Jazz live
Publié le 29 Sep 2012

Sylvaine Hélary, Kris Davis, Edward Perraud et un long prélude

Des coquilles dans un livre sur Miles Davis, un playdoyer pour la corrida qui poignarde le jazz dans le dos, un formidable concert qui n’en est peut-être pas… mais alors qu’est-ce donc ce que nous ont joué hier au Triton Sylvaine Hélary, Kris Davis et Edward Perraud?


Miles, né dans la nuit ?

Le hasard a voulu que j’aille hier matin, présenter mon abécédaire Miles de A à Z dans la matinale de France Musique le jour anniversaire de la mort de Miles Davis, il y a vingt et un ans, le 28 septembre 1991. Or une faute frappe a voulu que je commence mon livre par un “gros pain” en première page de mon avant-propos qui fait naître Miles Davis le 25 mai 1926, alors que sa fiche d’état civil dans la notice “Davis (la famille Davis)” et la chronologie en annexe du même livre donne la bonne date, le 26. Une coquille qui me poursuit depuis mon premier livre sur Miles, Miles Davis, introduction à l’écoute du jazz moderne (Le Seuil, 1996) où j’avais par bonheur repéré la veille de l’envoi à l’imprimerie la même erreur à la première page du premier chapitre. Depuis, je ne lâche jamais un livre sans avoir fait une relecture pour les dates, ce que j’ai fait pour Miles de A à Z, en oubliant l’avant-propos et sa faute de frappe. En 1996, ce n’est probablement pas une faute de frappe qui m’avait fait écrire le 25, car cette date est très répandue… Allez voir sur le net. Elle remonterait à Leonard Feather comme le confirme mon exemplaire de 1960 de The encyclopedia of Jazz. Finalement, tout ceci n’est pas très grave. Aucun biographe n’ayant enquêté sur son heure de naissance, on peut imaginer qu’il soit né dans la nuit du 25 au 26.


D’un prince à l’autre…

Frédéric Goaty me signale une coquille qui m’ennuie plus : à la notice, Mode, élégance, je cite de mémoire la comparaison que fit Francis Marmande : « entre le Prince de Hombourg et Achille Zavatta ». Or, m’apprend Fred, il ne s’agissait pas du Prince de Hombourg, mais de Lorenzaccio. Je dois probablement cet amalgame à Gérard Philippe qui interpréta les deux rôles et dont je revois la grâce sportive saisie par les photographes de plateau du Palais de Chaillot dans les programmes du TNP qui s’accumulaient chez mes parents à l’époque. Si la boutade de Marmande me réjouit au point d’avoir voulu la rapporter dans mon livre, c’est que j’y avais lu mentalement : « entre Gérard Philippe et Achille Zavatta. » Et surtout, fort peu idôlatre, je ne pouvais pas manquer le rapprochement des accoutrements de Miles avec la figure de Zavatta. Du coup, la semaine dernière, dans le TGV qui me conduisait à Jazz aux écluses, je lus la pièce de Musset. Le hasard voulut que, au cours du même voyage aller vers Rennes, je tombe sur le plaidoyer de Marmande pour la corrida dans le numéro du Mondedu 21 septembre, comme je l’ai déjà raconté dans un précédent blog. La corrida ?! Je n’ai jamais bien compris cette passion du monde du jazz français pour la corrida, de Frank Tenot à Alex Dutilh en passant par Michel Portal. Une question de terroir probablement. Peut-être un petit côté “chasse, pêche et traditions” dont Marmande se défend. C’est bien le seul argument que je puisse entendre et qui me retiennent encore de signer avec les protestataires.


Vaches, lapins, cochons…

Marmande s’interroge sur le nouveau regard porté par notre époque sur les animaux et fait état de son enfance à la campagne. Vivant avec une compagne qui parle couramment le chat et le chien, et baragouine le lapin et autres mots d’oiseaux, en un monde où la nourriture carnée paraît condamnée à plus ou moins longue échéance si l’on veut nourrir l’Humanité, moi aussi je m’interroge. Interdira-t-on un jour l’usage de la tapette à mouches, voire du sécateur ? N’ayant pas trouvé une édition du Prince de Hombourg pour mon retour sur Paris, je consacrai ces deux nouvelles heures de train à écrire sur mes souvenirs de vacances à la ferme. Ça change du jazz. Ma plume est pauvre, raide, lente et laborieuse. Un peu d’assouplissement hors sujet ne peut lui faire de mal. J’évoquai la brune des Alpes (Marmande préfère la blonde d’Aquitaine), la veuve du canard, le barbarie violeur d’oies, le jars qui était une oie femelle, le vol du colvert sans tête, l’égorgement du poulet, la peur du sang et la honte de la chemise à trou, Lina dans les cassis sous l’œil du mulet, l’achèvement du troglodyte mignon abandonné plus mort que vif par la gentille chatte après un joyeuse partie de “pelote basque”, l’Ane culotte et le domaine de Cyprien, le coup du lapin sur une petite route de campagne, la nuit du blaireau et le jour du cochon. « Rituel fantastique » dit Marmande du jour du cochon. J’ai vécu ce rituel à pleines mains, du sang rouge cinglant la bassine comme une cymbale à la blancheur maternelle du gras sous la couenne que Cheminot ouvrait comme une fermeture éclair, le meurtre accompli. Meurtre terrible. Le cri du cochon est quasi humain. Mais Cheminot l’exécutait d’une main sûre. On ne jouait pas avec le cochon. On joue avec le taureau et ça dure… Comme dans ces scènes de cours d’immeubles ou de récréation où le souffre-douleur est houspillé, “travaillé” pour l’affrontement final avec le chef. Ceux qui savaient se défendre avec bravoure et force “coups de corne”, payaient le prix de leur intégration éventuelle au groupe, bientôt invités à s’acharner sur une prochaine victime. Les plus dignes la refusait et restaient parias, tout comme les plus faibles, définitivement blessés. Jeux du cirque, la cambrure du torero en plus, Achille Zavatta plutôt que Lorenzaccio. Je dois avouer que les seules corridas auxquelles j’ai assisté autrement qu’à l’écran, furent les parodies qu’en faisaient les clowns de mon enfance.


