Talos Festival, Ruvo di Puglia, Italie, 13/09.
Talos Festival, Ruvo di Puglia, Italie, 13/09.
Pour se rendre à l’aéroport de Bari — le plus proche de Ruvo di Puglia, le fief de Pino Minafra, trompettiste, chef d’orchestre, initiateur du Talos festival… — il faut décoller de Beauvais avec une compagnie low cost qui propose un vol par jour. On arrive ainsi à Ruvo en milieu d’après-midi, au moment où le restaurateur censé accueillir le pauvre journaliste français affamé est justement en train de fermer boutique, comme tout commerçant méditerranéen qui se respecte à l’heure de la sieste.
On retourne donc à l’hôtel le ventre quasi vide et l’on somnole en attendant l’heure du dîner. Et là, on est accueilli par la personne à qui je souhaite dédier cet article — et dont j’incite vivement tout touriste de passage dans les Pouilles à fréquenter le restaurant.
Patronne d’U Sfizje (« le petit plaisir » en dialecte local), Mme Cosenza Antonietta vous régalera de viandes succulentes (son époux tient la boucherie en face !), d’amuse-gueules inédits au pesto à la roquette (et non au basilic) évidemment faits maison, de petites meringues aux amandes de son cru… bref vous fera passer de la grisaille et de la pluie parisienne du matin à l’hospitalité et au goût des plaisirs simples du Mezzogiorno (le sud de l’Italie) sans lesquels un festival du coin ne serait rien, ou presque.
La soirée musicale, sur la Piazzetta le Monache, est d’ailleurs placée par le présentateur sous le signe de la culture populaire : une expression qui reviendra souvent et qui, ici, sonne tout sauf faux. Langue de bois et autres propos de cul-tureux à col Mao (je grossis le trait à dessein) bannis et forfaits. Hier — après une semaine de pré-festival populaire et gratuit dans les environs — c’est le duo Gianluigi Trovesi (cl)/Gianni Coscia (acc) qui jouait sur la scène principale, mais je n’étais pas encore là. Un duo qu’on entend si peu en France, d’ailleurs, que c’en est une misère (heureusement, Vincent Peirani a depuis peu emmené Michel Portal dans cette direction esthétique jubilatoire avec quelque succès). Aujourd’hui ce sont Javier Girotto (ss, bs) et Luciano Biondini (acc) qui occupent la scène et c’est peu dire qu’ils l’occupent. Le souffleur argentin basé à Rome et l’accordéoniste natif d’Ombrie se connaissent bien et s’y connaissent en musiques populaires autant qu’en impro. De fait, le chant, la virtuosité, l’investissement du corps, l’inventivité ne font qu’un chez eux deux. Leur lyrisme prend sa source dans un goût de la mélodie et de la danse qui est le propre des musiques populaires et qui anima longtemps le jazz, et le souffle conjugué de la boîte à frissons et des anches de ces deux brothers of breath prolonge cette veine. Le slogan de cette vingtième édition du Talos Festival n’est-il pas « la melodia, la ricerca, la follia » : la mélodie, la recherche, la folie?…
Le MinAfric Orchestra qui succède au duo se veut à la fois une expression de cette sensibilité méditerranéenne ouverte et une synthèse du travail de Pino Minafra en grande formation depuis quelques lustres, voire décennies. