Stéphane Kerecki et le French Touch au Bal Blomet
Hier 9 mai, Jazz Magazine accueillait dans le cadre de ses Jeudis du Bal Blomet, le quartette “French Touch” de Stéphane Kerecki, avec Fabrice Moreau, Jozef Dumoulin et le saxophoniste qui succède à Emile Parisien pour cause d’indisponbilité, Julien Lourau.
La “french touch”, bigre ! Comme moi qui suis né au milieu du siècle dernier, vous ne savez pas tous ce que c’est… et j’ai déjà oublié les noms des groupes et des artistes qui faisaient l’actualité de la musique électro à la française il y a un quart de siècle, ma mémoire ayant déjà bien de la peine avec les noms des musiciens qui m’ont fait aimer la musique il y a un demi siècle. Lorsque mon compère Frédéric Goaty anime nos journées de labeur avec ses playlists “jazz mais pas que”, il y a des musiques qui sont miennes et que je reconnais (ou pas) à la première syncope, d’autres dont, en dépit de ma carte au “Bop Club de France” me sont assez familières, d’autres encore qui me sont totalement inconnues et qui sont d’authentiques révélations, qui m’enchantent, m’ouvrent des portes, m’intéressent, dont je note les noms pour me précipiter chez le premier disquaire venu – Ohé, y a un disquaire par là ? Ohé… – ou sachant bien que, ma bonne conscience acquise, je ne les réécouterai jamais, d’autres qui me sont totalement indifférentes, d’autres enfin qui si elles étaient des objets, qu’ils soient de terre cuite ou de cristal, je pulvériserai volontiers en les jetant contre murs, avant de les piétiner rageusement jusqu’à en faire disparaître la poussière. C’est un peu le sentiment, même si je n’en ai rien laissé voir, que j’éprouvai hier, le nez dans mes relectures pour notre “Spécial Festival” à paraître en kiosque le 31 mai – Ohé, y a un kiosque par là ? –, que j’éprouvai donc en entendant la playlist que le bon Fred diffusa dans nos bureaux hier pour nous préparer au concert du soir au Blomet.
Dire que le quartette de Kerecki pulvérise rageusement la French Touch serait totalement inexact, parce que ses musiciens n’ont pas leur carte au “Bop Club de France” et ont l’âge d’avoir grandi et dansé avec ces musiques (moi, pour paraphraser Woody Allen, ça me donne plutôt l’envie de marcher sur la Pologne au pas de l’oie). Et à entendre les commentaires éclairés de Stéphane Kerecki, il y a sûrement quelques créateurs auxquels il faudrait que je prête une oreille dépassionnée.
Mais à les écouter, je ne reconnais rien de l’original, et n’entends que ce travail onirique de déconstruction-reconstruction qui m’a enchanté hier plus que lors du concert produit par Arnaud Merlin à Radio France (où Julien Lourau remplaçait également Emile Parisien et dont je me souviens avoir fait un compte rendu poli). Emile Parisien, de par son emploi du temps, étant décidément indisponible, c’est Julien Lourau qui semble s’installer à son pupitre de saxophone (auquel il ajoute une panoplie électronique encore timide uitilisée) et qui pourrait bien, lorsqu’il en aura pris totalement possession, donner une impulsion nouvelle au quartette. Dans quelle direction ? Avec cette question: à quel public s’adresse cette musique. Aux quinquagénaires et plus qui fréquentent les lieux du jazz ou l’on écoute la musique assis ? A ceux qui viennent écouter Kerecki et ses amis sans se soucier du répertoire, sauf pour la façon donc les jazzmen, de tout temps, ont su déconstruire-reconstruire chefs d’œuvre et scies du répertoire populaire (mais pas que) pour en faire éclater les cadres et nous emmener ailleurs ? Au public jeune et debout (ou moins jeune mais nostalgique de ces années où il écoutait ces musiques debout) qui veut reconnaître les mélodies et les grooves de Daft Punkt et autres, mais en les redécouvrant sous un jour nouveau, manière de les réenchanter ? Et j’ai bien vu quelques auditeurs hier dont les réactions étaient celles de fans de la French Touch totalement disponibles aux propositions de Kerecki et ses amis.
Et pourtant, on peut se demander si le groupe n’est pas assis entre deux chaises, avec des formats, des rappels mélodiques et des fins de morceaux un peu étriqués au regard de échappées poétiques que nous laissent entrevoir les découpages du temps constamment repensés par Fabrice Moreau (avec un mélange de grâce spontanée et d’époustouflante précision dans l’intention du placement, de l’effet dynamique, du choix du timbre) et cette espèce de réseau hydraulique que Jozef Dumoulin fait s’écouler du haut de ses claviers (piano, Fender Rhodes, effets multiples) comme autant de ruisselets, retenues d’eau, torrents et rivières.
Où l’on voit, entre les deux chaises, laquelle j’ai choisie. On me souffle que cet entre deux chaises relève d’un manque de producteur à la réalisation du disque “French Touch”. Ce qui, hypothèse à vérifier, est une façon de penser le disque avant le concert. Le marché est aujourd’hui ainsi conçu et l’on remarquera qu’aujourd’hui les orchestres de jazz jouent le plus souvent sous le nom de leur dernier disque. J’ai beau posséder trop de disques pour avoir une quelconque idée de leur quantité, j’ai beau compter parmi mes disques préférés nombre de chefs d’œuvre de la phonographie en studio (des Hot Five au “Bitches Brew”), dans ma vie de jazzfan, le disque sera toujours passé au second plan derrière la musique vivante, une carte souvenir de celle-ci ou une invitation à me rendre au concert (ou à plonger mon imaginaire dans une époque que j’ai pas connu) non pas pour entendre le disque, mais pour entendre la musique se réinventer. Et du précédent programme de Kerecki, “Nouvelle vague”, j’ai oublié le disque mais garde un vif souvenir d’un concert magique à La Dynamo de Pantin (avec un saxophoniste remplaçant également Emile Parisien, Antonin-Tri Hoang). Vision élitiste du jazz critic couvert de services presse et d’invitations au concert ? Je croise dans des clubs et des festivals, une majorité de ces amateurs ayant un rapport similaire au disque et à la scène.
Ainsi, j’imagine la musique de French Touch se liquéfier au fil des concerts, où les bribes mélodiques et les grooves s’enchaineraient, s’emboîteraient les uns dans les autres, s’engendreraient librement au fil de cette grande trame onirique à laquelle nous invitent déjà le clavier, la batterie et les grooves réinventés par la contrebasse. Et où l’on voit plus précisément que la direction que j’espère est celle, réactualisée, qu’emprunta Miles de 1963 à 1974. Une direction au long cours dont, comprenant mon attente à l’issue du concert, Stéphane Kerecki me disait n’être envisageable que sur le long terme et un planning de concerts constant, ce qui ne semble hélas pas le cas de cette “French Touch”. Franck Bergerot
Prochain jeudi de Jazz Magazine : le 27 juin avec le trompettiste japonais Toku et ses amis européens Pierrick Pedron, Giovanni Mirabassi, Laurent Vernerey et André Ceccarelli.