Et le jazz…

Et le jazz dans tout ça ? Marmande nous le compare aux arènes qui sont à ses yeux « un lieu d’exaltation, de socialité, de générosité, de croisement des classes sociales, des âges, un lieu de retrouvailles que je ne retrouve plus, c’est peu de le dire, au théâtre, à l’opéra, ni même dans les clubs de jazz. Je sais qu’elle répond désormais aux lois du spectacle et de la marchandise. »

Le Monde et ses deux spécialistes du jazz. Sylvain Siclier nous avait déjà fait comprendre qu’il préférait de loin Patrick Bruel et Mylène Farmer. Et voilà que Francis Marmande s’ennuie dans les clubs de jazz. Quand on s’ennuie, on s’en va. On ne dégoûte pas les autres. Je n’ai pas compris quel était le sujet de ce « elle répond » [coquille de secrétariat ou de transfert sur le site du Monde où je retrouve cette citation], mais si ce sont les clubs de jazz qui « répondent désormais aux lois du spectacle et de la marchandise » (plus que le Grand Terrace de Chicago, le Savoy Ballroom de Harlem et les Three Deuces de la 52ème rue) que dire des grands festivals qui sont les vitrines privilégiées du Monde sur la scène du jazz. Dans un blog précédent, j’interrogeais : « Qui ? Quoi ? Où ? Co
mment ? » Quels clubs ? Qu’appellent-on un club ? Sachant que, dans l’imaginaire du grand public, condamner globalement les clubs, c’est condamner aussi la totalité de ces petits lieux qui, à l’écart de la rue des Lombards, font que le jazz ne répond pas exclusivement « aux lois du spectacle et de la marchandise. »

 

Nuages

J’ai dédié mon Miles de A à Z à mon ami Jean-Pierre Lion, qui scrutait admirablement l’histoire du jazz, et au jazz vivant… parce qu’il est vivant, même si son nom aujourd’hui nous donne bien de l’embarras (c’était déjà vrai en 1917). Et je quitterai Marmande en paraphrasant sa déclaration d’amour à la corrida : « On ne m’a souvent demandé pourquoi j’aimais le jazz, jamais on ne me demande pourquoi j’aime les nuages. » Tout le monde aime les nuages, mais le jazz qui l’aimerait alors que les médias tendent à le cacher toujours un peu plus. Hier, il n’y avait pas moins de trois concerts qui m’attiraient dans les clubs… j’appelle ainsi ces lieux qui ont en commun avec le Café Society et le Famous Door, la proximité du geste musical. Soit au Duc des Lombards le quintette de Sophie Alour, à la péniche L’Improviste le duo de Matthew Bourne et Laurent Dehors, au Triton des Lilas le trio de Kris Davis, Sylvaine Hélary et Edward Perraud. J’ai opté pour cette dernière solution.


Un Concert

 

Le Triton, Les Lilas (93), le 28 septembre 2012.

Sylvaine Hélary (piccolo, flûte en do, flûte en sol, flûte basse), Kris Davis (piano), Edward Perraud (batterie).

 

Voici plusieurs années que je lis le nom de Kris Davis fugitivement mais périodiquement inscrit à aux pages agenda de Jazzmag, que j’entends son piano sur le catalogue Fresh Sound New Talent ou Clean Feed, que ce piano et ses choix de pratiques et de partenaires m’interpellent : Jeff Davis, Tony Malaby, Eivind Opsvik, Tom Rainey, Mat Maneri, le trio avec Ingrid Laubrock et Tyshawn Sorey que j’ai manqué à la Dynamo, aujourd’hui Edward Perraud et Sylvaine Hélary. Sylvaine Hélary justement que je ne connais qu’à travers un intriguant disque en trio avec Antonin Rayon, Emmanuel Scarpa et…  Virginia Wolf. Quant à Edward Perraud, je commence à le connaître et déjà son seul nom fait usage de clefs des songes.

J’évoquais plus haut l’embarras du mot jazz. Certains voudraient s’en débarrasser, d’autres en écarter ce que s’apprêtent à nous faire entendre ces trois-là. Le mot jazz, j’y tiens. Le jour où il n’existera plus, ceux qui l’ont dénigré pourront toujours pleurer de ne plus trouver de rubrique ou de festivals pour les accueillir. Et pourtant moi, le jazz critic, je fais quoi face à la musique de ce trio ? Le monde est imparfait. Le secret d’une chronique de jazz : partir du batteur « discret mais efficace », puis décliner en jouant sur les synonymes, en glissant sur les paramètres, en filant les métaphores. Nommer en plus quelques standards, repérer les grilles cachées, identifier le blues, établir des filiations… 

 

Mais là !? Sur quoi jouent-ils ? De quoi partent-ils ? Je ne le sais pas. Néanmoins, ils n’ont pas joué trois notes qu’ils m’ont embarqué, saisi dans la trame de « leur son », avec d’abord quelque chose qui m’intrigue, qui donne envie de me lever et d’aller voir dans le piano. Piano préparé ? D’où vient cette impression de micro-tonalité ? De la façon qu’a Kris Davis de creuser l’harmonie sur le piano (on pense tout à la fois à Paul Bley et à Ligeti), d’en éveiller les harmoniques et de jouer sur les enharmonies ? De la manière dont la flûte ou les cymbales (frappées, grincées, caressées d’un archet) se frottent au piano ?

 

Ce qui est impressionnant, c’est ce sentiment de liberté individuelle de chacun dans un contexte de permanente interaction et de jeu collectif aboutissant moins à l’éclatement qu’à une formidable cohésion. « Comment avez-vous préparé ce concert ? », demandai-je à Edward Perraud à l’entracte. « On s’est vu une demie heure dans l’après-midi. » Au moins deux partitions se font jour au cours du concert, l’une comme l’aboutissement d’un long parcours totalement improvisé dont, avec ses tuttis, ses homophonies, ses contrepoints et l’irruption d’un semblant de cycle et d’attendu, elle constitue comme la résolution. Le reste du temps, je soupçonne un réservoir d’intervalles et de figures rythmiques pas nécessairement mises en commun, mais dont chacun s’est au moins fait un petit nécessaire avant le concert afin de prendre l’initiative sans hésiter et de pouvoir rallier les deux autres comparses. Sans hésite. Pas à un moment cette musique n’hésite. Nous non plus.

 

La pianiste est impressionnante dans la précision de son geste, la logique de son cheminement qui progresse sans heurt, comme on dévide une bobine, mais non sans surprise pour l’auditeur. Et l’on s’imagine parfois chez Bartok, celui d’En plein air, ou l’on croit reconnaître soudain un Cecil Taylor affranchi de son cliché fondateur, puis – mais alors très fugitivement, comme si ça lui avait échappé – le Corea des “Piano Improvisations”. Si Sylvaine Hélary joue plus sur le timbre, avec un contrôle époustouflant des différentes flûtes qui se succèdent sous ses lèvres et une belle palette empruntée à ses confrères de la musique contemporaine, on n’en est pas moins admiratif de ce vocabulaire mélodique qui lui permet de naviguer dans ce tout chromatique sans pulsation avec le naturel d’un bopper, la nécessité du remplissage en moins. Et Edward Perraud nous scotche par sa capacité à entrer dans ces constructions instantanées par une solidarité harmo-mélodique au-delà d’un simple jeu de percussionniste sur la répartition rythmique, l’intensité des volumes et les couleurs timbrales. Et un humour vrai, qui n’est ni parodie, ni sarcasme, mais simple sourire et tendresse sur la vie en train de se faire Alors certes, on n’est plus dans le jazz, Sylvaine Hélary étant celle qui s’y sent sûrement le moins chez elle, dans la mesure où Kris Davis, elle, est passée par New York, la génération “Fresh Sound New Talent” et l’enseignement de Jim McNeely (en marge d’études en composition classique et d’études pianistiques avec Benoît Delbecq). Mais il y a là un élan dans la prise d’initiative qui est de notre domaine et qu’il nous appartient de défendre. 