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’on y rencontre des souffleurs vétérans tels que Carlo Actis Dato (ts), Roberto Ottaviano (ss, as), Sebi Tramontana (tb), Beppe Caruso (tb)… mais aussi des membres de la jeune génération parmi lesquels Livio Minafra, fils du trompettiste, claviériste, accordéoniste et co-leader de l’ensemble, Gaetano Patripilo (as), Giorgio Vendola (b), Fabio Accardi (dm, perc). L’approche festive du grand ensemble et le mélange d’influences méditerranéennes, populaires et proprement jazz des Minafra et de leurs comparses — car Livio, comme Ottaviano ou Nicola Pisani (bs) composent et arrangent aussi — n’a rien d’une histoire de soixante-huitards vieillissants, même si ailleurs en Europe elle semble avoir perdu de son crédit. De fait le public de tous âges se régale et vibre sur la Piazzetta le Monache, dont le nom de moines (monache, en italien) sonne fichtrement rabelaisien. C’est que faire œuvre créative tout en réussissant à plaire au public (et ce sans tomber dans la vulgarité ou le foutage de gueule) n’est pas chose facile : à la fois simple comme « buon giorno » et compliqué. Car garder la lisibilité dans le rythme sans renier la sophistication, produire une sonorité d’ensemble épaisse qui mette aussi en valeur l’identité des participants, lâcher les solistes sans tomber dans le défilé de chorus… tout cela implique une mise en œuvre et un sens de la relation à l’autre qui manque souvent cruellement à certains pondeurs de « projets ». Chez Pino Minafra il y a l’énergie inépuisable, exubérante — sans peur de l’excès ni de la « folie » —, le goût du spectacle, la générosité d’un Cab Calloway moderne et méridional, passionné par ce qu’il fait et par ceux qu’il rassemble sur scène et dans la salle. Et quand quatre chanteuses en tenues de vestales immaculées (le groupe vocal Faraualla, archi-connu ici) viennent se joindre à l’ensemble pour entonner avec lui une sorte de cantus firmus de toute beauté qui se mue progressivement en danse sauvage, puis accompagnent la formation instrumentale sur trois autres thèmes, on se dit que ce concert n’aurait pas déparé au pied du fameux Castel del Monte, superbe forteresse médiévale bâtie par Frédéric II de Hohenstaufen à quelques dizaines de kilomètres de Ruvo di Puglia à une époque où les influences souabes, maures, grecques ou normandes traversaient les Pouilles et faisaient de cette région ce qu’elle est encore aujourd’hui : un creuset de cultures et de créativité non formaté. « Free », en d’autres termes.
Thierry Quénum
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Talos Festival, Ruvo di Puglia, Italie, 13/09.
Pour se rendre à l’aéroport de Bari — le plus proche de Ruvo di Puglia, le fief de Pino Minafra, trompettiste, chef d’orchestre, initiateur du Talos festival… — il faut décoller de Beauvais avec une compagnie low cost qui propose un vol par jour. On arrive ainsi à Ruvo en milieu d’après-midi, au moment où le restaurateur censé accueillir le pauvre journaliste français affamé est justement en train de fermer boutique, comme tout commerçant méditerranéen qui se respecte à l’heure de la sieste.
On retourne donc à l’hôtel le ventre quasi vide et l’on somnole en attendant l’heure du dîner. Et là, on est accueilli par la personne à qui je souhaite dédier cet article — et dont j’incite vivement tout touriste de passage dans les Pouilles à fréquenter le restaurant.
Patronne d’U Sfizje (« le petit plaisir » en dialecte local), Mme Cosenza Antonietta vous régalera de viandes succulentes (son époux tient la boucherie en face !), d’amuse-gueules inédits au pesto à la roquette (et non au basilic) évidemment faits maison, de petites meringues aux amandes de son cru… bref vous fera passer de la grisaille et de la pluie parisienne du matin à l’hospitalité et au goût des plaisirs simples du Mezzogiorno (le sud de l’Italie) sans lesquels un festival du coin ne serait rien, ou presque.
