Stanley Cowell, une vie, une œuvre
On l’associe généralement à Strata East, le label indépendant qu’il créa en 1971 avec le trompettiste Charles Tolliver, et son piano comme ce label incarnait une conscience de la musique afro-américaine. Le pianiste Stanley Cowell est mort le 17 décembre à l’âge de 79 ans.
Il était né à Toledo (Ohio) le 5 mai 1941, avait débuté le piano à 4 ans, eut pour premier maître Art Tatum, étudia au fameux Oberlin College et fut diplômé en piano classique à l’University of Michigan. Débarqué à New York au milieu des année 1960, il enregistre pour la première en 1966 sous la direction du saxophoniste Marion Brown pour le label du free jazz new-yorkais ESP (« Why Not »). L’année suivante, il est au Newport Jazz Festival au sein du Max Roach Quintet, auprès du trompettiste Charles Tolliver et du saxophoniste Odean Pope (bientôt remplacé par Gary Bartz). En 1968, c’est Bobby Hutcherson qui fait appel à lui pour « Patterns », ainsi que Jack DeJohnette pour « Complex » avec Bennie Maupin et Roy Haynes (Miroslav Vitous et Eddie Gomez se relayant à la contrebasse). On sait déjà que Cowell est un passeur entre l’avant-garde free et la tradition bop, quelque chose que l’on appellera parfois le free bop, joué par une génération de boppers intéressé par les propositions de la New Thing, tant dans ses options esthétiques que dans sa revendication politique.
L’année 1969 le voit multiplier les collaborations, tournant en Europe avec Hutcherson et Stan Getz (chez qui il alterne avec Chick Corea). À Paris, au Caméléon, il accompagne Jean-Luc Ponty avec Jean-François Jenny-Clarke et Bernard Lubat. À Londres, on le trouve en studio avec la rythmique d’Hutcherson (Reggie Johnson et Joe Chambers) pour un disque BYG resté inédit, puis, pour un premier disque publié à son nom « Blues for the Vietcong » avec celle (Steve Novosel et Jim Hopps) du quartette de Charles Tolliver en compagnie de qui il enregistre, également à Londres, « Ringer » pour Polydor. De retour à New York, c’est en sextette (avec notamment Woody Shaw et Hutcherson) qu’il retourne en studio pour Polydor : « Brilliant Circles ».
Mais c’est avec Charles Tolliver qu’il se trouve le plus en affinité : le quartette est enregistré en mai 1970 au Slugs de New York, puis entre en studio en novembre, mais cette fois élargi à un big band. Ce sera les deux premières références du label fondé par les deux partenaires : « Charles Tolliver Music In. » (Strata East SES1972) et « Music Inc. & Big Band » (SES 1971).
Dès lors, Strata East s’ouvrira à cette génération de progressive boppers avec des gens comme Clifford Jordan, Billy Harper, Sonny Fortune, ainsi que les Heath Brothers auxquels Stanley Cowell prêta son piano, tout en y enregistrant sous son nom : « Musa / Ancestral Stream » (il y introduit le piano électrique et le piano à pouces africain), « Regeneration » (avec des personnels variés), « Handscapes 2 » (d’un Piano Choir créé deux ans plus tôt au New England Conservatory de Boston), tout en collaborant avec d’autres labels (ECM pour une « Illusion Suite » entouré de Stanley Clarke et Jimmy Hopps, Milestone pour « The Cutting Edge » de Sonny Rollins, Impulse pour « Vista » et des retrouvailles avec Marion Brown).
En 1977, Stanley Cowell inaugure son entrée sur le label Galaxy (subdivision de Fantasy créée en 1964) avec un nouveau solo où le piano côtoie synthétiseur, clavinet et piano à pouces. Suivront « Equipoise » en trio avec Cecil McBee et Roy Haynes, « New World » en grande formation. Mais on l’y croise également au service de Johnny Griffin et Art Pepper pour le grand retour de ce dernier.
1980 : le très remarqué « In the Tradition » d’Arthur Blythe chez Columbia avec la rythmique de l’Air Trio (Fred Hopkins et Steve McCall) inaugure une décennie qui verra paraître « Such Great Friends » avec Billy Harper, Reggie Workman et Billy Hart (Sonny Fortune se joignant à cette belle équipe pour une séance française assez inattendue chez Black & Blue) et « We Three » avec Buster Williams et Freddie Waits (DIW).
À partir des années 1990, la réputation de Stanley Cowell se perd dans l’ombre de générations montantes, mais outre la renaissance du Charles Tolliver Big Band en 2006 et la venue du trompettiste avec un Strata East All Stars aux Banlieues bleues 2015, c’est l’Europe qui lui permettra de poursuivre son œuvre discographique avec une série d’enregistrements pour le label danois Steeplechase depuis 1990 et la poignante célébration en 2015 du cent-cinquantenaire de l’Emancipation Day commandée par Philippe Ghielmetti pour Vision fugitive, « Juneteenth », qui restera son testament. Franck Bergerot