Franck Bergerot

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Des coquilles dans un livre sur Miles Davis, un playdoyer pour la corrida qui poignarde le jazz dans le dos, un formidable concert qui n’en est peut-être pas… mais alors qu’est-ce donc ce que nous ont joué hier au Triton Sylvaine Hélary, Kris Davis et Edward Perraud?


Miles, né dans la nuit ?

Le hasard a voulu que j’aille hier matin, présenter mon abécédaire Miles de A à Z dans la matinale de France Musique le jour anniversaire de la mort de Miles Davis, il y a vingt et un ans, le 28 septembre 1991. Or une faute frappe a voulu que je commence mon livre par un “gros pain” en première page de mon avant-propos qui fait naître Miles Davis le 25 mai 1926, alors que sa fiche d’état civil dans la notice “Davis (la famille Davis)” et la chronologie en annexe du même livre donne la bonne date, le 26. Une coquille qui me poursuit depuis mon premier livre sur Miles, Miles Davis, introduction à l’écoute du jazz moderne (Le Seuil, 1996) où j’avais par bonheur repéré la veille de l’envoi à l’imprimerie la même erreur à la première page du premier chapitre. Depuis, je ne lâche jamais un livre sans avoir fait une relecture pour les dates, ce que j’ai fait pour Miles de A à Z, en oubliant l’avant-propos et sa faute de frappe. En 1996, ce n’est probablement pas une faute de frappe qui m’avait fait écrire le 25, car cette date est très répandue… Allez voir sur le net. Elle remonterait à Leonard Feather comme le confirme mon exemplaire de 1960 de The encyclopedia of Jazz. Finalement, tout ceci n’est pas très grave. Aucun biographe n’ayant enquêté sur son heure de naissance, on peut imaginer qu’il soit né dans la nuit du 25 au 26.


D’un prince à l’autre…

Frédéric Goaty me signale une coquille qui m’ennuie plus : à la notice, Mode, élégance, je cite de mémoire la comparaison que fit Francis Marmande : « entre le Prince de Hombourg et Achille Zavatta ». Or, m’apprend Fred, il ne s’agissait pas du Prince de Hombourg, mais de Lorenzaccio. Je dois probablement cet amalgame à Gérard Philippe qui interpréta les deux rôles et dont je revois la grâce sportive saisie par les photographes de plateau du Palais de Chaillot dans les programmes du TNP qui s’accumulaient chez mes parents à l’époque. Si la boutade de Marmande me réjouit au point d’avoir voulu la rapporter dans mon livre, c’est que j’y avais lu mentalement : « entre Gérard Philippe et Achille Zavatta. » Et surtout, fort peu idôlatre, je ne pouvais pas manquer le rapprochement des accoutrements de Miles avec la figure de Zavatta. Du coup, la semaine dernière, dans le TGV qui me conduisait à Jazz aux écluses, je lus la pièce de Musset. Le hasard voulut que, au cours du même voyage aller vers Rennes, je tombe sur le plaidoyer de Marmande pour la corrida dans le numéro du Mondedu 21 septembre, comme je l’ai déjà raconté dans un précédent blog. La corrida ?! Je n’ai jamais bien compris cette passion du monde du jazz français pour la corrida, de Frank Tenot à Alex Dutilh en passant par Michel Portal. Une question de terroir probablement. Peut-être un petit côté “chasse, pêche et traditions” dont Marmande se défend. C’est bien le seul argument que je puisse entendre et qui me retiennent encore de signer avec les protestataires.


Vaches, lapins, cochons…

Marmande s’interroge sur le nouveau regard porté par notre époque sur les animaux et fait état de son enfance à la campagne. Vivant avec une compagne qui parle couramment le chat et le chien, et baragouine le lapin et autres mots d’oiseaux, en un monde où la nourriture carnée paraît condamnée à plus ou moins longue échéance si l’on veut nourrir l’Humanité, moi aussi je m’interroge. Interdira-t-on un jour l’usage de la tapette à mouches, voire du sécateur ? N’ayant pas trouvé une édition du Prince de Hombourg pour mon retour sur Paris, je consacrai ces deux nouvelles heures de train à écrire sur mes souvenirs de vacances à la ferme. Ça change du jazz. Ma plume est pauvre, raide, lente et laborieuse. Un peu d’assouplissement hors sujet ne peut lui faire de mal. J’évoquai la brune des Alpes (Marmande préfère la blonde d’Aquitaine), la veuve du canard, le barbarie violeur d’oies, le jars qui était une oie femelle, le vol du colvert sans tête, l’égorgement du poulet, la peur du sang et la honte de la chemise à trou, Lina dans les cassis sous l’œil du mulet, l’achèvement du troglodyte mignon abandonné plus mort que vif par la gentille chatte après un joyeuse partie de “pelote basque”, l’Ane culotte et le domaine de Cyprien, le coup du lapin sur une petite route de campagne, la nuit du blaireau et le jour du cochon. « Rituel fantastique » dit Marmande du jour du cochon. J’ai vécu ce rituel à pleines mains, du sang rouge cinglant la bassine comme une cymbale à la blancheur maternelle du gras sous la couenne que Cheminot ouvrait comme une fermeture éclair, le meurtre accompli. Meurtre terrible. Le cri du cochon est quasi humain. Mais Cheminot l’exécutait d’une main sûre. On ne jouait pas avec le cochon. On joue avec le taureau et ça dure… Comme dans ces scènes de cours d’immeubles ou de récréation où le souffre-douleur est houspillé, “travaillé” pour l’affrontement final avec le chef. Ceux qui savaient se défendre avec bravoure et force “coups de corne”, payaient le prix de leur intégration éventuelle au groupe, bientôt invités à s’acharner sur une prochaine victime. Les plus dignes la refusait et restaient parias, tout comme les plus faibles, définitivement blessés. Jeux du cirque, la cambrure du torero en plus, Achille Zavatta plutôt que Lorenzaccio. Je dois avouer que les seules corridas auxquelles j’ai assisté autrement qu’à l’écran, furent les parodies qu’en faisaient les clowns de mon enfance.