La soirée musicale, sur la Piazzetta le Monache, est d’ailleurs placée par le présentateur sous le signe de la culture populaire : une expression qui reviendra souvent et qui, ici, sonne tout sauf faux. Langue de bois et autres propos de cul-tureux à col Mao (je grossis le trait à dessein) bannis et forfaits. Hier — après une semaine de pré-festival populaire et gratuit dans les environs — c’est le duo Gianluigi Trovesi (cl)/Gianni Coscia (acc) qui jouait sur la scène principale, mais je n’étais pas encore là. Un duo qu’on entend si peu en France, d’ailleurs, que c’en est une misère (heureusement, Vincent Peirani a depuis peu emmené Michel Portal dans cette direction esthétique jubilatoire avec quelque succès). Aujourd’hui ce sont Javier Girotto (ss, bs) et Luciano Biondini (acc) qui occupent la scène et c’est peu dire qu’ils l’occupent. Le souffleur argentin basé à Rome et l’accordéoniste natif d’Ombrie se connaissent bien et s’y connaissent en musiques populaires autant qu’en impro. De fait, le chant, la virtuosité, l’investissement du corps, l’inventivité ne font qu’un chez eux deux. Leur lyrisme prend sa source dans un goût de la mélodie et de la danse qui est le propre des musiques populaires et qui anima longtemps le jazz, et le souffle conjugué de la boîte à frissons et des anches de ces deux brothers of breath prolonge cette veine. Le slogan de cette vingtième édition du Talos Festival n’est-il pas « la melodia, la ricerca, la follia » : la mélodie, la recherche, la folie?…
Le MinAfric Orchestra qui succède au duo se veut à la fois une expression de cette sensibilité méditerranéenne ouverte et une synthèse du travail de Pino Minafra en grande formation depuis quelques lustres, voire décennies. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’on y rencontre des souffleurs vétérans tels que Carlo Actis Dato (ts), Roberto Ottaviano (ss, as), Sebi Tramontana (tb), Beppe Caruso (tb)… mais aussi des membres de la jeune génération parmi lesquels Livio Minafra, fils du trompettiste, claviériste, accordéoniste et co-leader de l’ensemble, Gaetano Patripilo (as), Giorgio Vendola (b), Fabio Accardi (dm, perc). L’approche festive du grand ensemble et le mélange d’influences méditerranéennes, populaires et proprement jazz des Minafra et de leurs comparses — car Livio, comme Ottaviano ou Nicola Pisani (bs) composent et arrangent aussi — n’a rien d’une histoire de soixante-huitards vieillissants, même si ailleurs en Europe elle semble avoir perdu de son crédit. De fait le public de tous âges se régale et vibre sur la Piazzetta le Monache, dont le nom de moines (monache, en italien) sonne fichtrement rabelaisien. C’est que faire œuvre créative tout en réussissant à plaire au public (et ce sans tomber dans la vulgarité ou le foutage de gueule) n’est pas chose facile : à la fois simple comme « buon giorno » et compliqué. Car garder la lisibilité dans le rythme sans renier la sophistication, produire une sonorité d’ensemble épaisse qui mette aussi en valeur l’identité des participants, lâcher les solistes sans tomber dans le défilé de chorus… tout cela implique une mise en œuvre et un sens de la relation à l’autre qui manque souvent cruellement à certains pondeurs de « projets ». Chez Pino Minafra il y a l’énergie inépuisable, exubérante — sans peur de l’excès ni de la « folie » —, le goût du spectacle, la générosité d’un Cab Calloway moderne et méridional, passionné par ce qu’il fait et par ceux qu’il rassemble sur scène et dans la salle. Et quand quatre chanteuses en tenues de vestales immaculées (le groupe vocal Faraualla, archi-connu ici) viennent se joindre à l’ensemble pour entonner avec lui une sorte de cantus firmus de toute beauté qui se mue progressivement en danse sauvage, puis accompagnent la formation instrumentale sur trois autres thèmes, on se dit que ce concert n’aurait pas déparé au pied du fameux Castel del Monte, superbe forteresse médiévale bâtie par Frédéric II de Hohenstaufen à quelques dizaines de kilomètres de Ruvo di Puglia à une époque où les influences souabes, maures, grecques ou normandes traversaient les Pouilles et faisaient de cette région ce qu’elle est encore aujourd’hui : un creuset de cultures et de créativité non formaté. « Free », en d’autres termes.
