 10, balance-répétition et concert du 12, par-delà des pages de notes illisibles griffouillées dans le noir, il me reste le souvenir d’une musique en mouvement, qui grandit, qui prend forme, qui trouve son rythme, son tempo, sa forme, encore qu’avec Sophia Domancich rien n’est figé, rien n’est prévisible, rien n’est arrêté : « Tu vois, m’expliquait-elle dans le train, cette phrase répétée, une fois sur deux son placement est décalé… et pour ce qui suit après, on ne sait pas… j’aime ne pas me brider avec une métrique définitive. » Une liberté dont Mark Helias s’empare avec bonheur, avec cette grâce puissante qu’on a appréciée depuis une quarantaine d’années auprès d’Anthony Braxton, Dewey Redman, Anthony Davis, Ray Anderson, etc., passant parfois du pizz à l’archet avec la même profonde assurance.
Eric McPherson est fascinant, discret, presque absent en répétition, l’œil rarement sur la partition, pourtant ne cessant de construire et reconstruire autour d’elle, d’une prolixité discrète, active et délicate, jamais envahissante, pourtant indispensable, constamment renouvelée, participant à égalité de se deux interlocuteurs à la dramaturgie de chaque pièce. Je me souviens d’ostinatos répétés en entrée de morceau jusqu’à créer auprès de l’auditeur l’attente de quelque chose qui survient soudain en rupture ou au contraire progressivement dans une lente dispersion des discours ; on retrouvera cette évocation de Thelonious Monk que, lors du concert du 9 au Sunside, Xavier Prévost attribuait à des harmonies empruntées à Well You Needn’t ; au cours de la répétition, une pièce me fera venir à l’esprit le nom d’Herbie Nichols qui ne me reviendra pas au concert ; le swing classique ne sera pas absent, visitant différents tempos, son flux régulier mettant en valeur cette façon qu’a Sophia Domancich d’avancer à la manière obstinée, mesure après mesure l’oreille tendue vers l’avant et l’après, comme pas à pas l’œil aux aguets sur le sol que l’on foule, à la façon d’un Lennie Tritano, ou tout à coup, explosant le tempo dans des gestes à la Cecil Taylor ; l’attention peut aussi être attirée par la complémentarité des deux mains qui se contredisent, se superposent, se complètent ou s’entendent pour exploser la lisibilité dans un authentique malestrom ; ou l’on reviendra au dépouillement de ces ambiances obsessionnelles qu’elle explora avec Simon Goubert autour de l’univers de David Lynch. Et pour répondre aux rappels du public, les trois artistes ajouteront un final quasi ornettien à ce programme sans autre titre (à l’exception d’une composition de Mark Helias non annoncée) que celui générique de Wishes, ces souhaits n’ayant trouvé jusqu’ici d’autre sous-titre qu’une numérotation (Wish 1, Wish 2, etc.) À ces souhaits ajoutons nos vœux de réussite pour l’enregistrement à venir, et une prochaine tournée européenne. Franck Bergerot
Veillée funèbre en guise de post-scriptum : Contrairement à la nuit précédente au cours de laquelle, au bar désert de l’hôtel, j’avais rejoint avec Sophia et ses musiciens, ceux de Lucian Ban (Louis Sclavis, Mat Maneri et Sarh Murcia) auquel Eric McPherson raconta mille histoires entre le rire et les larmes, je suis monté directement dormir après le concert d’hier soir, manquant, à ce qu’on me dit, un grand moment. Dans le même bar, ayant appris le décès de Roy Haynes, Eric McPherson et Simon Goubert qui était venu écouter le trio (Mark Helias ne devait pas être en reste) se sont mis à parler du grand batteur disparu, à décortiquer son jeu dans une étude comparative à bâtons rompus avec les autres grands batteurs de l’Histoire, tout en levant des toasts à la mémoire du Roy. Il y a des nuits où il ne faudrait pas dormir.