Et le jazz…

Et le jazz dans tout ça ? Marmande nous le compare aux arènes qui sont à ses yeux « un lieu d’exaltation, de socialité, de générosité, de croisement des classes sociales, des âges, un lieu de retrouvailles que je ne retrouve plus, c’est peu de le dire, au théâtre, à l’opéra, ni même dans les clubs de jazz. Je sais qu’elle répond désormais aux lois du spectacle et de la marchandise. »

Le Monde et ses deux spécialistes du jazz. Sylvain Siclier nous avait déjà fait comprendre qu’il préférait de loin Patrick Bruel et Mylène Farmer. Et voilà que Francis Marmande s’ennuie dans les clubs de jazz. Quand on s’ennuie, on s’en va. On ne dégoûte pas les autres. Je n’ai pas compris quel était le sujet de ce « elle répond » [coquille de secrétariat ou de transfert sur le site du Monde où je retrouve cette citation], mais si ce sont les clubs de jazz qui « répondent désormais aux lois du spectacle et de la marchandise » (plus que le Grand Terrace de Chicago, le Savoy Ballroom de Harlem et les Three Deuces de la 52ème rue) que dire des grands festivals qui sont les vitrines privilégiées du Monde sur la scène du jazz. Dans un blog précédent, j’interrogeais : « Qui ? Quoi ? Où ? Co
mment ? » Quels clubs ? Qu’appellent-on un club ? Sachant que, dans l’imaginaire du grand public, condamner globalement les clubs, c’est condamner aussi la totalité de ces petits lieux qui, à l’écart de la rue des Lombards, font que le jazz ne répond pas exclusivement « aux lois du spectacle et de la marchandise. »

 

Nuages

J’ai dédié mon Miles de A à Z à mon ami Jean-Pierre Lion, qui scrutait admirablement l’histoire du jazz, et au jazz vivant… parce qu’il est vivant, même si son nom aujourd’hui nous donne bien de l’embarras (c’était déjà vrai en 1917). Et je quitterai Marmande en paraphrasant sa déclaration d’amour à la corrida : « On ne m’a souvent demandé pourquoi j’aimais le jazz, jamais on ne me demande pourquoi j’aime les nuages. » Tout le monde aime les nuages, mais le jazz qui l’aimerait alors que les médias tendent à le cacher toujours un peu plus. Hier, il n’y avait pas moins de trois concerts qui m’attiraient dans les clubs… j’appelle ainsi ces lieux qui ont en commun avec le Café Society et le Famous Door, la proximité du geste musical. Soit au Duc des Lombards le quintette de Sophie Alour, à la péniche L’Improviste le duo de Matthew Bourne et Laurent Dehors, au Triton des Lilas le trio de Kris Davis, Sylvaine Hélary et Edward Perraud. J’ai opté pour cette dernière solution.


Un Concert

 

Le Triton, Les Lilas (93), le 28 septembre 2012.

Sylvaine Hélary (piccolo, flûte en do, flûte en sol, flûte basse), Kris Davis (piano), Edward Perraud (batterie).

 

Voici plusieurs années que je lis le nom de Kris Davis fugitivement mais périodiquement inscrit à aux pages agenda de Jazzmag, que j’entends son piano sur le catalogue Fresh Sound New Talent ou Clean Feed, que ce piano et ses choix de pratiques et de partenaires m’interpellent : Jeff Davis, Tony Malaby, Eivind Opsvik, Tom Rainey, Mat Maneri, le trio avec Ingrid Laubrock et Tyshawn Sorey que j’ai manqué à la Dynamo, aujourd’hui Edward Perraud et Sylvaine Hélary. Sylvaine Hélary justement que je ne connais qu’à travers un intriguant disque en trio avec Antonin Rayon, Emmanuel Scarpa et…  Virginia Wolf. Quant à Edward Perraud, je commence à le connaître et déjà son seul nom fait usage de clefs des songes.

J’évoquais plus haut l’embarras du mot jazz. Certains voudraient s’en débarrasser, d’autres en écarter ce que s’apprêtent à nous faire entendre ces trois-là. Le mot jazz, j’y tiens. Le jour où il n’existera plus, ceux qui l’ont dénigré pourront toujours pleurer de ne plus trouver de rubrique ou de festivals pour les accueillir. Et pourtant moi, le jazz critic, je fais quoi face à la musique de ce trio ? Le monde est imparfait. Le secret d’une chronique de jazz : partir du batteur « discret mais efficace », puis décliner en jouant sur les synonymes, en glissant sur les paramètres, en filant les métaphores. Nommer en plus quelques standards, repérer les grilles cachées, identifier le blues, établir des filiations… 

 

Mais là !? Sur quoi jouent-ils ? De quoi partent-ils ? Je ne le sais pas. Néanmoins, ils n’ont pas joué trois notes qu’ils m’ont embarqué, saisi dans la trame de « leur son », avec d’abord quelque chose qui m’intrigue, qui donne envie de me lever et d’aller voir dans le piano. Piano préparé ? D’où vient cette impression de micro-tonalité ? De la façon qu’a Kris Davis de creuser l’harmonie sur le piano (on pense tout à la fois à Paul Bley et à Ligeti), d’en éveiller les harmoniques et de jouer sur les enharmonies ? De la manière dont la flûte ou les cymbales (frappées, grincées, caressées d’un archet) se frottent au piano ?

 

Ce qui est impressionnant, c’est ce sentiment de liberté individuelle de chacun dans un contexte de permanente interaction et de jeu collectif aboutissant moins à l’éclatement qu’à une formidable cohésion. « Comment avez-vous préparé ce concert ? », demandai-je à Edward Perraud à l’entracte. « On s’est vu une demie heure dans l’après-midi. » Au moins deux partitions se font jour au cours du concert, l’une comme l’aboutissement d’un long parcours totalement improvisé dont, avec ses tuttis, ses homophonies, ses contrepoints et l’irruption d’un semblant de cycle et d’attendu, elle constitue comme la résolution. Le reste du temps, je soupçonne un réservoir d’intervalles et de figures rythmiques pas nécessairement mises en commun, mais dont chacun s’est au moins fait un petit nécessaire avant le concert afin de prendre l’initiative sans hésiter et de pouvoir rallier les deux autres comparses. Sans hésite. Pas à un moment cette musique n’hésite. Nous non plus.

 

La pianiste est impressionnante dans la précision de son geste, la logique de son cheminement qui progresse sans heurt, comme on dévide une bobine, mais non sans surprise pour l’auditeur. Et l’on s’imagine parfois chez Bartok, celui d’En plein air, ou l’on croit reconnaître soudain un Cecil Taylor affranchi de son cliché fondateur, puis – mais alors très fugitivement, comme si ça lui avait échappé – le Corea des “Piano Improvisations”. Si Sylvaine Hélary joue plus sur le timbre, avec un contrôle époustouflant des différentes flûtes qui se succèdent sous ses lèvres et une belle palette empruntée à ses confrères de la musique contemporaine, on n’en est pas moins admiratif de ce vocabulaire mélodique qui lui permet de naviguer dans ce tout chromatique sans pulsation avec le naturel d’un bopper, la nécessité du remplissage en moins. Et Edward Perraud nous scotche par sa capacité à entrer dans ces constructions instantanées par une solidarité harmo-mélodique au-delà d’un simple jeu de percussionniste sur la répartition rythmique, l’intensité des volumes et les couleurs timbrales. Et un humour vrai, qui n’est ni parodie, ni sarcasme, mais simple sourire et tendresse sur la vie en train de se faire Alors certes, on n’est plus dans le jazz, Sylvaine Hélary étant celle qui s’y sent sûrement le moins chez elle, dans la mesure où Kris Davis, elle, est passée par New York, la génération “Fresh Sound New Talent” et l’enseignement de Jim McNeely (en marge d’études en composition classique et d’études pianistiques avec Benoît Delbecq). Mais il y a là un élan dans la prise d’initiative qui est de notre domaine et qu’il nous appartient de défendre. 