Thierry Quénum
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Talos Festival, Ruvo di Puglia, Italie, 13/09.
Pour se rendre à l’aéroport de Bari — le plus proche de Ruvo di Puglia, le fief de Pino Minafra, trompettiste, chef d’orchestre, initiateur du Talos festival… — il faut décoller de Beauvais avec une compagnie low cost qui propose un vol par jour. On arrive ainsi à Ruvo en milieu d’après-midi, au moment où le restaurateur censé accueillir le pauvre journaliste français affamé est justement en train de fermer boutique, comme tout commerçant méditerranéen qui se respecte à l’heure de la sieste.
On retourne donc à l’hôtel le ventre quasi vide et l’on somnole en attendant l’heure du dîner. Et là, on est accueilli par la personne à qui je souhaite dédier cet article — et dont j’incite vivement tout touriste de passage dans les Pouilles à fréquenter le restaurant.
Patronne d’U Sfizje (« le petit plaisir » en dialecte local), Mme Cosenza Antonietta vous régalera de viandes succulentes (son époux tient la boucherie en face !), d’amuse-gueules inédits au pesto à la roquette (et non au basilic) évidemment faits maison, de petites meringues aux amandes de son cru… bref vous fera passer de la grisaille et de la pluie parisienne du matin à l’hospitalité et au goût des plaisirs simples du Mezzogiorno (le sud de l’Italie) sans lesquels un festival du coin ne serait rien, ou presque.
La soirée musicale, sur la Piazzetta le Monache, est d’ailleurs placée par le présentateur sous le signe de la culture populaire : une expression qui reviendra souvent et qui, ici, sonne tout sauf faux. Langue de bois et autres propos de cul-tureux à col Mao (je grossis le trait à dessein) bannis et forfaits. Hier — après une semaine de pré-festival populaire et gratuit dans les environs — c’est le duo Gianluigi Trovesi (cl)/Gianni Coscia (acc) qui jouait sur la scène principale, mais je n’étais pas encore là. Un duo qu’on entend si peu en France, d’ailleurs, que c’en est une misère (heureusement, Vincent Peirani a depuis peu emmené Michel Portal dans cette direction esthétique jubilatoire avec quelque succès). Aujourd’hui ce sont Javier Girotto (ss, bs) et Luciano Biondini (acc) qui occupent la scène et c’est peu dire qu’ils l’occupent. Le souffleur argentin basé à Rome et l’accordéoniste natif d’Ombrie se connaissent bien et s’y connaissent en musiques populaires autant qu’en impro. De fait, le chant, la virtuosité, l’investissement du corps, l’inventivité ne font qu’un chez eux deux. Leur lyrisme prend sa source dans un goût de la mélodie et de la danse qui est le propre des musiques populaires et qui anima longtemps le jazz, et le souffle conjugué de la boîte à frissons et des anches de ces deux brothers of breath prolonge cette veine. Le slogan de cette vingtième édition du Talos Festival n’est-il pas « la melodia, la ricerca, la follia » : la mélodie, la recherche, la folie?…
Le MinAfric Orchestra qui succède au duo se veut à la fois une expression de cette sensibilité méditerranéenne ouverte et une synthèse du travail de Pino Minafra en grande formation depuis quelques lustres, voire décennies. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’on y rencontre des souffleurs vétérans tels que Carlo Actis Dato (ts), Roberto Ottaviano (ss, as), Sebi Tramontana (tb), Beppe Caruso (tb)… mais aussi des membres de la jeune génération parmi lesquels Livio Minafra, fils du trompettiste, claviériste, accordéoniste et co-leader de l’ensemble, Gaetano Patripilo (as), Giorgio Vendola (b), Fabio Accardi (dm, perc). L’approche festive du grand ensemble et le mélange d’influences méditerranéennes, populaires et proprement jazz des Minafra et de leurs comparses — car Livio, comme Ottaviano ou Nicola Pisani (bs) composent et arrangent aussi — n’a rien d’une histoire de soixante-huitards vieillissants, même si ailleurs en Europe elle semble avoir perdu de son crédit. De fait le public de tous âges se régale et vibre sur la Piazzetta le Monache, dont le nom de moines (monache, en italien) sonne fichtrement rabelaisien. C’est que faire œuvre créative tout en réussissant à plaire au public (et ce sans tomber dans la vulgarité ou le foutage de gueule) n’est pas chose facile : à la fois simple comme « buon giorno » et compliqué. Car garder la lisibilité dans le rythme sans renier la sophistication, produire une sonorité d’ensemble épaisse qui mette aussi en valeur l’identité des participants, lâcher les solistes sans tomber dans le défilé de chorus… tout cela implique une mise en œuvre et un sens de la relation à l’autre qui manque souvent cruellement à certains pondeurs de « projets ». Chez Pino Minafra il y a l’énergie inépuisable, exubérante — sans peur de l’excès ni de la « folie » —, le goût du spectacle, la générosité d’un Cab Calloway moderne et méridional, passionné par ce qu’il fait et par ceux qu’il rassemble sur scène et dans la salle. Et quand quatre chanteuses en tenues de vestales immaculées (le groupe vocal Faraualla, archi-connu ici) viennent se joindre à l’ensemble pour entonner avec lui une sorte de cantus firmus de toute beauté qui se mue progressivement en danse sauvage, puis accompagnent la formation instrumentale sur trois autres thèmes, on se dit que ce concert n’aurait pas déparé au pied du fameux Castel del Monte, superbe forteresse médiévale bâtie par Frédéric II de Hohenstaufen à quelques dizaines de kilomètres de Ruvo di Puglia à une époque où les influences souabes, maures, grecques ou normandes traversaient les Pouilles et faisaient de cette région ce qu’elle est encore aujourd’hui : un creuset de cultures et de créativité non formaté. « Free », en d’autres termes.
Thierry Quénum
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Talos Festival, Ruvo di Puglia, Italie, 13/09.
Pour se rendre à l’aéroport de Bari — le plus proche de Ruvo di Puglia, le fief de Pino Minafra, trompettiste, chef d’orchestre, initiateur du Talos festival… — il faut décoller de Beauvais avec une compagnie low cost qui propose un vol par jour. On arrive ainsi à Ruvo en milieu d’après-midi, au moment où le restaurateur censé accueillir le pauvre journaliste français affamé est justement en train de fermer boutique, comme tout commerçant méditerranéen qui se respecte à l’heure de la sieste.
On retourne donc à l’hôtel le ventre quasi vide et l’on somnole en attendant l’heure du dîner. Et là, on est accueilli par la personne à qui je souhaite dédier cet article — et dont j’incite vivement tout touriste de passage dans les Pouilles à fréquenter le restaurant.
Patronne d’U Sfizje (« le petit plaisir » en dialecte local), Mme Cosenza Antonietta vous régalera de viandes succulentes (son époux tient la boucherie en face !), d’amuse-gueules inédits au pesto à la roquette (et non au basilic) évidemment faits maison, de petites meringues aux amandes de son cru… bref vous fera passer de la grisaille et de la pluie parisienne du matin à l’hospitalité et au goût des plaisirs simples du Mezzogiorno (le sud de l’Italie) sans lesquels un festival du coin ne serait rien, ou presque.