Franck Bergerot

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Des coquilles dans un livre sur Miles Davis, un playdoyer pour la corrida qui poignarde le jazz dans le dos, un formidable concert qui n’en est peut-être pas… mais alors qu’est-ce donc ce que nous ont joué hier au Triton Sylvaine Hélary, Kris Davis et Edward Perraud?


Miles, né dans la nuit ?

Le hasard a voulu que j’aille hier matin, présenter mon abécédaire Miles de A à Z dans la matinale de France Musique le jour anniversaire de la mort de Miles Davis, il y a vingt et un ans, le 28 septembre 1991. Or une faute frappe a voulu que je commence mon livre par un “gros pain” en première page de mon avant-propos qui fait naître Miles Davis le 25 mai 1926, alors que sa fiche d’état civil dans la notice “Davis (la famille Davis)” et la chronologie en annexe du même livre donne la bonne date, le 26. Une coquille qui me poursuit depuis mon premier livre sur Miles, Miles Davis, introduction à l’écoute du jazz moderne (Le Seuil, 1996) où j’avais par bonheur repéré la veille de l’envoi à l’imprimerie la même erreur à la première page du premier chapitre. Depuis, je ne lâche jamais un livre sans avoir fait une relecture pour les dates, ce que j’ai fait pour Miles de A à Z, en oubliant l’avant-propos et sa faute de frappe. En 1996, ce n’est probablement pas une faute de frappe qui m’avait fait écrire le 25, car cette date est très répandue… Allez voir sur le net. Elle remonterait à Leonard Feather comme le confirme mon exemplaire de 1960 de The encyclopedia of Jazz. Finalement, tout ceci n’est pas très grave. Aucun biographe n’ayant enquêté sur son heure de naissance, on peut imaginer qu’il soit né dans la nuit du 25 au 26.


D’un prince à l’autre…

Frédéric Goaty me signale une coquille qui m’ennuie plus : à la notice, Mode, élégance, je cite de mémoire la comparaison que fit Francis Marmande : « entre le Prince de Hombourg et Achille Zavatta ». Or, m’apprend Fred, il ne s’agissait pas du Prince de Hombourg, mais de Lorenzaccio. Je dois probablement cet amalgame à Gérard Philippe qui interpréta les deux rôles et dont je revois la grâce sportive saisie par les photographes de plateau du Palais de Chaillot dans les programmes du TNP qui s’accumulaient chez mes parents à l’époque. Si la boutade de Marmande me réjouit au point d’avoir voulu la rapporter dans mon livre, c’est que j’y avais lu mentalement : « entre Gérard Philippe et Achille Zavatta. » Et surtout, fort peu idôlatre, je ne pouvais pas manquer le rapprochement des accoutrements de Miles avec la figure de Zavatta. Du coup, la semaine dernière, dans le TGV qui me conduisait à Jazz aux écluses, je lus la pièce de Musset. Le hasard voulut que, au cours du même voyage aller vers Rennes, je tombe sur le plaidoyer de Marmande pour la corrida dans le numéro du Mondedu 21 septembre, comme je l’ai déjà raconté dans un précédent blog. La corrida ?! Je n’ai jamais bien compris cette passion du monde du jazz français pour la corrida, de Frank Tenot à Alex Dutilh en passant par Michel Portal. Une question de terroir probablement. Peut-être un petit côté “chasse, pêche et traditions” dont Marmande se défend. C’est bien le seul argument que je puisse entendre et qui me retiennent encore de signer avec les protestataires.


Vaches, lapins, cochons…

Marmande s’interroge sur le nouveau regard porté par notre époque sur les animaux et fait état de son enfance à la campagne. Vivant avec une compagne qui parle couramment le chat et le chien, et baragouine le lapin et autres mots d’oiseaux, en un monde où la nourriture carnée paraît condamnée à plus ou moins longue échéance si l’on veut nourrir l’Humanité, moi aussi je m’interroge. Interdira-t-on un jour l’usage de la tapette à mouches, voire du sécateur ? N’ayant pas trouvé une édition du Prince de Hombourg pour mon retour sur Paris, je consacrai ces deux nouvelles heures de train à écrire sur mes souvenirs de vacances à la ferme. Ça change du jazz. Ma plume est pauvre, raide, lente et laborieuse. Un peu d’assouplissement hors sujet ne peut lui faire de mal. J’évoquai la brune des Alpes (Marmande préfère la blonde d’Aquitaine), la veuve du canard, le barbarie violeur d’oies, le jars qui était une oie femelle, le vol du colvert sans tête, l’égorgement du poulet, la peur du sang et la honte de la chemise à trou, Lina dans les cassis sous l’œil du mulet, l’achèvement du troglodyte mignon abandonné plus mort que vif par la gentille chatte après un joyeuse partie de “pelote basque”, l’Ane culotte et le domaine de Cyprien, le coup du lapin sur une petite route de campagne, la nuit du blaireau et le jour du cochon. « Rituel fantastique » dit Marmande du jour du cochon. J’ai vécu ce rituel à pleines mains, du sang rouge cinglant la bassine comme une cymbale à la blancheur maternelle du gras sous la couenne que Cheminot ouvrait comme une fermeture éclair, le meurtre accompli. Meurtre terrible. Le cri du cochon est quasi humain. Mais Cheminot l’exécutait d’une main sûre. On ne jouait pas avec le cochon. On joue avec le taureau et ça dure… Comme dans ces scènes de cours d’immeubles ou de récréation où le souffre-douleur est houspillé, “travaillé” pour l’affrontement final avec le chef. Ceux qui savaient se défendre avec bravoure et force “coups de corne”, payaient le prix de leur intégration éventuelle au groupe, bientôt invités à s’acharner sur une prochaine victime. Les plus dignes la refusait et restaient parias, tout comme les plus faibles, définitivement blessés. Jeux du cirque, la cambrure du torero en plus, Achille Zavatta plutôt que Lorenzaccio. Je dois avouer que les seules corridas auxquelles j’ai assisté autrement qu’à l’écran, furent les parodies qu’en faisaient les clowns de mon enfance.


Et le jazz…

Et le jazz dans tout ça ? Marmande nous le compare aux arènes qui sont à ses yeux « un lieu d’exaltation, de socialité, de générosité, de croisement des classes sociales, des âges, un lieu de retrouvailles que je ne retrouve plus, c’est peu de le dire, au théâtre, à l’opéra, ni même dans les clubs de jazz. Je sais qu’elle répond désormais aux lois du spectacle et de la marchandise. »

Le Monde et ses deux spécialistes du jazz. Sylvain Siclier nous avait déjà fait comprendre qu’il préférait de loin Patrick Bruel et Mylène Farmer. Et voilà que Francis Marmande s’ennuie dans les clubs de jazz. Quand on s’ennuie, on s’en va. On ne dégoûte pas les autres. Je n’ai pas compris quel était le sujet de ce « elle répond » [coquille de secrétariat ou de transfert sur le site du Monde où je retrouve cette citation], mais si ce sont les clubs de jazz qui « répondent désormais aux lois du spectacle et de la marchandise » (plus que le Grand Terrace de Chicago, le Savoy Ballroom de Harlem et les Three Deuces de la 52ème rue) que dire des grands festivals qui sont les vitrines privilégiées du Monde sur la scène du jazz. Dans un blog précédent, j’interrogeais : « Qui ? Quoi ? Où ? Co
mment ? » Quels clubs ? Qu’appellent-on un club ? Sachant que, dans l’imaginaire du grand public, condamner globalement les clubs, c’est condamner aussi la totalité de ces petits lieux qui, à l’écart de la rue des Lombards, font que le jazz ne répond pas exclusivement « aux lois du spectacle et de la marchandise. »

 

Nuages

J’ai dédié mon Miles de A à Z à mon ami Jean-Pierre Lion, qui scrutait admirablement l’histoire du jazz, et au jazz vivant… parce qu’il est vivant, même si son nom aujourd’hui nous donne bien de l’embarras (c’était déjà vrai en 1917). Et je quitterai Marmande en paraphrasant sa déclaration d’amour à la corrida : « On ne m’a souvent demandé pourquoi j’aimais le jazz, jamais on ne me demande pourquoi j’aime les nuages. » Tout le monde aime les nuages, mais le jazz qui l’aimerait alors que les médias tendent à le cacher toujours un peu plus. Hier, il n’y avait pas moins de trois concerts qui m’attiraient dans les clubs… j’appelle ainsi ces lieux qui ont en commun avec le Café Society et le Famous Door, la proximité du geste musical. Soit au Duc des Lombards le quintette de Sophie Alour, à la péniche L’Improviste le duo de Matthew Bourne et Laurent Dehors, au Triton des Lilas le trio de Kris Davis, Sylvaine Hélary et Edward Perraud. J’ai opté pour cette dernière solution.


Un Concert

 

Le Triton, Les Lilas (93), le 28 septembre 2012.

Sylvaine Hélary (piccolo, flûte en do, flûte en sol, flûte basse), Kris Davis (piano), Edward Perraud (batterie).

 

Voici plusieurs années que je lis le nom de Kris Davis fugitivement mais périodiquement inscrit à aux pages agenda de Jazzmag, que j’entends son piano sur le catalogue Fresh Sound New Talent ou Clean Feed, que ce piano et ses choix de pratiques et de partenaires m’interpellent : Jeff Davis, Tony Malaby, Eivind Opsvik, Tom Rainey, Mat Maneri, le trio avec Ingrid Laubrock et Tyshawn Sorey que j’ai manqué à la Dynamo, aujourd’hui Edward Perraud et Sylvaine Hélary. Sylvaine Hélary justement que je ne connais qu’à travers un intriguant disque en trio avec Antonin Rayon, Emmanuel Scarpa et…  Virginia Wolf. Quant à Edward Perraud, je commence à le connaître et déjà son seul nom fait usage de clefs des songes.

J’évoquais plus haut l’embarras du mot jazz. Certains voudraient s’en débarrasser, d’autres en écarter ce que s’apprêtent à nous faire entendre ces trois-là. Le mot jazz, j’y tiens. Le jour où il n’existera plus, ceux qui l’ont dénigré pourront toujours pleurer de ne plus trouver de rubrique ou de festivals pour les accueillir. Et pourtant moi, le jazz critic, je fais quoi face à la musique de ce trio ? Le monde est imparfait. Le secret d’une chronique de jazz : partir du batteur « discret mais efficace », puis décliner en jouant sur les synonymes, en glissant sur les paramètres, en filant les métaphores. Nommer en plus quelques standards, repérer les grilles cachées, identifier le blues, établir des filiations… 

 

Mais là !? Sur quoi jouent-ils ? De quoi partent-ils ? Je ne le sais pas. Néanmoins, ils n’ont pas joué trois notes qu’ils m’ont embarqué, saisi dans la trame de « leur son », avec d’abord quelque chose qui m’intrigue, qui donne envie de me lever et d’aller voir dans le piano. Piano préparé ? D’où vient cette impression de micro-tonalité ? De la façon qu’a Kris Davis de creuser l’harmonie sur le piano (on pense tout à la fois à Paul Bley et à Ligeti), d’en éveiller les harmoniques et de jouer sur les enharmonies ? De la manière dont la flûte ou les cymbales (frappées, grincées, caressées d’un archet) se frottent au piano ?

 

Ce qui est impressionnant, c’est ce sentiment de liberté individuelle de chacun dans un contexte de permanente interaction et de jeu collectif aboutissant moins à l’éclatement qu’à une formidable cohésion. « Comment avez-vous préparé ce concert ? », demandai-je à Edward Perraud à l’entracte. « On s’est vu une demie heure dans l’après-midi. » Au moins deux partitions se font jour au cours du concert, l’une comme l’aboutissement d’un long parcours totalement improvisé dont, avec ses tuttis, ses homophonies, ses contrepoints et l’irruption d’un semblant de cycle et d’attendu, elle constitue comme la résolution. Le reste du temps, je soupçonne un réservoir d’intervalles et de figures rythmiques pas nécessairement mises en commun, mais dont chacun s’est au moins fait un petit nécessaire avant le concert afin de prendre l’initiative sans hésiter et de pouvoir rallier les deux autres comparses. Sans hésite. Pas à un moment cette musique n’hésite. Nous non plus.

 

La pianiste est impressionnante dans la précision de son geste, la logique de son cheminement qui progresse sans heurt, comme on dévide une bobine, mais non sans surprise pour l’auditeur. Et l’on s’imagine parfois chez Bartok, celui d’En plein air, ou l’on croit reconnaître soudain un Cecil Taylor affranchi de son cliché fondateur, puis – mais alors très fugitivement, comme si ça lui avait échappé – le Corea des “Piano Improvisations”. Si Sylvaine Hélary joue plus sur le timbre, avec un contrôle époustouflant des différentes flûtes qui se succèdent sous ses lèvres et une belle palette empruntée à ses confrères de la musique contemporaine, on n’en est pas moins admiratif de ce vocabulaire mélodique qui lui permet de naviguer dans ce tout chromatique sans pulsation avec le naturel d’un bopper, la nécessité du remplissage en moins. Et Edward Perraud nous scotche par sa capacité à entrer dans ces constructions instantanées par une solidarité harmo-mélodique au-delà d’un simple jeu de percussionniste sur la répartition rythmique, l’intensité des volumes et les couleurs timbrales. Et un humour vrai, qui n’est ni parodie, ni sarcasme, mais simple sourire et tendresse sur la vie en train de se faire Alors certes, on n’est plus dans le jazz, Sylvaine Hélary étant celle qui s’y sent sûrement le moins chez elle, dans la mesure où Kris Davis, elle, est passée par New York, la génération “Fresh Sound New Talent” et l’enseignement de Jim McNeely (en marge d’études en composition classique et d’études pianistiques avec Benoît Delbecq). Mais il y a là un élan dans la prise d’initiative qui est de notre domaine et qu’il nous appartient de défendre. 