La soirée musicale, sur la Piazzetta le Monache, est d’ailleurs placée par le présentateur sous le signe de la culture populaire : une expression qui reviendra souvent et qui, ici, sonne tout sauf faux. Langue de bois et autres propos de cul-tureux à col Mao (je grossis le trait à dessein) bannis et forfaits. Hier — après une semaine de pré-festival populaire et gratuit dans les environs — c’est le duo Gianluigi Trovesi (cl)/Gianni Coscia (acc) qui jouait sur la scène principale, mais je n’étais pas encore là. Un duo qu’on entend si peu en France, d’ailleurs, que c’en est une misère (heureusement, Vincent Peirani a depuis peu emmené Michel Portal dans cette direction esthétique jubilatoire avec quelque succès). Aujourd’hui ce sont Javier Girotto (ss, bs) et Luciano Biondini (acc) qui occupent la scène et c’est peu dire qu’ils l’occupent. Le souffleur argentin basé à Rome et l’accordéoniste natif d’Ombrie se connaissent bien et s’y connaissent en musiques populaires autant qu’en impro. De fait, le chant, la virtuosité, l’investissement du corps, l’inventivité ne font qu’un chez eux deux. Leur lyrisme prend sa source dans un goût de la mélodie et de la danse qui est le propre des musiques populaires et qui anima longtemps le jazz, et le souffle conjugué de la boîte à frissons et des anches de ces deux brothers of breath prolonge cette veine. Le slogan de cette vingtième édition du Talos Festival n’est-il pas « la melodia, la ricerca, la follia » : la mélodie, la recherche, la folie?…
Le MinAfric Orchestra qui succède au duo se veut à la fois une expression de cette sensibilité méditerranéenne ouverte et une synthèse du travail de Pino Minafra en grande formation depuis quelques lustres, voire décennies. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’on y rencontre des souffleurs vétérans tels que Carlo Actis Dato (ts), Roberto Ottaviano (ss, as), Sebi Tramontana (tb), Beppe Caruso (tb)… mais aussi des membres de la jeune génération parmi lesquels Livio Minafra, fils du trompettiste, claviériste, accordéoniste et co-leader de l’ensemble, Gaetano Patripilo (as), Giorgio Vendola (b), Fabio Accardi (dm, perc). L’approche festive du grand ensemble et le mélange d’influences méditerranéennes, populaires et proprement jazz des Minafra et de leurs comparses — car Livio, comme Ottaviano ou Nicola Pisani (bs) composent et arrangent aussi — n’a rien d’une histoire de soixante-huitards vieillissants, même si ailleurs en Europe elle semble avoir perdu de son crédit. De fait le public de tous âges se régale et vibre sur la Piazzetta le Monache, dont le nom de moines (monache, en italien) sonne fichtrement rabelaisien. C’est que faire œuvre créative tout en réussissant à plaire au public (et ce sans tomber dans la vulgarité ou le foutage de gueule) n’est pas chose facile : à la fois simple comme « buon giorno » et compliqué. Car garder la lisibilité dans le rythme sans renier la sophistication, produire une sonorité d’ensemble épaisse qui mette aussi en valeur l’identité des participants, lâcher les solistes sans tomber dans le défilé de chorus… tout cela implique une mise en œuvre et un sens de la relation à l’autre qui manque souvent cruellement à certains pondeurs de « projets ». Chez Pino Minafra il y a l’énergie inépuisable, exubérante — sans peur de l’excès ni de la « folie » —, le goût du spectacle, la générosité d’un Cab Calloway moderne et méridional, passionné par ce qu’il fait et par ceux qu’il rassemble sur scène et dans la salle. Et quand quatre chanteuses en tenues de vestales immaculées (le groupe vocal Faraualla, archi-connu ici) viennent se joindre à l’ensemble pour entonner avec lui une sorte de cantus firmus de toute beauté qui se mue progressivement en danse sauvage, puis accompagnent la formation instrumentale sur trois autres thèmes, on se dit que ce concert n’aurait pas déparé au pied du fameux Castel del Monte, superbe forteresse médiévale bâtie par Frédéric II de Hohenstaufen à quelques dizaines de kilomètres de Ruvo di Puglia à une époque où les influences souabes, maures, grecques ou normandes traversaient les Pouilles et faisaient de cette région ce qu’elle est encore aujourd’hui : un creuset de cultures et de créativité non formaté. « Free », en d’autres termes.
Thierry Quénum