Franck Bergerot

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Des coquilles dans un livre sur Miles Davis, un playdoyer pour la corrida qui poignarde le jazz dans le dos, un formidable concert qui n’en est peut-être pas… mais alors qu’est-ce donc ce que nous ont joué hier au Triton Sylvaine Hélary, Kris Davis et Edward Perraud?


Miles, né dans la nuit ?

Le hasard a voulu que j’aille hier matin, présenter mon abécédaire Miles de A à Z dans la matinale de France Musique le jour anniversaire de la mort de Miles Davis, il y a vingt et un ans, le 28 septembre 1991. Or une faute frappe a voulu que je commence mon livre par un “gros pain” en première page de mon avant-propos qui fait naître Miles Davis le 25 mai 1926, alors que sa fiche d’état civil dans la notice “Davis (la famille Davis)” et la chronologie en annexe du même livre donne la bonne date, le 26. Une coquille qui me poursuit depuis mon premier livre sur Miles, Miles Davis, introduction à l’écoute du jazz moderne (Le Seuil, 1996) où j’avais par bonheur repéré la veille de l’envoi à l’imprimerie la même erreur à la première page du premier chapitre. Depuis, je ne lâche jamais un livre sans avoir fait une relecture pour les dates, ce que j’ai fait pour Miles de A à Z, en oubliant l’avant-propos et sa faute de frappe. En 1996, ce n’est probablement pas une faute de frappe qui m’avait fait écrire le 25, car cette date est très répandue… Allez voir sur le net. Elle remonterait à Leonard Feather comme le confirme mon exemplaire de 1960 de The encyclopedia of Jazz. Finalement, tout ceci n’est pas très grave. Aucun biographe n’ayant enquêté sur son heure de naissance, on peut imaginer qu’il soit né dans la nuit du 25 au 26.


D’un prince à l’autre…

Frédéric Goaty me signale une coquille qui m’ennuie plus : à la notice, Mode, élégance, je cite de mémoire la comparaison que fit Francis Marmande : « entre le Prince de Hombourg et Achille Zavatta ». Or, m’apprend Fred, il ne s’agissait pas du Prince de Hombourg, mais de Lorenzaccio. Je dois probablement cet amalgame à Gérard Philippe qui interpréta les deux rôles et dont je revois la grâce sportive saisie par les photographes de plateau du Palais de Chaillot dans les programmes du TNP qui s’accumulaient chez mes parents à l’époque. Si la boutade de Marmande me réjouit au point d’avoir voulu la rapporter dans mon livre, c’est que j’y avais lu mentalement : « entre Gérard Philippe et Achille Zavatta. » Et surtout, fort peu idôlatre, je ne pouvais pas manquer le rapprochement des accoutrements de Miles avec la figure de Zavatta. Du coup, la semaine dernière, dans le TGV qui me conduisait à Jazz aux écluses, je lus la pièce de Musset. Le hasard voulut que, au cours du même voyage aller vers Rennes, je tombe sur le plaidoyer de Marmande pour la corrida dans le numéro du Mondedu 21 septembre, comme je l’ai déjà raconté dans un précédent blog. La corrida ?! Je n’ai jamais bien compris cette passion du monde du jazz français pour la corrida, de Frank Tenot à Alex Dutilh en passant par Michel Portal. Une question de terroir probablement. Peut-être un petit côté “chasse, pêche et traditions” dont Marmande se défend. C’est bien le seul argument que je puisse entendre et qui me retiennent encore de signer avec les protestataires.


Vaches, lapins, cochons…

Marmande s’interroge sur le nouveau regard porté par notre époque sur les animaux et fait état de son enfance à la campagne. Vivant avec une compagne qui parle couramment le chat et le chien, et baragouine le lapin et autres mots d’oiseaux, en un monde où la nourriture carnée paraît condamnée à plus ou moins longue échéance si l’on veut nourrir l’Humanité, moi aussi je m’interroge. Interdira-t-on un jour l’usage de la tapette à mouches, voire du sécateur ? N’ayant pas trouvé une édition du Prince de Hombourg pour mon retour sur Paris, je consacrai ces deux nouvelles heures de train à écrire sur mes souvenirs de vacances à la ferme. Ça change du jazz. Ma plume est pauvre, raide, lente et laborieuse. Un peu d’assouplissement hors sujet ne peut lui faire de mal. J’évoquai la brune des Alpes (Marmande préfère la blonde d’Aquitaine), la veuve du canard, le barbarie violeur d’oies, le jars qui était une oie femelle, le vol du colvert sans tête, l’égorgement du poulet, la peur du sang et la honte de la chemise à trou, Lina dans les cassis sous l’œil du mulet, l’achèvement du troglodyte mignon abandonné plus mort que vif par la gentille chatte après un joyeuse partie de “pelote basque”, l’Ane culotte et le domaine de Cyprien, le coup du lapin sur une petite route de campagne, la nuit du blaireau et le jour du cochon. « Rituel fantastique » dit Marmande du jour du cochon. J’ai vécu ce rituel à pleines mains, du sang rouge cinglant la bassine comme une cymbale à la blancheur maternelle du gras sous la couenne que Cheminot ouvrait comme une fermeture éclair, le meurtre accompli. Meurtre terrible. Le cri du cochon est quasi humain. Mais Cheminot l’exécutait d’une main sûre. On ne jouait pas avec le cochon. On joue avec le taureau et ça dure… Comme dans ces scènes de cours d’immeubles ou de récréation où le souffre-douleur est houspillé, “travaillé” pour l’affrontement final avec le chef. Ceux qui savaient se défendre avec bravoure et force “coups de corne”, payaient le prix de leur intégration éventuelle au groupe, bientôt invités à s’acharner sur une prochaine victime. Les plus dignes la refusait et restaient parias, tout comme les plus faibles, définitivement blessés. Jeux du cirque, la cambrure du torero en plus, Achille Zavatta plutôt que Lorenzaccio. Je dois avouer que les seules corridas auxquelles j’ai assisté autrement qu’à l’écran, furent les parodies qu’en faisaient les clowns de mon enfance.


Et le jazz…

Et le jazz dans tout ça ? Marmande nous le compare aux arènes qui sont à ses yeux « un lieu d’exaltation, de socialité, de générosité, de croisement des classes sociales, des âges, un lieu de retrouvailles que je ne retrouve plus, c’est peu de le dire, au théâtre, à l’opéra, ni même dans les clubs de jazz. Je sais qu’elle répond désormais aux lois du spectacle et de la marchandise. »

Le Monde et ses deux spécialistes du jazz. Sylvain Siclier nous avait déjà fait comprendre qu’il préférait de loin Patrick Bruel et Mylène Farmer. Et voilà que Francis Marmande s’ennuie dans les clubs de jazz. Quand on s’ennuie, on s’en va. On ne dégoûte pas les autres. Je n’ai pas compris quel était le sujet de ce « elle répond » [coquille de secrétariat ou de transfert sur le site du Monde où je retrouve cette citation], mais si ce sont les clubs de jazz qui « répondent désormais aux lois du spectacle et de la marchandise » (plus que le Grand Terrace de Chicago, le Savoy Ballroom de Harlem et les Three Deuces de la 52ème rue) que dire des grands festivals qui sont les vitrines privilégiées du Monde sur la scène du jazz. Dans un blog précédent, j’interrogeais : « Qui ? Quoi ? Où ? Co
mment ? » Quels clubs ? Qu’appellent-on un club ? Sachant que, dans l’imaginaire du grand public, condamner globalement les clubs, c’est condamner aussi la totalité de ces petits lieux qui, à l’écart de la rue des Lombards, font que le jazz ne répond pas exclusivement « aux lois du spectacle et de la marchandise. »

 

Nuages

J’ai dédié mon Miles de A à Z à mon ami Jean-Pierre Lion, qui scrutait admirablement l’histoire du jazz, et au jazz vivant… parce qu’il est vivant, même si son nom aujourd’hui nous donne bien de l’embarras (c’était déjà vrai en 1917). Et je quitterai Marmande en paraphrasant sa déclaration d’amour à la corrida : « On ne m’a souvent demandé pourquoi j’aimais le jazz, jamais on ne me demande pourquoi j’aime les nuages. » Tout le monde aime les nuages, mais le jazz qui l’aimerait alors que les médias tendent à le cacher toujours un peu plus. Hier, il n’y avait pas moins de trois concerts qui m’attiraient dans les clubs… j’appelle ainsi ces lieux qui ont en commun avec le Café Society et le Famous Door, la proximité du geste musical. Soit au Duc des Lombards le quintette de Sophie Alour, à la péniche L’Improviste le duo de Matthew Bourne et Laurent Dehors, au Triton des Lilas le trio de Kris Davis, Sylvaine Hélary et Edward Perraud. J’ai opté pour cette dernière solution.


Un Concert

 

Le Triton, Les Lilas (93), le 28 septembre 2012.

Sylvaine Hélary (piccolo, flûte en do, flûte en sol, flûte basse), Kris Davis (piano), Edward Perraud (batterie).

 

Voici plusieurs années que je lis le nom de Kris Davis fugitivement mais périodiquement inscrit à aux pages agenda de Jazzmag, que j’entends son piano sur le catalogue Fresh Sound New Talent ou Clean Feed, que ce piano et ses choix de pratiques et de partenaires m’interpellent : Jeff Davis, Tony Malaby, Eivind Opsvik, Tom Rainey, Mat Maneri, le trio avec Ingrid Laubrock et Tyshawn Sorey que j’ai manqué à la Dynamo, aujourd’hui Edward Perraud et Sylvaine Hélary. Sylvaine Hélary justement que je ne connais qu’à travers un intriguant disque en trio avec Antonin Rayon, Emmanuel Scarpa et…  Virginia Wolf. Quant à Edward Perraud, je commence à le connaître et déjà son seul nom fait usage de clefs des songes.

J’évoquais plus haut l’embarras du mot jazz. Certains voudraient s’en débarrasser, d’autres en écarter ce que s’apprêtent à nous faire entendre ces trois-là. Le mot jazz, j’y tiens. Le jour où il n’existera plus, ceux qui l’ont dénigré pourront toujours pleurer de ne plus trouver de rubrique ou de festivals pour les accueillir. Et pourtant moi, le jazz critic, je fais quoi face à la musique de ce trio ? Le monde est imparfait. Le secret d’une chronique de jazz : partir du batteur « discret mais efficace », puis décliner en jouant sur les synonymes, en glissant sur les paramètres, en filant les métaphores. Nommer en plus quelques standards, repérer les grilles cachées, identifier le blues, établir des filiations… 

 

Mais là !? Sur quoi jouent-ils ? De quoi partent-ils ? Je ne le sais pas. Néanmoins, ils n’ont pas joué trois notes qu’ils m’ont embarqué, saisi dans la trame de « leur son », avec d’abord quelque chose qui m’intrigue, qui donne envie de me lever et d’aller voir dans le piano. Piano préparé ? D’où vient cette impression de micro-tonalité ? De la façon qu’a Kris Davis de creuser l’harmonie sur le piano (on pense tout à la fois à Paul Bley et à Ligeti), d’en éveiller les harmoniques et de jouer sur les enharmonies ? De la manière dont la flûte ou les cymbales (frappées, grincées, caressées d’un archet) se frottent au piano ?

 

Ce qui est impressionnant, c’est ce sentiment de liberté individuelle de chacun dans un contexte de permanente interaction et de jeu collectif aboutissant moins à l’éclatement qu’à une formidable cohésion. « Comment avez-vous préparé ce concert ? », demandai-je à Edward Perraud à l’entracte. « On s’est vu une demie heure dans l’après-midi. » Au moins deux partitions se font jour au cours du concert, l’une comme l’aboutissement d’un long parcours totalement improvisé dont, avec ses tuttis, ses homophonies, ses contrepoints et l’irruption d’un semblant de cycle et d’attendu, elle constitue comme la résolution. Le reste du temps, je soupçonne un réservoir d’intervalles et de figures rythmiques pas nécessairement mises en commun, mais dont chacun s’est au moins fait un petit nécessaire avant le concert afin de prendre l’initiative sans hésiter et de pouvoir rallier les deux autres comparses. Sans hésite. Pas à un moment cette musique n’hésite. Nous non plus.

 

La pianiste est impressionnante dans la précision de son geste, la logique de son cheminement qui progresse sans heurt, comme on dévide une bobine, mais non sans surprise pour l’auditeur. Et l’on s’imagine parfois chez Bartok, celui d’En plein air, ou l’on croit reconnaître soudain un Cecil Taylor affranchi de son cliché fondateur, puis – mais alors très fugitivement, comme si ça lui avait échappé – le Corea des “Piano Improvisations”. Si Sylvaine Hélary joue plus sur le timbre, avec un contrôle époustouflant des différentes flûtes qui se succèdent sous ses lèvres et une belle palette empruntée à ses confrères de la musique contemporaine, on n’en est pas moins admiratif de ce vocabulaire mélodique qui lui permet de naviguer dans ce tout chromatique sans pulsation avec le naturel d’un bopper, la nécessité du remplissage en moins. Et Edward Perraud nous scotche par sa capacité à entrer dans ces constructions instantanées par une solidarité harmo-mélodique au-delà d’un simple jeu de percussionniste sur la répartition rythmique, l’intensité des volumes et les couleurs timbrales. Et un humour vrai, qui n’est ni parodie, ni sarcasme, mais simple sourire et tendresse sur la vie en train de se faire Alors certes, on n’est plus dans le jazz, Sylvaine Hélary étant celle qui s’y sent sûrement le moins chez elle, dans la mesure où Kris Davis, elle, est passée par New York, la génération “Fresh Sound New Talent” et l’enseignement de Jim McNeely (en marge d’études en composition classique et d’études pianistiques avec Benoît Delbecq). Mais il y a là un élan dans la prise d’initiative qui est de notre domaine et qu’il nous appartient de défendre. 


Franck Bergerot